La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/18

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CHAPITRE XVIII

Les malheurs de Leîgonnyer. — Nous levons le camp. — Entre Thouars et Montreuil. — Bataille de nuit. — Un feu terrible. — Nos pertes et celles de l’ennemi. — Nous aurions passé.

Le général Leîgonnyer commandait à Doué et avait essuyé plusieurs échecs, entre autres une déroute complète[1]. Ce jour-là même, le général Salomon, à Thouars, reçut l’ordre à quatre heures du soir de se reployer sur Saumur avec tous ses bagages[2].

Il fit battre la générale, mit toutes les voitures en réquisition, fit charger les voitures et mit en marche toute la troupe. — J’observe qu’ayant l’ordre d’évacuer ma position, je fis abattre la batterie que j’avais élevée, afin qu’elle ne servît pas contre nous.

À moitié chemin de Thouars à Montreuil — la distance entre ces deux endroits est de quatre lieues — nous apprîmes que Montreuil était occupé par une avant-garde ennemie qu’on disait forte de six cents hommes. Le général me dit : « Toi qui as été si longtemps dans ce canton, tu dois connaître la position. » Je lui répondis que quand il y aurait le double de Brigands qu’on ne disait, cela ne nous empêcherait pas de passer, et que je connaissais toutes les ressources de l’endroit. À une demi-lieue de Montreuil la brume tombait. Je dis au général qu’il fallait envoyer des éclaireurs afin de fouiller tous les alentours. Il y marcha lui-même à la tête de la cavalerie.

Un quart d’heure après, les Brigands nous attaquaient par un feu terrible : aucun coup de canon ni de fusil ne partait des hauteurs voisines ; ils venaient tous du bas de la montagne. Je vis bien que nous avions été trompés et qu’il n’était pas possible que six cents hommes fissent un feu si soutenu. La colonne avait avec elle six pièces de quatre : je les fis placer deux sur le grand chemin, deux sur la droite, les deux autres sur la gauche ; sur-le-champ j’envoyai au général un officier de ma gendarmerie pour lui dire de se retirer : ce qu’il fit. Je déployai aussitôt deux bataillons à qui j’ordonnai le feu de file ; ma gendarmerie occupait la droite ; en même temps, les batteries donnèrent. Les boulets de l’ennemi passaient par-dessus nos têtes ; le feu de nos six pièces était si bien servi que l’on aurait fait lecture d’une lettre. J’étais au milieu des pièces.

Un de mes braves canonniers fut frappé d’un boulet qui lui emporta la cuisse : il mourut sur le champ de bataille en criant : Vive la République ! Plusieurs dragons furent tués par une autre décharge. Le général vint à moi et me dit : « Mon ami Rossignol, on nous a trahis, je suis déshonoré ! » Il pleurait. Je lui dis : Rassurez-vous, il y a une grande plaine sur la droite, voyez si, avec votre cavalerie, il n’y a pas moyen de passer. — Il y fut, mais revint bientôt en disant que l’ennemi nous tournait de ce côté : je fis conduire deux pièces de canon avec ordre de ne charger qu’à mitraille. Ces deux pièces leur tuèrent beaucoup de cavalerie, car elle était placée dans un ravin ; on la distinguait très bien. Les Brigands nous chargèrent à corps perdu. Le feu de nos pièces avait cessé un quart d’heure par manque de gargousses à boulets. Alors je fis charger toutes les pièces à mitraille et l’on fit feu presque à coup portant ; on les voyait tomber par pelotons, mais le malheur voulut qu’une de nos pièces fût démontée par un boulet.

L’infanterie et l’artillerie firent des merveilles cette nuit-là ; le feu cessa vers les onze heures et demie du soir. Le général ordonna la retraite et m’ordonna de la protéger le mieux possible. Je fis battre mes canonniers à la prolonge : ainsi ils empêchèrent de fondre sur nous l’ennemi qui nous poursuivit pendant une bonne demi-lieue. Près d’un bois fort épais, je fis faire un superbe feu de file par ma gendarmerie qui les empêcha d’avancer.

Les charretiers, qui étaient du pays, avaient coupé tous les traits des chevaux et s’étaient sauvés, laissant sur le grand chemin toutes les voitures chargées.

Nous avons perdu à cette bataille cent deux hommes sur cinq mille environ que nous étions, tout compris. L’ennemi, comme je l’ai su par des personnes de Montreuil qui me l’ont assuré, nous avait opposé au moins quarante mille hommes ; les bourgeois de l’endroit en enterrèrent à leur dire plus de quatre mille et s’il n’avait pas fait nuit, nous aurions sans doute passé… Le fait est qu’on ne se bat pas si bien la nuit que le jour.

