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La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/17

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CHAPITRE XVII

À Saint-Lambert. — Les paysans déménageaient. — Une alerte. — Berruyer avait l’oreille dure. — Nos camarades en détresse. — Quand j’étais à Montreuil. — Pour être attaqué. — Nous entrons à Thouars. — L’occasion seule me commandait. — J’étais content du général Salomon. — Le baiser de Quétineau. — Là reposaient les braves Marseillais.

Nous reçûmes l’ordre de partir pour Saint-Lambert[1]. Ma division était toujours d’avant-garde et toujours au bivouac.

Le général Berruyer avait envoyé à Chalonnes, distancé de deux lieues de Saint-Lambert, un bataillon de huit cents hommes, le troisième jour que nous y fûmes. Le matin nous vîmes nombre de femmes qui se sauvaient avec leurs enfants sur les bras ; les hommes avec des voitures conduisaient les meubles qu’ils avaient pu sauver, car de ce côté il n’y avait que quelques communes patriotes, et, comme je commandais, je leur fis donner des voitures jusqu’à Angers pour eux et leurs enfants.

Dans l’après-dîner, mes avant-postes furent attaqués, une de mes vedettes fut tuée. Je fis battre la générale, je fis monter à cheval les soixante hommes de cavalerie qui étaient sous mon commandement et nous partîmes à la découverte. Le quartier général était à une lieue et demie de distance. Par précaution, j’avais donné l’ordre, en mon absence, de tenir les mèches allumées et la troupe en bataille, ordre de doubler les avant-postes, ordre à deux compagnies de couvrir par deux patrouilles toutes mes sentinelles.

Je rencontrai un peloton de leurs tirailleurs : je les chargeai et les mis en déroute. Ils étaient une centaine dont plusieurs furent tués ; les autres se retirèrent dans les genêts ; nous ne pûmes point les rejoindre, et après avoir battu une lieue de pays, je revins.

Sur les 9 heures du soir on vint m’avertir que le canon ronflait ; j’en informai le général par une ordonnance ; il me fit répondre que cela n’était pas vrai.

Sur les 10 heures, il vint à Saint-Lambert deux ou trois officiers municipaux qui me dirent : « Les Brigands attaquent Chalonnes… nous avons été obligés de nous sauver par les jardins. » L’un d’eux était nu-pieds.

Je les fis conduire à cheval chez le général : le général les fit arrêter.

Au bout d’une demi-heure, un autre individu arrivait à mon avant-poste et, conduit devant moi, me disait que si je ne voulais pas être attaqué, il fallait couper un pont distant d’une lieue, que si le pont n’était pas coupé, je serais attaqué vers une heure du matin. Il faisait un temps superbe. Ma gendarmerie commençait à murmurer et me disait qu’elle ne voulait pas se laisser égorger dans un fond : telle était la position.

J’envoyai sur-le-champ une ordonnance au général, avec mes réflexions par écrit, et la permission que je lui demandais de marcher sur Chalonnes ou bien d’aller jusqu’au pont.

Il me fit réponse par l’ordonnance, mais verbalement, que j’avais peur et qu’il allait venir lui-même.

Sur les minuit, il vint en effet à Saint-Lambert, me fit monter à cheval et me dit de le suivre : je le suivis et le conduisis à mes avant-postes qui lui dirent : « Général, depuis deux heures un feu continuel se fait entendre sur notre droite. » En même temps deux coups de canon se firent entendre.

— Voici deux coups de canon, lui dis-je.

— Ce sont des portes que l’on ferme, me répondit-il.

Cela me mit en colère : — Il y a quelque différence entre la fermeture d’une porte et un coup de canon ; écoutez, prêtez l’oreille, et vous en reconnaîtrez vous-même la différence…

Il se courba dessus l’oreille de son cheval et bientôt il fut convaincu que ce n’était pas un bruit de porte. Je lui demandai si les troupes qu’il avait placées à Chalonnes avaient du canon ; il me dit que non.

— En conséquence, c’est l’ennemi qui attaque. Si vous le voulez, il fait beau temps, je vais marcher dessus, au moins je pourrai protéger la retraite.

— C’est inutile, il y a là-bas un bon bataillon de huit cents hommes. Il me dit encore : « Dans une heure d’ici vous ferez allumer de grands feux et vous ferez battre la générale ; vous vous reploierez sur les hauteurs de Beaulieu… » Je fus obligé d’exécuter l’ordre.

Arrivé à cette hauteur je pris position, et vers une heure et demie du matin, je vis revenir des soldats harassés de fatigue ; je les questionnai et j’appris d’eux que les trois quarts de leurs bataillons avaient été hachés par les Brigands, et que depuis neuf heures du soir ils se battaient. N’ayant plus de munitions, ils avaient été obligés d’abandonner la position. Ils disaient que si des secours leur étaient survenus, ils auraient battu l’ennemi. J’avais avec moi quelques bouteilles de vin et chaque brave camarade qui passait, je le faisais rafraîchir — et ce fut cette nuit-là que j’écrivis aux Jacobins pour dénoncer Berruyer.

