La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/21

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXI

On veut perdre les braves gens. — Dans une auberge de Saint-Maixent. — Westermann comme individu. — Chez le commandant de place. — Un coupe-gorge. — Mon logeur effrayé. — On vient m’arrêter — Cent grenadiers pour moi — Un vainqueur de la Bastille au cachot. — J’écris à ma division. — Le capitaine Drouilly. — À Niort sous bonne escorte. — Mauvaise procédure. — En liberté.

Au bout de quelque temps, je reçus ordre de partir pour Tours avec ma division ; cet ordre était signé Biron et envoyé par le chef de l’État-Major nommé Nouvion. Je partis dès les trois heures du matin avec ma troupe et j’arrivai à dix heures à Saint-Maixent.

À moitié chemin, je rencontrai le général Westermann qui allait à Niort ; j’ai su le même jour par des volontaires que Biron et lui avaient parlé ensemble sur le chemin pendant une bonne heure. Le général Salomon, qui m’avait accompagné jusqu’à Saint-Maixent, me dit : « Méfie-toi ! on veut perdre et sacrifier les braves gens. »

Je le quittai pour faire loger ceux de mes gendarmes qui encore attendaient, deux heures après que nous étions arrivés. Je fus moi-même à la municipalité et m’inquiétai de leurs billets de logement. Plusieurs de mes amis étaient à Saint-Maixent qui me prièrent à dîner avec eux : j’y fus avec quatre officiers du corps.

Nous entrâmes dans cette auberge ; plusieurs personnes y buvaient à des tables ; l’un de nous demanda quelle était la garnison qui résidait et l’on nous répondit que c’était la légion de Westermann, dite du Nord, avec quelques bataillons de volontaires.

Plusieurs personnes vantèrent les exploits de Westermann. Je leur dis que je le connaissais pour très brave, mais qu’il n’était pas trop honnête homme. Ce propos les choqua ; de part et d’autre des sottises furent dites ; je fis remarquer que ceux qui soutenaient Westermann avaient bien raison, s’ils ne le connaissaient que comme militaire, mais que plusieurs d’entre nous le connaissaient comme individu et avaient même fait avec lui la journée du 10 août. Une chose certaine, c’est que Westermann avait essuyé un procès criminel sous l’inculpation d’avoir volé des couverts d’argent et qu’il ne s’était pas disculpé. La dispute s’échauffait : je leur dis des paroles dures et de nous laisser tranquilles. Après quelques instants, ils sortirent à quatre et furent porter plainte à l’officier qui commandait la place.

Vers les quatre heures après-midi, on vint nous chercher de la part de cet officier. Il avait quelque chose à nous communiquer, disait-on, car les Brigands étaient en marche sur nous. Je le crus naïvement : je pris mon sabre et je fus chez le commandant. J’y trouvai plus de trente officiers et aussi les quatre hommes de l’auberge qui dirent en me voyant : « Voilà le coquin qui a tenu les propos que nous vous avons rapportés, commandant. » Je ripostai : Je n’ai rien dit concernant votre corps. — Mais vous avez traité le général de voleur d’argenterie. — Oui, leur répondis-je, mais c’est à lui à m’attaquer et non à vous ; portez-lui vos plaintes et devant lui je soutiendrai tous les propos que j’ai avancés. Les voilà trois ou quatre biribis que je reconnus, qui voulurent tomber sur moi. Je mis la main sur la garde de mon sabre et dis au commandant que je n’étais pas venu chez lui pour être assassiné et qu’il répondrait de moi. Il empêcha que l’on se portât sur moi à aucune voie de fait, et il me dit : « Le général est parti à Niort ; comme supérieur, je vous ordonne les arrêts dans votre logement jusqu’à son retour. » Je lui dis que j’allais m’y rendre. En sortant, les disputeurs me dirent mille injures : l’un, qu’il me couperait bien un bras, un autre que ce serait un plaisir pour lui de me brûler la cervelle. Je me rendis pourtant à mon logement sain et sauf. Plusieurs officiers de la gendarmerie vinrent me voir à mon logement ; je priai un capitaine de rester avec moi afin qu’il pût rendre compte à la gendarmerie de cette affaire[1].

Je devais partir le lendemain matin à trois heures vu qu’il faisait extrêmement chaud. Voyant qu’à dix heures du soir on ne venait pas, je demandai de la lumière pour me coucher. Le maître de la maison où j’étais logé me dit qu’il allait m’en donner, mais qu’il ne voulait pas qu’elle restât allumée parce que je pourrais mettre le feu à sa maison. Je lui dis que j’étais un honnête homme et qu’il fallait qu’il fût bien prévenu contre moi pour me parler comme il le faisait. Il me tint plusieurs propos contre-révolutionnaires ; je lui dis des paroles dures et ne voulus pas de sa lumière. J’étais logé sur les derrières de la maison. Vers onze heures du soir, deux officiers vinrent dans ma chambre, le sabre à la main, et demandèrent le nommé Rossignol. — C’est moi. — Levez-vous et venez parler au général. — Où sont vos ordres ? — Les voilà.

