La Vie secrète de Catherine Labouré/Prologue

La bibliothèque libre.
Éditions Spes (p. 7-28).

PROLOGUE

Aux derniers jours de l’année 1841, un jeune banquier juif de Strasbourg partait pour un de ces voyages en Orient dont la mode sévissait alors chez les raffinés. Il était le plus jeune fils de M. Ratisbonne, directeur de la banque de ce nom, mort depuis plusieurs années déjà. Comme on venait d’annoncer à Strasbourg ses fiançailles avec une ravissante jeune fille de seize ans, âge qui devait forcément retarder le futur mariage, il est permis de croire que ce voyage en Orient fut destiné à meubler, pour le fiancé, la période d’attente.

Alphonse-Tobie Ratisbonne était un esprit froid, profond et sceptique. Il avait abandonné les pratiques religieuses du judaïsme, mais conservait le chauvinisme ardent de sa race et montrait surtout une avidité douloureuse des secrets de la Destinée humaine. Aussi les personnes appartenant aux autres confessions exploitaient-elles cette curiosité en cherchant à la satisfaire selon leurs propres croyances. Tels étaient les protestants nombreux à Strasbourg. « S’il me prenait fantaisie de changer de religion, avait-il coutume de dire, ce serait le protestantisme que j’embrasserais, tellement le catholicisme me paraît absurde ! Absurde au point que je ne crois pas que deux prêtres de cette religion puissent se regarder sans rire. »

Mais il part, dans l’état d’esprit d’un jeune homme de vingt-neuf ans qui va découvrir les merveilles levantines. Voici l’itinéraire Strasbourg, Naples, Malte, la Grèce, Constantinople.

À Naples, où il a des amis, assez longue pause. On l’y tourmente pour qu’il visite Rome. Mais non ; il n’ira pas. Aucune curiosité pour la Ville de la Chrétienté. Au fond, animosité secrète. Son frère aîné a renié le judaïsme, est entré dans les ordres ; actuellement, il est vicaire à la Cathédrale de Strasbourg. Alphonse a rompu avec lui. Tout ce qui lui rappelle l’Église catholique le repousse. Il n’ira pas à Rome.

Et le jour venu, il va prendre son billet d’embarquement pour Malte. En chemin, voici le bureau des diligences pour Rome. « Une main invisible m’a poussé », dira-t-il plus tard. Il entre, il retient une place pour le plus prochain départ…

Visite de Rome. Sensations les plus contradictoires. Un après-midi, dans l’église de l’Ara Cœli, adossée au Capitole, il éprouve une émotion inexplicable et si vive qu’il chancelle et que son valet de pied doit le conduire au grand air du dehors pour le ranimer. Ensuite, il traverse le ghetto, et la vue de ses malheureux coreligionnaires opprimés dans les bas quartiers le transporte de rage. « J’aime mieux être du côté des persécutés que des persécuteurs », écrit-il à sa sœur en rentrant.

Quinze jours se passent. Une corvée lui reste à accomplir. Une visite qu’il a toujours différée à un certain baron de Bussières, ami et allié de sa famille, protestant récemment converti au catholicisme : la veille du départ il ira, à l’improviste, ne le trouvera vraisemblablement pas, déposera sa carte. Mais sa finesse est déjouée, le néophyte se trouve chez lui, le reçoit, l’enveloppe, à la manière italienne qu’il a contractée depuis qu’il habite Rome, de mille amabilités, entame le sujet confessionnel au plus grand ennui d’Alphonse-Tobie, et pousse la familiarité — assez déplacée, juge l’Israélite, — jusqu’à lui faire présent d’une certaine médaille frappée à l’image de la Vierge. — « Mais je vous assure, Monsieur… » — « Si, Monsieur, prenez-la, il le faut. » Alphonse-Tobie finit par accepter le fait en plaisanterie, se laisse attacher la médaille au cou en pouffant de rire.

Mais le baron de Bussières ne s’arrête pas là et tendant un papier : « Voici, Monsieur, une prière que je vous demande de réciter une fois par jour. C’est le Memorare de saint Bernard. » — « Mais, Monsieur, dit l’Israélite, qui voit là une inconvenance, comment pouvez-vous… ? » — « Faites ce que je vous dis, copiez cette prière et rapportez-moi demain ce papier qui est un exemplaire unique. » Moitié riant, moitié furieux, mais voyant plutôt la scène sous un côté comique dont il tirera une page spirituelle dans ses Notes de voyages, Ratisbonne part emportant le papier.