Nous nous reployâmes sur les Ponts-de-Cé, vers les quatre heures du matin. Nous y restâmes pendant plus de huit jours. De là nous reçûmes l’ordre de partir pour Saumur où nous restâmes pendant quinze jours. On m’envoya ensuite un ordre pour prendre position sur Montreuil : ce que j’exécutai[2].

Les Brigands ne sont jamais venus m’attaquer dans cette position, mais, pendant les trois semaines que j’y restai avec quelque cavalerie qui ne se montait qu’à soixante hommes, ils étaient à Thouars, distancés de quatre lieues de moi. Une autre colonne de Brigands attaqua les Buttes d’Érigné qui font face aux Ponts-de-Cé.

Du temps que j’étais à Montreuil, j’allais tous les deux jours les visiter avec ma cavalerie. Les officiers de ma gendarmerie qui étaient montés me servaient d’avant-garde et, toutes les fois, nous nous en revenions avec quelques chevaux des Brigands dont les hommes avaient été tués. J’avais toujours soin de n’attaquer que leurs patrouilles qui allaient piller dans les campagnes.

Un jour entre autres j’avais rassemblé le plus d’hommes qu’il m’avait été possible, et ayant appris que l’adversaire avait abandonné la ville de Thouars, je voulais avec cent hommes l’attirer à une attaque sur Montreuil, parce que j’y avais une superbe position ; avec deux mille fantassins de bonnes troupes bien retranchés, je ne les craignais pas.

J’étais donc parti le matin avec ma cavalerie : c’était un dimanche, et pour reconnaître l’ennemi j’envoyai des patrouilles en avant, de tous les côtés, afin d’éviter les surprises. Mes patrouilles vinrent me dire que les Brigands n’étaient plus dans la ville. J’y entrai donc, non sans avoir répandu le bruit que le général arrivait avec 6 000 hommes. Tout le monde était à la messe : je fus vis-à-vis l’église me mettre en bataille. Je mis pied à terre et j’entrai dans l’église. Un homme habillé tout en noir vint poliment à moi et me dit qu’il était le maire. Je lui demandai où étaient les hommes du pays. Il me répondit que plusieurs étaient à la messe, d’autres chez eux et que beaucoup étaient partis avec les Brigands. Je lui demandai où étaient les autorités constituées. Il me dit qu’il n’en existait plus, que les Brigands avaient emporté tous les papiers et tué plusieurs patriotes connus. Je lui demandai si nous avions des blessés à l’hôpital. Il me dit qu’il n’y connaissait que des Brigands blessés. Je donnai cependant l’ordre à un officier de ma gendarmerie de se transporter à l’hôpital et d’en faire sortir tous les républicains. Il n’y en avait plus qu’un seul, qui avait le bras tout fracassé. Je le fis mettre sur un cheval et conduire à Saumur, à l’hôpital.

J’entrai en conférence avec plusieurs citoyens et je leur dis qu’il fallait constituer des autorités. — Au même instant, quatre hussards que j’avais envoyés à la découverte arrivèrent au grand galop ; le brigadier me dit que l’ennemi marchait dessus nous. Je fis sonner le boute-selle et deux minutes après je partais avec toute ma troupe en reconnaissance. Je les vis : ils étaient loin de moi à portée de canon et j’aperçus aussi un gros de cavalerie sur la gauche, qui me tournait. En raison de notre petit nombre, je ne voulus pas exposer la troupe. N’ayant aucun ordre par écrit, l’occasion seule me commandait de battre en retraite sur la grand’route : nous sortîmes au trot de la ville de Thouars.

Je m’acculai derrière un moulin, et j’observai leur mouvement. Ils entrèrent dans Thouars au nombre de deux mille au moins. Un de leurs avant-postes était venu dans la plaine à la découverte ; aussitôt je dis : Allons, mes amis, il faut charger ces gueux-là ; — ce que nous fîmes. Nous leur tuâmes trente hommes, et nous avons emmené huit chevaux. Il était temps que nous abandonnions le reste, car pour trop avoir, nous aurions tout perdu : plus de huit cents cavaliers sortaient de la ville au grand galop ; mais nous avions sur eux l’avance d’une bonne portée de canon. Je fis retraite. — Le capitaine de gendarmerie que j’avais laissé à Montreuil pour commander en mon absence avait envoyé au-devant de nous, et à deux lieues, deux cents hommes d’infanterie. Ils nous rejoignirent à l’entrée du bois. Je fus content de cet ordre et la cavalerie ennemie s’en aperçut, car elle n’avait pas gagné de terrain sur moi et du moment que je vis la manœuvre, je donnai ordre de suivre tout droit : il n’y eut que quatre des leurs qui vinrent se faire tuer par l’infanterie ; tout le reste retourna sur ses pas. Je restai une bonne heure dans cette position, après quoi j’ordonnai la retraite.