L’ordre était conçu à peu près en ces termes :

« Le commandant de la cavalerie de la Légion du Nord se transportera au logement du commandant de la 35e division de gendarmerie, se saisira de ses armes et le conduira au quartier du général. »

« Westermann. »

Je remis mon sabre et mes deux pistolets et je descendis. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je vis à ma porte cent grenadiers, baïonnette au canon. Ils se partagèrent en deux pelotons qui se refermèrent sur moi ; deux officiers me serraient de près, un de chaque côté, le sabre nu à la main. Je leur dis : Il ne me manque plus que la chaîne au cou et un bonnet pour avoir l’air d’un galérien.

Je fus ainsi conduit jusque sur la porte du général ; le commandement du détachement monta alors chez Westermann avec mes armes ; je voulais l’accompagner, mais il s’y refusa. Un quart d’heure après l’officier revint et commanda : « À la prison ! » Je lui dis qu’il m’avait fait lever pour parler au général et que son ordre était formel. — « Le général ne veut point vous parler… et marchez ! » — Il fallut marcher.

À la prison, arrivé dans une cour, le concierge vint, il était bien onze heures et demie, et le commandant lui dit : « Il faut mettre ce coquin-là au cachot. » Je protestai devant le détachement qu’une loi le défendait, et que depuis que j’avais aidé à renverser la Bastille il ne devait plus exister de cachots ; j’ajoutai qu’on me tuerait plutôt que de m’y faire entrer. Le concierge se chargea de moi et me traita avec assez d’humanité.

Sur les deux heures du matin, on vint sonner et je dis au capitaine qui m’avait suivi : je te parie que l’on vient me chercher pour me tuer. Bravement il me répondit : « Nous mourrons ensemble. » Le nom de cet homme était Drouilly, capitaine des canonniers de la 35e division, courageux et instruit.

On monta dans ma chambre. Nous étions couchés par terre sur un matelas. Le concierge me dit : « C’est la cavalerie qui vient vous chercher. » Je descendis et je connus qu’on avait ordre de me transférer à Niort et de me conduire auprès du général en chef Biron. Je demandai l’ordre ; il me fut présenté.

Les soldats de l’escorte avaient des cordes pour m’attacher et je leur demandai pourquoi. Ils me répondirent que le général Westermann leur avait recommandé cette précaution. Je leur dis que je ne voulais pas fuir et qu’ils ne m’attacheraient pas, mais qu’ils pouvaient tripler l’escorte si bon leur semblait. Ils renoncèrent à leurs cordes.

Je demandai une feuille de papier et j’écrivis une lettre à ma division, dans laquelle je lui recommandais l’obéissance et l’invitais à rester calme ; j’y donnai le pouvoir en mon absence au premier capitaine commandant ; le capitaine Drouilly se chargea de cette lettre.

Je n’avais point d’argent : ce brave officier me donna son portefeuille, dans lequel je pris six cents livres dont je lui fis un billet payable sur mes appointements auprès du quartier-maître de la division. Je voulais avoir un cheval avec mon domestique et mon porte-manteau, mais ce fut impossible.

Je partis pour Niort.

J’ai appris que vers les trois heures la légion du Nord était sous les armes ; ma gendarmerie se rassemblait pour partir et tous les gendarmes demandaient après moi, et ne voulaient pas partir sans m’avoir à leur tête. Les deux divisions se seraient battues l’une contre l’autre, si l’on n’avait lu la lettre que j’avais écrite, qui les calma. Après bien des contestations, ils se mirent en route. Il y eut deux coups de pistolet tirés par deux volontaires de la légion de Westermann, qui ne blessèrent personne. Ce détail me fut rapporté lorsque j’eus rejoint ma division.

Quant à moi, j’arrivai à Niort à cinq heures du matin, bien escorté de huit cavaliers et un officier de gendarmerie, le tout à cheval. En arrivant on me mena chez le général Biron. Il n’était pas visible. L’officier entra dans sa chambre et j’entendis qu’on disait : « Menez-le chez le chef de l’État-Major. » On me conduisit chez Nouvion qui ordonna de me mettre dans la tour, mais le concierge ne voulut pas me recevoir. Reconduit chez Nouvion, qui était dans son sommeil : « Mettez-le à la prison de la ville… » Je voulais lui parler, il ne voulut pas m’entendre. Me voilà en prison sans savoir pourquoi.