Seconde visite le lendemain chez le baron de Bussières, afin de lui rapporter le papier et de lui faire ses adieux. — « Car je pars demain », dit-il à Bussières. « Non pas, cher ami, vous restez. » — « Par exemple ! j’ai ma place sur le vaisseau qui doit me mettre à Malte : » — « Vous ne partez pas. Il y a, lundi, l’Office pontifical de la Chaire de Saint-Pierre, à la Basilique. Il faut que vous voyiez le Pape officier. » — « Peu m’importe le Pape. Je dois partir. » — « Vous devez rester. »

Comment se fit-il ? Il demeura en effet. La chose est impossible à expliquer, mais il resta et il entendit tout l’Office à Saint-Pierre, de fort méchante humeur.

Tout est mystérieux ici. Et voici que, le temps que ce Juif flâne dans les musées, portant au cou, comme il eût porté un gris-gris, ce petit morceau d’or où se gravait l’image de la Vierge aux mains miséricordieuses, une autre figure bien émouvante de cette époque romantique surgit dans cette extraordinaire histoire.

C’est le temps où la diplomatie, les goûts intellectuels, la Renaissance catholique attirent à Rome l’aristocratie française. L’abbé de Ravignan, l’abbé Dupanloup se mêlent fréquemment à cette société où rayonne le propre père de ce jeune homme malade dont le roman d’amour, l’élégance, la grâce, la noblesse et la sainteté nous enchantent encore après cent ans, l’ami de Montalembert et du pieux abbé Gerbet, Albert de la Ferronnays, mort déjà depuis six années, alors.

Ce comte Auguste de la Ferronnays, ambassadeur à Rome, va nous apparaître comme un fantôme dans le drame spirituel d’Alphonse Ratisbonne, puis il disparaîtra pour toujours.

Il était présent à l’Office pontifical de la Chaire de Saint-Pierre, où la musique palestrinienne le charma. À demi céleste, déjà, il ne remarqua pas Ratisbonne. Mais son ami Bussières, le soir même, lui en parlait : « Ce jeune Juif est des plus intéressants. Il faut qu’il devienne chrétien. Vous devez prier pour lui, mon cher. » — « Certainement, je prierai pour lui », dit avec un divin sourire le vieux diplomate. Et la conversation continue sur Ratisbonne.

Et le lendemain — on était au mardi 18 janvier 1842 — dès la première heure il se rendait, selon sa coutume, à la messe dans sa paroisse, la petite église bien modeste de Sant Andrea delle Fratte. En rentrant, il disait à sa femme : « Ma chérie, j’ai, je crois, adressé à la Vierge ce matin plus de cent Memorare ! »

Il n’ajouta pas à quelle intention il avait ainsi prié. On a toujours pensé que ses supplications avaient concerné Alphonse Ratisbonne, duquel il avait montré la veille à Bussières une grande curiosité, paraît-il.

Le soir, à huit heures, on venait quérir le baron de Bussières. M. de la Ferronnays se mourait dans des vomissements de sang incoercibles.

Ils avaient pris soudainement. On l’avait couché. Encore chez lui un dernier geste passionné d’amour divin : il avait essayé de décrocher le crucifix qui pendait à son chevet et n’en étant pas capable, dans un effort ultime, il avait arraché le clou qui le fixait au mur et pu donner au Christ son dernier baiser. Bientôt, il n’était plus. Bussières trouva, en arrivant, ce vieil homme figé dans la Mort.

Le mercredi 19 janvier…

Les obsèques du marquis de la Ferronnays sont fixées au vendredi 21 janvier. Il est décidé que le corps sera transporté, dès le jeudi soir à six heures, dans l’église de Sant Andrea delle Fratte. Bussières, malgré son chagrin, sort avec Ratisbonne. Devant la Scala Santa, il se découvre et prononce à mi-voix : « Je te salue, escalier sacré. Et je connais un Juif qui, avant peu, te montera à genoux. » C’est une phrase qui agace singulièrement son compagnon. Il éclate d’un rire que Bussières qualifiera, plus tard, de diabolique. Ils se séparent. Bussières a hâte de retourner au cercueil de son ami. Il ne cesse son imploration en faveur de Ratisbonne.

