La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/11

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XI

Le 14 juillet. — Thuriot de la Rozière va aux renseignements. — Quarante mille fusils aux Invalides. — La cocarde verte. — Dans le courant. — Le peuple était debout. — Ce que j’ai vu. — Les femmes et les enfants servaient le feu. — La trahison du mouchoir blanc. — La capitulation. — Dans la Bastille — Sur les tours. — Les vrais vainqueurs.

Le 14 juillet, sur les neuf heures du matin, je revenais avec un de mes amis de déjeuner, et devant Saint-Paul beaucoup de personnes étaient inquiètes à cause des bouches à feu qui étaient sur la Bastille. Je soutins qu’il y avait des Suisses qui avaient renforcé la garnison, et qu’il fallait prendre des mesures à ce sujet. Il fut arrêté que Thuriot de la Rozière irait aux renseignements près du gouverneur et qu’il en rendrait un compte exact. Il s’acquitta de cette mission importante suivi de beaucoup de citoyens qui l’accompagnèrent à la Bastille, mais lui seul y entra.

À ce moment, on fit courir le bruit qu’il y avait mille fusils aux Invalides et, comme je n’étais point armé, je partis avec un de mes amis et je fus aux Invalides. Après bien des peines, je parvins à avoir un fusil : ils étaient dans des caves, sous le dôme. Il y eut plusieurs personnes qui périrent là ; il n’y eut que la force que j’avais qui me retira de cette foule, où j’avoue que je manquai d’être étouffé, mais j’y eus un fusil et je revins dans mon quartier.

On me fit prendre en route une cocarde verte, et, quand je fus arrivé dans mon quartier, on criait : À bas la cocarde verte ! Je fis tout ce que les autres voulaient ; je suivais le torrent sans pouvoir en apprécier rien  : toutes ces particularités-là étaient hors de ma portée.

Il était midi quand j’arrivai au quartier Saint-Paul. Il ne me manquait plus que des cartouches. Un de mes amis avait plus de deux cents livres de poudre. On fit acheter des balles de calibre et nous fîmes des cartouches.

Nous étions ainsi occupés à huit personnes quand on vint nous dire que l’on assassinait nos frères à la Bastille : nous y fûmes tous les huit. En passant dans la grand’rue Saint-Antoine, un coup de canon à mitraille fut tiré de la Bastille et tua un facteur de la petite poste, près de l’église dite anciennement « les Jésuites ». Je quittai la chaussée, je mis en file les hommes qui étaient avec moi, et nous marchâmes à la Bastille le long des maisons.

J’observe qu’à ce moment aucun individu n’était en marche et même que toutes les boutiques et toutes les entrées quelconques étaient fermées ; en conséquence aucune retraite n’était assurée. Mais ce qui me choqua le plus ce fut une compagnie de gardes-françaises qui était en bataille dans le cul-de-sac Guéménée. Je m’adressai aux sergents, car il n’y avait aucun officier, et je leur dis : Messieurs, on assassine nos frères à la Bastille et vous ne pouvez leur porter aucun secours, étant placés dans cet endroit. J’ajoutai qu’il leur fallait venir avec nous. Ils me répondirent que c’était leur poste. Je leur dis que leur poste, pour des soldats, était où il y avait du danger et non derrière les maisons. Je ne pus obtenir d’eux d’autre réponse que celle-ci : ils resteraient là jusqu’à nouvel ordre. Je fis alors observer au sergent qui commandait cette compagnie qu’il y resterait longtemps, puisque le peuple était debout, et que par conséquent il n’y avait point de chef. Malgré ce langage, les gardes-françaises ne voulurent pas nous suivre.

Nous entrâmes à la Bastille par la grille qui donne dans la grand’rue.

En y entrant tous les huit, nous montâmes dans la salle d’armes qui avait été déjà saccagée par le peuple, et tout y avait été pris. C’était dans cette salle que l’on avait pris tous ces vieux drapeaux des anciennes guerres ; il y avait aussi des haches, des vieux sabres et quelques vieux fusils : on prit tout ce qui s’y trouvait.

Au-dessous de cette salle d’armes était la caserne des Invalides que ceux-ci dès la veille avaient abandonnée pour se réfugier dans la Bastille même.

Ce fait me fut confirmé quelque temps après par les Invalides mêmes qui ne périrent pas dans l’affaire. Plusieurs d’entre eux convinrent avec moi, en présence de témoins, que, sur les onze heures et demie, ils avaient fait feu sur le peuple et que l’officier suisse avait dit devant eux, ainsi qu’en présence des officiers de l’état-major de Delaunay, gouverneur, qu’ils étaient assez forts pour défendre la place jusqu’à l’arrivée des renforts qu’on avait promis.