L’ennemi prit Saumur le lendemain, et il est certain qu’il n’y serait pas entré si nous avions pu passer, car notre colonne était ce qu’on appelle de bonne troupe[3].

  1. Leîgonnyer était un ancien officier de cavalerie qui convenait peu à ce genre de guerre ; aussi fut-il constamment battu toutes les fois qu’il fut attaqué. On ne l’accusa point de trahison, parce qu’il se battit toujours en brave, mais nous nommâmes un autre à sa place pour la seule raison qu’il n’était pas heureux. On me dira peut-être que ce n’est pas là de l’exacte justice ; mais en cela nous suivions les préceptes du cardinal Mazarin, qui demandait toujours avant de confier un commandement à un officier : est-il heureux ? Je suis un peu de cet avis, parce que je suis du nombre de ceux qui croient à la fatalité. Il me serait cependant difficile d’expliquer les motifs sur lesquels je fonde cette opinion, si ce n’est parce que tous mes amis qui ont pris part à la Révolution sont morts de mort violente et que, proscrit plusieurs fois, j’ai échappé presque seul à la tourmente révolutionnaire.

    Les commissaires de la Convention destituèrent donc Leîgonnyer. Il fut remplacé par Menou, qui lui-même était officier de cavalerie.

    Il semble que dans cette malheureuse guerre personne n’était à sa place. Cependant Menou était un bon officier qui a . toujours fait son devoir. Le juin 1793, à deux heures, à la bataille de Saumur, il reçut un coup de feu qui lui traversa la poitrine et le mit hors de combat dès le commencement de l’action. (Choudieu : Notes sur la Vendée).

  2. Le 8 juin 1793.
  3. Choudieu, dans ses notes inachevées sur la Vendée, qui ne devaient composer qu’une section de ses Mémoires sur la Révolution encore inédits, raconte en témoin la prise de Saumur, et il insiste sur le péril fédéraliste. Sans sacrifier l’intérêt propre de ces notes, nous citerons ce dernier article pour son importance politique et comme l’éclaircissement à la période qui va suivre :

    « Il paraît que l’ennemi s’était pratiqué d’avance des intelligences dans la ville de Saumur, car au moment même où le feu commença un nommé François, étranger à la ville, encloua plusieurs pièces de canon ; les prisons furent ouvertes sans qu’on ait su par qui, et lorsque l’ennemi entra dans la ville l’inspecteur des remontes Lebrun livra tous les chevaux du dépôt, qu’il lui était facile de faire évacuer, ainsi que l’ambulance.

    « Une autre circonstance que je ne dois pas non plus passer sous silence, c’est que deux membres de la Convention nationale, Dandenac le jeune, et Delaunay le jeune, qui se trouvaient à Saumur sans mission, ne prirent aucune part au combat. Nous leur avions cependant fait délivrer des chevaux dont ils ne profitèrent que pour fuir les premiers, entraînant avec eux quelques fuyards qu’ils dirigèrent sur Angers quoique nous les eussions prévenus d’avance qu’en cas de retraite elle s’effectuerait sur Tours… J’ai dit que ces deux députés étaient venus à Saumur sans mission ; du moins ils n’en avaient pas d’apparente ; mais depuis nous avons acquis la certitude qu’ils en avaient une secrète, celle de se concerter avec les administrations civiles pour organiser des forces départementales, pour marcher sur Paris, et pour y comprimer ceux que les Girondins désignaient sous le nom d’anarchistes.

    « Arrivés à Angers, ces deux représentants, d’accord avec les administrateurs du département, convoquèrent un Conseil de guerre dans lequel il fut décidé qu’on évacuerait la ville sans attendre l’armée vendéenne qui, avant de se mettre en marche, resta inactive à Saumur pendant huit jours, parce que quelques-uns de ses chefs avaient conçu le projet audacieux de marcher sur Paris, et qui n’échoua que parce que les paysans qui formaient la principale force de cette armée ne voulurent jamais consentir à s’éloigner de leurs foyers, et ils eurent peut-être raison, parce qu’il est à croire qu’ils auraient trouvé leur tombeau dans les plaines de la Beauce. La détermination d’abandonner une ville aussi importante qu’Angers fut non seulement une insigne lâcheté, mais une trahison bien caractérisée ; une lâcheté parce qu’il était facile de s’y défendre puisque la ville était entourée de murailles qui, à la vérité, étaient vieilles, mais qui, plus tard, ont résisté à toutes les forces vendéennes réunies sous le commandement de Charles d’Autichamp. Cette détermination était aussi une trahison, car il est évident pour moi qu’en dirigeant la retraite sur Laval au lieu de la diriger sur le Mans, dont la route était parfaitement libre, on faisait un circuit inutile d’une vingtaine de lieues de plus qu’il ne fallait : c’était évidemment du renfort que nos deux collègues étaient chargés de conduire aux fédéralistes du Calvados ; et cela est si vrai que des envoyés des départements voisins et ceux même de la Gironde qui avaient passé à Niort et à Poitiers étaient déjà réunis à Laval, et que des bataillons qu’on y avait formés étaient de suite dirigés sur le Calvados. Du moins telle paraissait être leur intention, et s’ils n’atteignirent pas leur but, c’est que l’armée commandée par Wimpfen ne résista pas longtemps à l’armée républicaine dirigée contre elle par Robert Lindet.