Le jeudi 20…

Ratisbonne devait rejoindre Bussières, puisque, malgré l’ennui qu’il éprouvait en sa compagnie, ils ne se quittaient plus ! Mais Ratisbonne s’attarde au Café du Bon Goût sur la place d’Espagne où il a rencontré un camarade de Strasbourg, M. Edmond Hermann. Ils parlent des cancans de Paris, du recensement qui se faisait alors, de la politique française…

Bussières l’attend en vain, et se décide à prendre sa voiture pour l’aller chercher. Il le rencontre en chemin, le fait monter. « Je suis, dit-il, obligé de m’arrêter pour une courte démarche à l’église Sant Andrea. Faites-moi la grâce de m’y accompagner. Cela durera un instant et nous nous promènerons ensuite. » Ratisbonne sourit encore une fois et se laisse faire. Ils entrent dans la petite église et la trouvent encombrée de charpentes de bois et de draperies funèbres. « Que se passe-t-il donc ? demande Ratisbonne. » — « Ce sont, dit Bussières, ressaisi par son chagrin, les préparatifs des obsèques de mon pauvre ami La Ferronnays dont la mort me laisse si affligé. Le service doit avoir lieu ici demain matin. »

Et c’est tout. Il s’éloigne du côté de la sacristie pour gagner le cloître attenant à l’église où il doit voir un prêtre. Il se retourne encore :

« Ne vous impatientez pas. J’en ai pour cinq minutes… »

Ce qui me reste à raconter est en même temps si bref et si grand, nous passons ici à un plan qui dépasse tellement l’ordre humain que l’artifice des mots devient impuissant à en reproduire l’éclat. Il n’est que de saisir directement les faits et de suivre le récit même qu’en fit le jeune homme quelques instants plus tard.

Morne, indifférent au style de cette église sans beauté où il se trouve absolument seul, il longe-le bas-côté de droite, frôle la grille d’une chapelle latérale. Soudain, tout l’édifice s’évanouit à ses yeux ; il cesse de le voir ; rien ne subsiste, sinon, en face de lui, la chapelle symétrique du bas-côté gauche qui s’est brusquement illuminée d’une blancheur irradiante. Et au milieu se tient une femme admirable, grande, brillante, pleine de majesté et de douceur, pareille à la Vierge de la médaille qu’il porte au cou. Un irrésistible appel l’attire vers Elle. Une force telle qu’il n’en a jamais connue.

Comment, en un clin d’œil, est-il parvenu à ses pieds ? Nul ne l’a jamais su et lui le dernier, car la nef était encombrée de menuiseries, de draps mortuaires, de herses à cierges destinés au catafalque du lendemain. Aucun souvenir ne lui est demeuré de ce trajet impossible, accompli en un instant. Pourtant il est venu à Elle. Le voici devant l’ineffable présence. Elle bouge ; Elle s’incline ; Elle n’est pas figée comme une statue. Elle lui fait de la main signe de s’agenouiller et un autre signe exprimait, paraît-il, clairement cet ordre : « Ne résistez pas ! » Et comme il s’est prosterné dans une obédience totale de son être bouleversé, la main semble dire : « C’est bien ainsi. » Il est accablé. Il s’anéantit dans le respect, pose son front sur les dalles. Mais à chaque instant, crainte de perdre cette Beauté céleste, il relève la tête pour l’admirer encore. Hélas, chaque fois l’éclat est si insoutenable et la vénération qu’il ressent si poignante, surtout le sentiment du péché où il a vécu, dont il est encore tout imprégné est si terrifiant qu’il en est écrasé et n’ose lever les yeux vers cette Pureté. Il se permet seulement de contempler les mains bénies, et il y lit clairement — à ce qu’il a affirmé plus tard — l’expression du pardon et de la miséricorde.

De ce pardon, il se nourrit avidement, car le temps de ce tête-à-tête céleste, la difformité du péché (ce fut son expression) dont il a soudain conscience, lui inspire une honte et une horreur insupportables. Ses larmes coulent ; larmes de pudeur du pécheur devant Marie ; larmes du coupable qui se sent pardonné ; larmes d’une trop forte commotion humaine chez cet intellectuel qui, d’un seul coup — il l’a avoué sans préparation, sans catéchisme, sans discussions, sans arguties, par une claire vue miraculeuse, vient de connaître la magnificence de l’Église catholique.

