La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/12

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CHAPITRE XII

Au service de la Commune. — Motions d’ordre. — Hullin commandant provisoire. — Le renvoi des ouvriers de Montmartre. — Cinquante sous par jour. — Les intrigants. — Je proteste. — Mon altercation avec Hullin. — Ces messieurs. — Projets d’organisation.

Quelque temps après le 14 juillet, il y avait beaucoup d’ouvriers à Montmartre…

Plusieurs réels vainqueurs de la Bastille furent demander du service à la Commune de Paris, car les chargés de l’administration de police et des travaux publics avaient besoin d’une force armée pour les accompagner, afin d’acquitter le salaire des ouvriers de Montmartre et de faire cesser le travail… Les ouvriers étaient au nombre de trente mille.

La veille de cette expédition, je vis venir à moi le citoyen Tournay dont j’ai parlé précédemment, et duquel j’étais connu pour avoir été à la Bastille ; il me dit : « Je suis chargé par plusieurs camarades qui ont été au siège de la Bastille de choisir des braves pour une expédition à Montmartre ; on se rassemblera ce soir même à la Ville, où l’on nous donnera les ordres nécessaires. » Je n’avais point d’ouvrage ; je lui dis que je m’y trouverais et, en effet, j’y fus vers les sept heures du soir. La discussion était déjà entamée à ce sujet. Là, je vis les nommés Hullin, Maillard, Richard, Dupin, etc., qui parlaient avec chaleur au commissaire de la Commune. L’abbé Fauchet ne voulait point que l’on employât de la force armée, mais Lagrey en voulait.

Malgré que Hullin et Maillard insistassent pour avoir cette expédition à faire, je voyais qu’on ne voulait pas de nous. Je pris la parole : Mais, il semble que l’on force les commissaires à nous employer ! Si les commissaires nommés pour l’expédition se sentent assez de force pour se passer de nous, laissons-les délibérer paisiblement sur cet objet, n’ayons pas l’air de les influencer. Je demande que chacun de nous se retire. — Cependant, après maintes discussions, il fut arrêté que trente hommes armés accompagneraient les commissaires et que l’État-Major délivrerait à chaque individu un laisser-passer pour pouvoir sortir de Paris avec ses armes.

Entre nous autres, le rendez-vous était convenu à sept heures du matin, à l’entrée du faubourg Montmartre et nous nous y trouvâmes au nombre de trente, armés. À l’exception de deux ou trois, le reste d’entre nous avait servi dans la ligne.

Je fis la motion de nommer un commandant provisoire  ; elle fut appuyée et nous nommâmes Hullin : il avait un beau physique, et je ne le connaissais pas alors. On verra par la suite que j’appris à le connaître.

Nous partîmes, tambour battant, et nous arrivâmes à Montmartre. Les commissaires de la Commune y étaient déjà arrivés et nous attendaient pour commencer les opérations. Le poste fut établi à l’Abbaye.

Un d’entre nous, appelé Dupont, qui était garçon, avait demandé une pièce de canon au district Saint-Germain-l’Auxerrois ; et ce qu’il y avait de plus drôle, c’est que cette pièce de canon n’avait pas d’affût  : on l’avait amenée sur une charrette.

Le renvoi des ouvriers commença. Ils se présentèrent tous à la fois. On leur donnait à chacun cinquante sols ou vingt-quatre, je ne me souviens pas au juste, et un passeport pour se retirer dans telle commune qu’ils désireraient.

La garde fut forcée ; il fallut employer beaucoup de prudence ; les esprits s’échauffaient de part et d’autre. On fut obligé de fermer les portes et Hullin commença à haranguer la foule des ouvriers ; après lui, Maillard qui s’était déjà donné le grade de porte-drapeau, leur parla avec courage.

Cependant les commissaires les firent rentrer dans l’ordre. Ils avaient déjà fait la motion de nous désarmer, et ils étaient assez forts pour cela, puisqu’ils étaient trente mille contre trente ; mais les portes étant fermées, on ne les laissa plus entrer que par vingt à la fois.

On sait tous les vols qui se faisaient dans cette administration : j’ai connu des chefs à qui leur journée, tous frais faits, rapportait deux cents livres ; le fait me fut avoué par eux-mêmes.

La première journée fut un peu orageuse, cependant il n’y eut aucun coup de feu, pas même une voie de fait. Cette expédition dura près de quinze jours ; on nous nourrissait et l’on nous payait à raison de cinquante sols par jour. Plusieurs ouvriers du faubourg Antoine apprirent cela et se présentèrent comme étant vainqueurs de la Bastille ; ils furent admis avec nous. Nous étions plus de cent déjà sur une liste et dès cette époque on voulait faire deux compagnies. Les Hullin, Maillard, Richard, Dupin et autres s’étaient distribués les grades ; on accaparait déjà les suffrages. Je m’en aperçus, et un jour que nous allions pour souper à la dernière table (il y en avait deux alors et la première était toujours mieux servie que l’autre, parce que c’était la table où allaient tous ceux qui se croyaient les officiers, et l’on servait à la dernière table ce que les autres n’avaient pas voulu), je fis un train terrible, et je renvoyai les restes de ces messieurs. L’aubergiste fut chercher Hullin comme commandant.

Hullin entra avec un air impertinent et commençant à nous mépriser tous par ses propos d’arrogance. Je lui parlai d’un ton ferme et je lui dis qu’aucun de nous ici n’était fait pour manger ses restes. Il sortit et je fis servir un autre souper.

Au milieu du repas, les soi-disant officiers vinrent pour m’en imposer et voulurent me faire chasser de ce service. Après plusieurs propos de part et d’autre, on me présenta l’épée, je l’acceptai et l’on fut pour se battre. Je ne connaissais que le nommé Tournay ; je le priai de venir avec moi, et je leur dis : Allons nous battre tout de suite. Comme il était tard, la partie fut remise au lendemain matin. Plusieurs parlaient déjà de pistolets  ; on avait monté les esprits contre moi, et je devais être tué ce jour-là. Dans la nuit, on interrogea Tournay sur mon compte ; on lui demanda qui j’étais et quelle était ma science. Tournay leur dit que j’étais brave et que je savais très bien tirer les armes. Cela leur fit apparemment peur et l’on ne se battit point. Au contraire, on lia connaissance avec moi et je fus recherché pour assister dans les conseils que ces messieurs tenaient pour l’organisation d’un corps.

La quinzaine finie et tout étant tranquille, nous reçûmes ordre de venir occuper le poste de la Bastille. Je fus chargé d’y établir les postes nécessaires et de le garder avec cinquante hommes, tandis que Hullin et consorts tâcheraient d’obtenir l’ordre de notre organisation auprès de La Fayette. Le nommé Lagrey, dont j’ai déjà parlé, était alors commissaire général des guerres et prenait intérêt à ce que nous fussions formés ; il nous passait en revue souvent et voulait nous former un bataillon.

Pendant ce temps la journée du 5 octobre arriva.