    « Les chefs de l’armée catholique et royale tinrent à Saumur un conseil de guerre : on y discuta les moyens de tirer le plus grand avantage des succès inespérés qui venaient d’être obtenus. Ils ne furent point d’accord entre eux. Rien ne fut décidé parce que les paysans commençaient à se rebuter de tant de fatigues dont leurs chefs seuls profitaient ; ils étaient découragés par les pertes immenses qu’ils avaient éprouvées à l’attaque de Saumur et à celle de la petite armée de Salomon ; ils murmuraient tout haut et désertaient en foule. L’influence de leurs prêtres était insuffisante pour les retenir. Les généraux des rebelles se virent forcés d’agir promptement pour ne pas perdre le fruit de leur victoire et l’attaque de Nantes fut résolue ; ils savaient déjà qu’Angers était évacué.

    « Pendant qu’on délibérait à Saumur, le général Berthier, qui était infatigable et dont les talents et l’activité sont au-dessus de tout éloge, s’occupait sans relâche de la réorganisation de l’armée, et, avec des troupes battues et fugitives, il parvint en peu de temps avec de nouveaux renforts arrivés de Paris, à former une armée respectable composée de dix-huit mille hommes, munie d’une nombreuse artillerie et de tout ce qui était nécessaire pour rentrer en campagne.

    « J’ai déjà dit qu’après le combat de Saumur, Bourbotte s’était rendu à Paris. Mes collègues décidèrent que l’un de nous se rendrait à Niort, auprès du général Biron, pour l’inviter à sortir enfin de l’inaction dans laquelle il restait avec une armée plus nombreuse que la nôtre et qui, en attaquant l’ennemi sur un autre point que celui que nous défendions, pouvait opérer une diversion puissante. Le choix de mes collègues (Tureau et Richard) tomba sur moi ; pour la raison que je ne pouvais pas être utile à la réorganisation de l’armée parce que la blessure que j’avais reçue à Saumur, quoique légère, m’empêchait de marcher, et que la route de Poitiers et de Niort étant encore libre je pouvais aisément y parvenir en voiture, en prenant cependant quelques précautions pour éviter les surprises de quelques partis vendéens.

    « Arrivé à Niort, Biron me reçut comme je devais l’attendre d’un homme de cour ; il me fit beaucoup de compliments, beaucoup d’assurances de dévouement, beaucoup de promesses, et n’en continua pas moins à rester dans une inaction coupable. Croyant avoir rempli ma mission, je ne demeurai que vingt-quatre heures à Niort où je me rendis le soir à la société populaire ; j’y rencontrai mon collègue Thibaudeau qui, comme Delaunay et Dandenac, n’avait point de mission apparente, mais j’y rencontrai aussi deux émissaires venus de Bordeaux pour inviter les citoyens à envoyer des bataillons autour de la Convention pour la protéger contre les anarchistes. Je vis avec plaisir que l’opinion publique ne leur était pas favorable, et distinguai parmi les orateurs qui les combattirent avec beaucoup d’énergie deux jeunes volontaires qui avaient été précédemment officiers de dragons et qui, par dévouement à la cause de la liberté, s’étaient enrôlés comme simples soldats ; c’étaient les deux frères jumeaux César et Constant Faucher (les jumeaux de la Réole). En sortant de la séance je me disposais à faire arrêter les deux émissaires de la Gironde ; mais ils étaient déjà partis, et j’ai appris depuis qu’ils avaient dirigé leur route sur le Mans et sur Laval, sans s’arrêter à Tours.