Il pleure d’amour devant la Mère de Dieu. « J’ajouterai, dit-il encore, que mes larmes étaient accompagnées d’un sentiment de gratitude envers la Vierge Marie. Je pensais à mon frère (l’abbé Théodore Ratisbonne) avec une inexprimable joie. J’éprouvais une vive compassion à l’égard de ma famille plongée dans les ténèbres du Judaïsme et pour les hérétiques et pour les pécheurs… »

La Vierge n’a point parlé. Bientôt la lueur éclatante s’éteint. Marie a disparu, la chapelle latérale reprend son aspect sombre avec, au fond, un tableau enfumé qui représente l’Ange gardant le jeune Israélite dont Ratisbonne porte le nom, Tobie.

Pas une statue, pas une image de la Vierge dans cette chapelle.

Le jeune homme est là, effondré devant la grille, ses mains écrasant les larmes sur ses joues. Bussières qui est sorti de la sacristie le cherche où il l’a laissé. Personne. Il fait le tour de la petite église, découvre cette masse noire devant la chapelle de Tobie et de l’Ange, l’interpelle. voit se relever vers lui un visage baigné de pleurs. Il éprouve un petit choc pénible, croit à une crise nerveuse, relève son ami, l’entraîne vers la porte au grand air. Et Ratisbonne, sortant de son extase irradié d’allégresse, prononce seulement ces mots :

— « Elle ne m’a rien dit, mais j’ai tout compris ! »

Ce tout, c’était le mystère ineffable du Messie promis, du Verbe fait homme et de l’humanité initiée à la vie divine par l’Église. Ce tout, c’était aussi le mystère de Marie, si suave et si beau sans doute quand il apparaît à une âme humaine dans une telle fulguration.

À ces mots, Bussières se rendit compte qu’il ne s’agissait pas d’épilepsie, mais que Dieu avait illuminé cette âme.

« Ce qui vient de m’arriver, ajouta au bout d’une minute le Voyant, ce n’est que devant un prêtre que je puis le raconter. Conduisez-moi près d’un prêtre. »

Et revoyant autour de lui les préparatifs des obsèques de la Ferronnays — alors que Bussières ne lui avait jamais confié (il l’a déclaré) combien il avait intéressé son cas le cœur de ce grand Mort — Ratisbonne, spontanément, dit ces quelques mots puérils et inspirés :

« Comme ce Monsieur a prié pour moi ! »

Effectivement, le fait parut à tous si évident qu’Alexandrine de la Ferronnays devait, quelques jours plus tard, offrir au néophyte le Crucifix d’or sur le visage duquel Auguste avait rendu son dernier soupir.

Un quart d’heure après l’Apparition où la Vierge de la Médaille Miraculeuse avait pris pour ce sceptique la réalité de son corps glorieux, Alphonse Ratisbonne, à genoux devant le P. de Villefort, dans le couvent des Jésuites romains, faisait le récit du miracle.

Le garçon mondain qui parlait ne donnait l’impression ni d’un halluciné, ni d’un naïf. Son rapport avait d’ailleurs la ferveur et la discrétion de son caractère. Il y disait le fait : la disposition et l’aspect des lieux ; l’illumination de la chapelle latérale ; la vision de cette femme grande et admirable, si douce, si majestueuse, à laquelle il ne donnait aucun nom, la décrivant seulement pareille à la Vierge de sa médaille. Et il disait ses mouvements, les signes de sa main.

Le P. de Villefort, au comble de l’émotion, lui proposa aussitôt d’entrer pour quelque temps dans la maison conventuelle pour y recevoir l’instruction catholique. Puis il n’eut plus qu’une idée, retourner à l’église de Sant Andrea delle Fratte et s’y remettre en prière.

Vers six heures du soir, le corps d’Auguste de la Ferronnays y fut porté, escorté de ses amis. L’un d’eux, le comte Théobald Dalsch, psychologue, dilettante, écrivain, raconte qu’il aperçut en effet « un jeune homme d’une tournure élégante, d’une figure intéressante, qui priait prosterné contre la grille d’une chapelle latérale ». Le baron de Bussières dont Dalsch était l’ami, arrêta dans ce même instant, pour lui parler, un sacristain qui portait un cierge allumé, de telle sorte que la lueur en éclaira le visage de l’inconnu.