Delaunay vint quelques instants après le premier coup de feu qui dura une bonne heure et tint ce propos devant la garnison : «  Si les Invalides ne font pas leur devoir, je vous ordonne, Suisses, de fusiller vous-mêmes les Invalides.  » Beaucoup d’entre eux le firent, car c’était eux qui gardaient les tours. Les Suisses étaient placés devant le pont-levis, dans chacune de ses tours, à la hauteur d’homme  ; ils faisaient un feu de file et ils ont tué tous ceux qui se présentaient vis-à-vis le pont.

Les citoyens armés se retranchaient de toutes parts, derrière les maisons, sur les toits, d’autres derrière les cheminées.

Enfin, sur les deux heures et demie le feu cessa, et ce fut dans ce moment qu’un citoyen nommé Tournay, compagnon charron, mais ancien militaire du ci-devant Régiment-Dauphin, résolut d’abattre le premier pont-levis. Il monta sur les épaules de plusieurs de ses concitoyens et, parvenu à se saisir d’une des chaînes, il grimpa jusqu’à la bascule  ; là, il essuya une décharge de plus de cent coups de fusils  ; aucun ne le blessa  ; on lui donna une forte pioche  ; il la jeta par terre et se laissa couler  ; à force de coups de pioche, il parvint à briser les verrous et serrures qui retenaient le pont-levis. Le pont s’abattit et personne ne périt dans cette action, malgré le feu continuel que la garnison faisait et qui n’a cessé qu’une demi-heure après. Le premier pont-levis gagné, le citoyen Tournay a eu huit trous de balles, tant dans son tablier que dans son chapeau, ainsi que dans sa veste.

Sur les trois heures vinrent deux compagnies de gardes-françaises du quartier de l’Hôtel-de-Ville, avec beaucoup de citoyens à leur tête ; ils entrèrent par les cours de l’arsenal, le long du quai. Ils se mirent en deux lignes et je vis avec plaisir les sergents eux-mêmes faire commencer le feu de file. Ils défilaient à mesure dessous la porte Rouge et venaient se placer dans la salle d’armes. Deux pièces de canon les suivirent ; alors tous les citoyens se mirent à les manœuvrer. Les enfants apportaient les boulets ; les femmes apportaient la poudre sur des petites voitures à bras. Toutes ces choses de première nécessité furent apportées aux militaires, comme je viens de le dire, par les femmes et les enfants.

Ce fut à ce moment que l’on aperçut sur le haut des tours un mouchoir blanc en forme de drapeau au bout d’une baïonnette et agité par un invalide.

Je fus un instant prêt à croire que le fort se rendait, mais point du tout, c’était une trahison de plus car, au moment où le peuple fut pour s’avancer vers le pont-levis, alors une décharge terrible partit du haut des tours et des créneaux où étaient les Suisses, qui balaya tout ce qui était sur l’avancée du pont. On fit jouer le canon, ce qui les effraya. Celui qui se signala et qui fut le plus aisé à reconnaître fut un nommé Élie, alors officier recruteur au régiment ci-devant « la Reine » : en uniforme, son épée à la main, il encourageait tous les citoyens en affrontant avec courage le feu des ennemis.

Le peuple se présenta vis-à-vis le pont-levis avec une pièce de canon ; à cet instant, au travers d’une planche, on vit paraître un papier roulé ; alors on fit chercher une planche afin de traverser le fossé dont le pont était resté levé jusqu’alors ; cette planche n’était pas bien assujettie du côté du pont, le rebord n’était pas assez large, et le premier qui fut pour chercher le papier tomba dans le fossé et fut tué en tombant… mais un second y marcha, et il eut le papier qui était la capitulation. On la remit entre les mains du nommé Élie, qui en donna lecture au peuple et qui la mit à la pointe de son épée. Elle était bien conçue.

Il y eut quelque agitation à ce propos ; j’étais un de ceux qui ne voulaient point de capitulation parce qu’on venait de nous trahir et que beaucoup de nos frères avaient été tués  : malgré le drapeau déjà amené, la décharge que nous venions d’essuyer était une trahison. On disait qu’il fallait tout passer au fil de l’épée et bien se tenir sur ses gardes… Cependant, après un quart d’heure, le pont-levis s’abaissa. Je dis à plusieurs de mes concitoyens, avant de passer, qu’il fallait mettre les verrous du pont, afin que nous ne nous trouvions pas enfermés ; ce qui fut exécuté.

Nous entrâmes en foule dans l’intérieur : j’ai remarqué les Invalides d’un côté et les Petits-Suisses de l’autre : tous avaient l’habit retourné et leurs armes à terre. Je ne vis rien de ce qui se passa dans le dedans au sujet du gouverneur, parce que je montai sur-le-champ en haut des tours.

En montant, j’entrai dans une chambre où il y avait un prisonnier ; les verrous n’étaient que fermés, il ne fallait point de clef  ; je tirai le verrou et j’ouvris la porte : je vis un jeune homme d’environ trente ans, grand, bien fait, mais tout pâle. Je lui dis : Allons, mon ami, rassurez-vous, nous vous délivrons, ne craignez rien, mes camarades vont vous accompagner. Il me répondit qu’il avait une malle… Deux de mes amis s’en chargèrent et le conduisirent dehors.