    « Le lendemain, je pris des renseignements sur les deux volontaires que j’avais vus à la Société, et comme ils furent tous favorables, je proposai au général Chalbos de les employer dans sa division ; et comme il n’avait pas d’officiers capables près de lui, il accepta mon offre et avant de partir, je les nommai adjoints à l’état-major ; j’aurai dans la suite occasion de parler de ces deux officiers dont le nom est devenu cher à tous les amis de la patrie, non seulement pour les services qu’ils ont rendus, mais encore pour les fureurs du vieux maréchal de Vioménil dont ils sont devenus les victimes à Bordeaux.

    « Pendant que les Vendéens perdaient un temps précieux à Saumur pour y célébrer, par des fêtes, la victoire qu’ils avaient remportée sur l’armée républicaine, on recrutait publiquement dans plusieurs départements pour le Calvados ; deux députés de Maine-et-Loire y conduisaient des renforts, comme je viens de le dire : à Poitiers, on convoquait les suppléants ; à Bourges, à Niort, on vantait jusque dans la Société populaire les prétendus avantages du fédéralisme et même en ma présence, aux Sables, deux bataillons de la Gironde quittèrent leurs drapeaux pour retourner à Bordeaux se ranger sous l’étendard de la révolte ; dans le département de la Mayenne, on avait ordonné une levée d’hommes pour l’armée de Wimpfen ; dans celui de la Sarthe, le même mouvement se disposait, à Nantes même qui, à la fin du mois de juin, a donné des preuves si éclatantes de courage, des symptômes de fédéralisme commençaient à se manifester ; mais l’erreur ne fut pas de longue durée.

    « Notre position et celle de la République entière n’était pas brillante ; mais le génie de la liberté est sorti triomphant de cette crise, et nos ennemis ont dû se convaincre qu’il ne fallait que du courage pour surmonter tous les obstacles.

    « L’armée vendéenne, après être restée environ dix jours dans Saumur, fit rentrer une partie de ses forces dans l’intérieur pour tenir tête aux troupes de la République qui y occupaient encore quelques points ; le gros de l’armée se dirigea sur Angers où elle savait ne pas devoir éprouver de résistance. Notre armée, entièrement réorganisée à Tours, n’attendait que les ordres de Biron, — ils n’arrivèrent pas. Cependant l’ennemi n’avait laissé à Saumur que peu de forces ; il était urgent de ne pas lui donner le temps de les renforcer ; nous prîmes sous notre responsabilité de donner ordre de marcher sur cette ville, après toutefois avoir donné avis de notre marche au général en chef, en le prévenant que l’armée y attendait ses ordres.

    « Le 25 juin, nous rentrâmes dans Saumur, après en avoir chassé le peu de troupes que l’ennemi y avait laissées ; quelques jours après nous marchâmes sur Angers que l’armée Vendéenne avait évacué pour se porter sur Nantes. Nous nous fîmes rendre compte en arrivant à Angers de la conduite des administrateurs du département et après nous être convaincus de leur forfaiture nous les destituâmes. Cette destitution ne fut pas seulement motivée sur l’ordre qu’ils avaient donné de marcher sur Laval, mais encore et principalement sur l’arrêté qu’ils avaient pris pour faire imprimer et distribuer à profusion la protestation de quatre députés. La Révellière-Lépeaux, Le Maignan, Pilastre et Leclerc, contre les événements du 31 mai et des premiers jours de juin ; cet arrêté était un double délit, d’abord parce qu’il était en lui-même une protestation contre les décrets de la Convention nationale, mais aussi en ce qu’ils osaient dire que cette République ne serait que ridicule si elle n’était atroce. Il était impossible de laisser en place des administrateurs qui, dans ces moments de crise, tenaient un pareil langage à leurs administrés.

    « Cette destitution me fit dans le temps autant d’ennemis qu’ils avaient de partisans dans le département, et ils en avaient beaucoup, parce que jusque-là ils avaient constamment montré quelque dévouement à la cause de la Liberté. L’un d’eux, le docteur Tissier Duclossau, avait même marché à la tête d’une division de la garde nationale d’Angers pour repousser un parti vendéen qui s’était emparé de St-Florent et de Beaupréau. Je connaissais parfaitement leur conduite passée et j’en fis part à mes collègues, qui ne crurent pas que le passé dût excuser le présent. Cependant ils ne furent pas incarcérés au moment de leur destitution, mais plus tard, la Convention ayant déclaré suspects tous les administrateurs destitués, le Comité révolutionnaire d’Angers les fit arrêter, et depuis ils ont été traduits devant le tribunal révolutionnaire et condamnés à mort.