« Voici, disait Bussières au sacristain en lui désignant Ratisbonne, une personne qui désirerait passer la nuit auprès du corps de M. de la Ferronnays ; mais il est fatigué et je ne le permettrai pas. Je viendrai à 10 heures, ce soir, le relever de sa veillée. Enseignez-moi à quelle porte je devrai frapper pour pénétrer dans l’église à cette heure. »

C’est ainsi que le comte Dalsch, qui nous a laissé de la conversion de Ratisbonne un très précieux récit, connut le héros de son histoire. Il ajoute que, cet incident fini, le mystérieux inconnu retomba dans sa prière qui devait se continuer une partie de la nuit au pied du cercueil d’Auguste de la Ferronnays.

Le 31 mai 1842, Ratisbonne qui vivait depuis lors dans une retraite ardente, au couvent des Jésuites, était baptisé et faisait sa première Communion ; le reste est assez connu pour n’avoir besoin que d’être rappelé rapidement. La jeune fiancée, Juive, très attachée à la religion de sa race, rompit les engagements du mariage. Alphonse entra chez les Jésuites.

Cette même année, l’abbé Théodore Ratisbonne, en mémoire de ces événements, fonda la Congrégation des Pères de Notre-Dame de Sion, vouée à la conversion des Juifs. Bientôt, Alphonse quittait la Compagnie de Jésus pour se joindre à la Société fondée par son frère. Il partit ensuite pour la Terre Sainte et y établit le nouvel Ordre. Il y mena la vie d’un ange et mourut à Jérusalem en 1884.

Sa tombe porte comme inscription son seul nom et ces mots :

« Ô Marie, Souvenez-vous de votre enfant,

Qui est la douce et glorieuse conquête
De votre amour. »

La conversion d’Alphonse Ratisbonne eut, dans cette période florissante du règne de Louis-Philippe, un retentissement mondial. Dans toute la société française, à Rome d’abord, à Paris ensuite, en Alsace où vivait sa famille, en Allemagne où s’étendaient ses relations, il n’était bruit que de ce coup de grâce foudroyant qui rappelait la conversion de saint Paul lui-même, car il est bien vrai que le baron de Bussières ne ramassa pas sur les dalles de l’église Sant Andrea son ami moins pantelant que les compagnons de Saul leur chef de bande, sur le chemin de Damas. Rien ne disposait ce Juif à devenir catholique. Tout, au contraire, s’y opposait. Et il le fut en une minute pour passer ensuite quarante années dans la sainteté la plus fidèle à l’Église.

L’événement fit traînée de poudre. On demandait dans toute l’aristocratie : « Mais qu’y a-t-il eu au juste ? » Et les mieux informés répondaient : « C’est cette Médaille. » — « Quelle Médaille ? » — « La Médaille miraculeuse qui fait fureur depuis dix ans et qu’un ami l’avait forcé de porter à son cou. »

Effectivement, Ratisbonne, peu informé des choses du catholicisme, avait reconnu Marie, lors de la vision, à sa ressemblance avec la figure gracieuse de sa médaille : une femme merveilleuse exprimant de ses deux mains tendues la bonté et l’amour.

À Paris et d’ailleurs dans tout l’Univers vers — cette médaille était fort connue. On dit que le roi la faisait porter à ses enfants et la portait lui-même. De 1832 à 1836, la maison Vachette de Paris en avait vendu deux millions deux cent mille en cuivre, en argent ou en or. Onze autres fabricants à Paris en vendaient ensemble autant. Lyon en fabriquait six millions. Au total au moins dix millions de médailles dans le monde entier.

Mais qui donc était l’inventeur de cette médaille ? Elle n’avait certainement pas obtenu un tel crédit gratuitement ; on pense bien que les nombreux miracles ou grâces extraordinaires avaient acheté d’avance une telle diffusion et une si ferme confiance.

Vers la même époque, un prêtre lança la médaille dite « de Consolation », où l’on voyait le Sauveur montrant ses plaies, et qui devait apporter le secours dans les temps difficiles d’alors car où est l’époque humaine qui ne se soit pas dite troublée ? — Elle fit fiasco, et aujourd’hui on l’a complètement oubliée, alors que la Médaille miraculeuse est entre les mains de tous les gens pieux.

Mais, en 1842, lorsque vous posiez la question sur le point de son origine, il vous était répondu que la Vierge était apparue sous cette forme d’indulgence et de bonté à une jeune religieuse, Fille de la Charité, à qui elle avait ordonné de faire frapper cette médaille. Mais nul, sauf son confesseur, ne savait qui était cette religieuse. Tous les détails du message de Marie lors de l’Apparition se trouvaient aux mains de ce prêtre réputé, mais la messagère demeurait anonyme. Le récit scrupuleux des visions, écrit par la Voyante, fut publié par lui, mais elle-même restait dans un profond mystère.