Je perdis dans cette journée un hussard très brave qui fut tué d’un coup de carabine qu’il reçut au front. Il fallut le laisser sur le champ de bataille ; son cheval fut ramené. — Nous passâmes la nuit en campagne et j’ordonnai même d’allumer des feux dans des endroits où il n’y avait personne : je m’attendais bien à être attaqué au moins le lendemain, mais je n’eus pas cette satisfaction par l’avantage que la position offrait.

Quelques jours après, le général Salomon vint à Montreuil ; je lui fis voir tous les retranchements que j’avais fait faire : il fut content de mon zèle et m’invita à venir chez lui. Il me prévint que l’ennemi devait dans la nuit même évacuer Thouars et qu’il fallait prendre position.

Je lui demandai s’il avait des troupes avec lui. Il me dit qu’il venait de Saumur et que le général lui avait promis cinq mille hommes, et que la 35e division formerait son avant-garde. Je lui dis : Si vos hommes sont de bonnes troupes, nous pouvons réussir. Le lendemain arriva la petite armée et le surlendemain nous nous mîmes en route. Dans la journée je pris position d’avant-garde à Vrine et j’y fis construire une batterie. Nous restâmes pendant huit jours sans faire aucun mouvement. Le général avait rétabli dans la ville de Thouars les autorités constituées ; il fit même des sorties très vives sur les Brigands, surtout deux remarquables et bien avantageuses à la République. J’étais très content de lui : outre qu’il leur tua beaucoup d’hommes, il avait encore soin de ramener avec lui beaucoup de subsistances, surtout des bœufs en quantité. Nous eûmes dans ces deux sorties douze républicains de tués, entre autres le père d’un petit tambour qui était de ma gendarmerie et dont la Convention fit mention honorable.

Cet enfant battait la charge ; son père, en tirailleur devant lui, fut tué ; il l’embrassa, lui prit son portefeuille et ses pistolets de poche et continua à battre la charge comme auparavant, jusqu’à ce que l’ennemi fût en pleine déroute.

Comme je n’avais pas fait de sortie — le général m’ordonnait de rester — j’avais soin de me trouver sur le passage de la troupe et je leur faisais boire à tous une larme d’eau-de-vie, car ces sorties étaient des marches de douze et quinze heures.

J’allais tous les jours de Vrine, où j’étais cantonné, à Thouars. Je demandai de quelle manière et comment l’ennemi l’avait pris. Tous ceux à qui j’en ai parlé m’ont assuré que la ville avait été livrée par le général Quétineau, qui était du pays[3]. Plusieurs m’assurèrent qu’ils l’avaient vu embrasser La Rochejacquelein., général des Brigands, sous les murs. Le fait m’a été très bien confirmé.

C’était dans cette bataille que nous avions perdu les braves Marseillais du 10 août  : ils furent égorgés à Vrine, au poste même que j’occupais  ; un de mes avant-postes était l’endroit où les Brigands les dépouillèrent et les ont enterrés. J’observe que Quétineau était de Montreuil et avait des propriétés à côté de Thouars. On m’a assuré qu’il avait trouvé des protecteurs dans les membres de la Convention nationale, tels que le représentant Carra, etc.

  1. Le 21 avril.
  2. Le 9 mai.
  3. Lescure commandait du côté des Herbiers. La Rochejacquelein commandait la division du Poitou. Le 5 mai ils firent leur jonction avec Bonchamps, qui commandait la division d’Anjou, et leurs armées réunies attaquèrent Thouars. Quétineau, qui s’y était retiré après sa défaite des Herbiers, commit la faute de faire sortir sa petite armée pour présenter le combat à une armée six fois plus forte que la sienne, tandis qu’il pouvait se défendre avec plus d’avantage en restant dans la place. Il fut battu. M. Alphonse de Beauchamp, dans son Histoire de la guerre de la Vendée, fait de Thouars une position militaire importante ; je suis d’un avis contraire ; cependant on peut se défendre, derrière ses vieilles murailles. Les Vendéens firent grand bruit de cette victoire ; elle eut beaucoup d’influence sur le moral des deux armées ; elle inspira de la confiance aux uns et du découragement aux autres.

    Quétineau fut accusé de trahison et traduit au tribunal révolutionnaire. Ce qui me fait croire qu’il fut plus coupable d’impéritie que de trahison, c’est que, pouvant rester au milieu des Vendéens, il se présenta de son propre mouvement et demanda des juges. N’ayant point assisté à ce combat, je n’en puis parler avec connaissance de cause. (Choudieu : Notes inédites sur la Vendée.)