    « La Revellière-Lépeaux, qui comptait un frère parmi les administrateurs, m’a accusé d’avoir été la cause de la mort de celui-ci ; je ne puis laisser planer un soupçon aussi injuste sur ma tête, et je dois rétablir les faits. Les administrateurs de Maine-et-Loire étaient coupables de plusieurs actes répréhensibles, il était impossible de laisser plus longtemps l’autorité administrative entre leurs mains, lorsque l’ennemi était aux portes de la capitale et déjà maître de plusieurs districts du département. Sans pouvoir être accusé de trop de sévérité envers eux, nous fûmes même indulgents en les laissant en liberté ; notre devoir était d’ordonner leur arrestation. Le tribunal révolutionnaire a jugé leur conduite criminelle, ce n’est pas à moi d’examiner la chose jugée. Je dois cependant dire pour ma justification, si ma conduite en avait besoin, que j’ai fait tout ce qui pouvait dépendre de moi pour les sauver. Les épouses de deux d’entre eux, les dames La Révellière et Bravet de Beaujon, étant venues me trouver à Paris quelque temps avant leur mise en jugement, pour m’inviter à faire des démarches en leur faveur, je les conduisis moi-même dans le cabinet de Fouquier-Tinville, à qui j’exposai devant elles que cette erreur d’un moment devait être excusée par une conduite antérieure. Fouquier-Tinville, sans leur donner trop d’espérance, leur dit que son devoir était d’examiner avec beaucoup d’attention cette affaire qu’il ne connaissait point encore, et que l’intérêt que j’y prenais était un motif de plus pour lui à le faire, puis il m’invita à rester seul avec lui.

    « À peine ces dames furent-elles sorties que Fouquier-Tinville me dit : « Je n’ai pas voulu affliger deux épouses qui remplissent un devoir en cherchant à m’intéresser en faveur de leurs maris ; je n’ai pas dit l’exacte vérité ; j’ai examiné cette affaire, comme je devais, et il m’est impossible, en ma qualité de procureur général, de présenter comme excusables des faits qui sont d’autant plus criminels que les accusés étaient des fonctionnaires publics. »

    « Je ne pouvais pas davantage pour eux et cette démarche seule doit prouver que je n’étais pas leur ennemi et que j’étais loin de désirer leur mort.

    « D’autres fonctionnaires publics du département de Maine-et-Loire furent, à peu près dans le même temps, traduits devant le tribunal révolutionnaire. Lorsque l’armée catholique marcha sur Angers en descendant la rive droite de la Loire, les officiers municipaux de la ville des Ponts-de-Cé, en écharpes blanches et précédés d’un drapeau de la même couleur, se rendirent sur les confins de leur territoire pour y complimenter les chefs : ils ont été condamnés à mort.

    « On s’est beaucoup apitoyé dans le pays sur cette mort, parce que ces magistrats étaient tous de simples ouvriers, et il est encore des hommes qui les regardent comme des victimes de la Révolution.

    « Beaucoup de personnes disent encore aujourd’hui à Paris que de nombreux ouvriers, qui n’avaient commis d’autre crime que celui de crier vive le roi, sont aussi des victimes de la Révolution. Je conviendrai, si l’on veut, que les lois étaient peut-être beaucoup trop sévères ; mais il faudra aussi convenir avec moi que c’est la sévérité de ces mêmes lois qui a sauvé la patrie, et qu’il est impossible en révolution d’adopter un juste milieu sans compromettre la chose publique ; tout le monde aujourd’hui n’est pas de cet avis ; mais ceux qui pensent ainsi ne savent pas ce que c’est qu’une révolution, et je ne désire pas qu’ils en fassent la triste expérience à leurs dépens, parce que j’ai toujours pensé qu’une révolution était un mal, mais je pense en même temps que c’est un mal nécessaire, car quel autre moyen resterait-il aux opprimés de se débarrasser de leurs tyrans ? Et ce n’est pas sans raison que l’Assemblée Constituante a décrété que, dans ce cas, l’insurrection est le plus saint des devoirs.

    « Quant aux classes ouvrières qu’on prétend n’avoir été que des instruments sacrifiés, je conviens que ceux qui les mettaient en avant étaient beaucoup plus responsables ; mais elles ne sont pas si dépourvues de bon sens que certaines gens voudraient le faire croire, pour les tenir dans une ignorance parfaite de leurs droits. On aura beau faire, le peuple a prouvé plus d’une fois qu’il connaissait sa force, et ceux-là sont bien aveugles qui le forcent d’y recourir, car ils en sont les premières victimes. »