Je montai en haut des tours.

J’y trouvai déjà trois citoyens : un boulanger, les bras retroussés et en bonnet de coton, que j’ai connu après. (Il s’appelait Morin.) Ce boulanger retournait les bouches à feu avec deux de ses frères, malgré le feu continuel qui venait de toutes parts. Plusieurs Petits-Suisses étaient sur le haut des tours, le havresac au dos ; ils se mirent à genoux et demandèrent grâce ; on en prit deux que l’on jeta du haut des tours en bas.

Le feu roulait toujours. On ne voyait pas au dehors que le peuple était le maître. Une fumée épaisse, occasionnée par une voiture de fumier à laquelle on avait mis le feu, montait jusqu’en haut des tours. Plusieurs grenadiers des gardes-françaises nous rejoignirent ; alors je dis à l’un d’eux : Mettez votre bonnet au bout de votre baïonnette et montez sur cette pièce de canon, je suis sûr que les coups de fusil cesseront. En effet le feu cessa dès cet instant, et des cris de joie se firent entendre de toutes parts.

On avait eu soin de monter en haut des tours des munitions de toute espèce et surtout beaucoup de morceaux de fer à mitraille, des tas de pavés à chaque coin des tours et au moins deux cents livres de chandelles en paquets… Plusieurs invalides avaient été tués sur la position.

Je voulus redescendre : c’était presque impossible car tout le monde entrait. Plusieurs individus furent étouffés et moi je fus tellement pressé que j’en restai malade pendant plus de quinze jours. J’eus beaucoup de peine à me traîner jusqu’à la rue de Charenton où demeurait ma sœur qui y était établie depuis quinze ans. En arrivant je me mis au lit, avec défense à mes parents de dire à personne que j’avais été à la Bastille.

Beaucoup de citoyens se sont fait gloire d’avoir tous les premiers arrêté Delaunay, mais le premier qui lui mit la main dessus fut un nommé Cholat, marchand de vins rue des Noyers, homme pur et qui a beaucoup marqué depuis dans la Révolution.

La prise de la Bastille dans cette journée est en trois actes, c’est-à-dire qu’il y a eu trois coups de feu  : le premier à onze heures, le second à une heure et demie et le dernier qui finit à quatre heures. J’ai vu les deux derniers, et puis attester qu’il n’y avait pas plus de six cents hommes à chacune des deux scènes  : cependant il y a eu huit cent soixante-trois vainqueurs de la Bastille de reconnus. Tout Paris voulut y avoir été, surtout quand l’Assemblée constituante accorda par décret des marques distinctives à chaque combattant.

J’ai vu l’intrigue dans les assemblées qui ont été convoquées pour reconnaître les vrais vainqueurs. Des hommes en habit de velours, d’autres avec de belles épaulettes, se présentaient pour être reçus ; d’autres personnages distribuaient de l’argent avec profusion, enfin toutes les ruses ont été employées, et malgré la sévérité que l’on mettait aux formalités, beaucoup ont été reçus qui n’étaient pas même à Paris, et j’en connais, surtout de ces hommes riches, mais je puis attester qu’il n’y avait où tombaient les coups de fusil que les pauvres sans-culottes de la classe du seul peuple.

Santerre voulut être reçu et s’y employa par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. Il disait qu’il avait prêté ses chevaux pour amener les voitures de fumier qui y étaient. Je lui fis cette pointe : Eh bien, il faut recevoir les chevaux de Santerre puisqu’ils y ont été réellement, mais non pas sa personne, parce qu’aucun de nous ne l’a vu. Il ne fut pas reçu dans cette séance, mais le lendemain — je n’y étais pas — il fut reçu à la grande majorité, ainsi que plusieurs autres.

On a cru que tous ceux qui avaient été chanter dans les rues étaient seuls les vainqueurs de la Bastille, tels que les Hullin, Élie, Maillard, Legris, Humbert, Armé, Dubois… Eh bien, voici les faits que je tiens d’eux-mêmes : ils ont voulu m’emmener avec eux, c’était chez un auteur appelé le cousin Jacques à qui ils ont dit tout ce qui leur plaisait  ; l’auteur en fit son profit et louangea leur courage en cette journée à jamais mémorable.

Élie, Humbert, Tournay et plusieurs autres méritent d’être remarqués, mais non Hullin, Maillard, qui se sont cachés, et Legris, qui n’était pas là et qui, par son intrigue, fut reconnu « vainqueur ». Dubois, que l’on promena dans les rues avec une couronne civique, était saoul ce jour-là ; mais, comme l’on conduisait l’État-Major de la Bastille à l’Hôtel-de-Ville, on arracha la croix de Saint-Louis que portait un de ces officiers des Invalides, pour la donner à Dubois qui était garde-française, et beaucoup de personnes crurent que c’était lui qui, le premier, avait arrêté le gouverneur. Le fait a été contrôlé et s’est trouvé faux : lui-même l’a démenti.