Lorsque la conversion de Ratisbonne fit frémir d’émotion le monde catholique, le grand secret qui planait sur l’Intermédiaire de Marie irrita les curiosités. Rome, qui n’avait pas encore officiellement consacré la Médaille miraculeuse, autorisée seulement par l’Ordinaire, c’est-à-dire l’Archevêque de Paris et beaucoup d’autres prélats, Rome fit sur cette conversion retentissante un procès rigoureux. Le fait de la médaille y fut forcément porté. Ce fut la première manifestation officielle du Saint-Siège en faveur de cette dévotion, que l’on glorifia[1]. Mais le pape Grégoire XVI, non plus que l’Archevêque de Paris, Mgr de Quélen, n’obtint de connaître la Voyante. Le Directeur de celle-ci, lié par le secret de la confession, se déclara empêché par sa conscience chaque fois qu’on lui demanda de nommer cette Religieuse.

Alphonse Ratisbonne lui-même, étant à Paris, mit tout en œuvre pour approcher cette autre âme qui avait vu Marie. Ce fut en vain.

Ainsi donc le peuple chrétien, parcouru tout entier comme d’une lame de fond, par cette recrudescence d’amour pour Marie, ébloui de la radieuse miséricorde dans laquelle la Vierge avait daigné se faire voir à une religieuse inconnue, s’épuisait-il en suppositions sur cette religieuse. Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul elles-mêmes, parfois s’entre-regardaient l’une l’autre sous la grande cornette. Est-ce celle-ci ? Serait-ce celle-là ? Plus d’une qui montrait une vive ferveur, une dévotion ardente envers la Mère de Dieu, fut présumée la Voyante.

Et pendant ce temps, insoupçonnée, secrète, une religieuse vieillissait dans l’ombre, qui enfermait dans son cœur le souvenir de la visite céleste. Elle s’était longuement entretenue avec l’Apparition. Marie lui avait dévoilé, sur bien des points, l’avenir qui, en se déroulant, confirmait la vérité des prédictions (jusqu’à la mort de Mgr Affre, quarante ans plus tard). La lumineuse figure était allée et venue devant elle « dans un froufrou de robe de soie ». Elle s’était assise dans un fauteuil de chœur, à la chapelle de la rue du Bac et l’humble Voyante avait posé les mains sur ses genoux. Elle était revenue plusieurs fois représenter à ses yeux le modèle initial de la médaille, entourée comme d’une guirlande par l’invocation encore inédite : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. » Tant de souvenirs sacrés devaient embaumer sa vie, la porter dans une allégresse incomparable, répandre sur elle un éclat.

Eh bien, le plus grand miracle, sans doute, c’est-à-dire le fait le plus en opposition avec les lois psychologiques de la nature humaine, c’est qu’une femme mêlée à une si divine aventure, qui en a été l’héroïne, vers qui le Ciel, un temps, a convergé tous ses regards, élevée entre toutes, chargée d’une mission si glorieuse, dont les yeux de chair, enfin, ont vu le surnaturel, se soit toujours tue et que le secret sublime ne soit jamais sorti de son cœur.

Cela est un fait surhumain.

Six mois avant sa mort, cette religieuse, empêchée de voir son confesseur, reçut de la Voix intérieure qui la dirigeait, l’autorisation et sans doute l’ordre de parler à sa supérieure.

Celle-ci, qui se doutait un peu que sous ces traits de vieille paysanne se cachait la Religieuse élue, connut une indicible émotion, et cette scène où on lui rapporta tout, fut aussi pathétique que l’on peut l’imaginer.

Mais ce ne fut qu’à la mort de la Voyante que le monde connut le mystère et qu’il s’agissait de la pauvre servante des vieillards de Reuilly, ma Sœur Catherine Labouré, paysanne de France, morte doucement à 70 ans, le 31 décembre 1876.

C’est de cette figure singulièrement belle que je voudrais essayer de montrer, dans ce petit livre, l’extraordinaire lumière en soulevant avec bien des peines sa lourde chape d’humilité.

  1. R. P. MISERMONT C. M., L’âme de la Bienheureuse Catherine Labouré, p. 241.