Après deux fois vingt-quatre heures, j’écrivis une lettre au général Biron. Il me fit réponse que ce n’était pas par son ordre que j’avais été arrêté, que les autorités civiles instruisaient un procès contre moi, et que cela ne le regardait en rien. De suite j’écrivis à l’accusateur public qui répondit ne pas me connaître et m’assura qu’aucune plainte contre moi ne lui était parvenue. Alors, seconde lettre à Biron, et cette fois pas de réponse.

Au bout de quatre jours, je fus interrogé sur un repas que plusieurs bataillons avaient donné au général Salomon et auquel j’avais été invité ; mais dans l’interrogatoire que l’on me fit subir, on s’était trompé de nom pour le pays, de manière que je pus répondre justement que je n’avais jamais été dans cet endroit. On me fit encore beaucoup de questions et à toutes je répondais que cela ne me concernait pas… et que d’abord je n’avais jamais été dans le cantonnement dont on me parlait. La procédure ainsi engagée ne pouvait pas continuer ; il fallut attendre d’autres pièces à ma charge qui venaient de chez le juge de paix, et l’interrogatoire fut remis au lendemain. J’étais porteur de toutes les lettres de Biron et de l’accusateur public, ainsi que des doubles de celles que je leur avais écrites.

En prison, le général Salomon m’envoyait de sa table à dîner, et j’avais un grenadier de la Convention qui venait me voir et qui se chargeait de mes commissions.

J’écrivis au ministre Bouchotte et je lui exposai les manœuvres arbitraires auxquelles on se livrait pour me perdre ; cette lettre parvint à temps[2] ; mais ce qui me retira de cette affaire, c’est que, le premier jour de mon départ de Saint-Maixent, les officiers étant assemblés prirent un arrêté au nom du corps, portant que deux officiers partiraient à franc étrier et se rendraient à Tours. Admis au Conseil et s’acquittant de leur mission, disant comment j’avais été enlevé dans la nuit et le mouvement qu’on avait excité entre les deux divisions, ils témoignaient en outre du désir que la gendarmerie avait de me ravoir, etc…

Les représentants Richard, Choudieu, Merlin de Thionville, Reubell, prirent un arrêté sur-le-champ pour me faire mettre en liberté. Je possède cette pièce[3]. Un courrier extraordinaire partit aussitôt pour Niort et, sur les onze heures du matin, je fus remis en liberté.

Le même jour, une lettre du ministre de la Guerre me rappelait à Paris pour y rendre compte de ma conduite.

Bourdon de l’Oise et Goupilleau de Fontenay, que je rencontrai dans la rue comme j’allais à la poste aux chevaux, me dirent  : «  Comment, tu n’es pas encore parti  ?… Si Biron te voyait, il te ferait arrêter[4].  » — Est-ce que vous n’êtes pas les représentants du peuple  ? leur dis-je, il ne peut rien faire contre moi, tant que vous serez ici. — «  Pars toujours, me répondirent-ils.  » À la poste, je commandai deux chevaux, mais pour les avoir je fus obligé d’aller au département chercher un ordre qui me fut délivré après bien des contestations : il me fallut montrer l’arrêté des représentants. Après cela je fus encore obligé d’emprunter une voiture ; ce fut le citoyen Lalirey, commissaire-ordonnateur de l’armée de l’Ouest, division des Sables, qui me prêta un cabriolet.

Je passai par Tours, où je vis les représentants du peuple, que j’informai exactement de ce qui s’était passé, et, sans tarder, je partis pour Paris avec la lettre du ministre.

  1. Le procès-verbal porte :

    « Le 29 juin, le lieutenant-colonel des chasseurs à cheval de la légion du Nord reçut, en l’absence de Westermann, un rapport signé de plusieurs officiers, sous-officiers et soldats de cette légion, portant que Rossignol, en arrivant à Saint-Maixent avec sa troupe, avait cherché, par les propos les plus incendiaires, à mettre la légion du Nord en insurrection contre son chef ; qu’il avait dit, en buvant avec ses gendarmes, qu’il savait bien que Westermann tenait ses soldats sous le joug ; que si ces soldats étaient de vrais républicains, ils secoueraient bientôt ce joug et n’obéiraient point aveuglément aux ordres de leur chef… »

    On lit en marge l’approbation de Westermann et cette annotation :

    « Considérant que le citoyen Rossignol a déjà prêché la même insubordination contre le général Biron, à Niort ; qu’il a suscité les soldats contre le général, en disant qu’il ne fallait pas lui obéir, puisqu’il était un ci-devant ; qu’il est urgent d’arrêter les projets d’une personne aussi dangereuse à la tête d’un corps, qui partout ne prêche que l’insubordination : c’est pourquoi le citoyen Rossignol sera traduit dans les prisons de la ville de Saint-Maixent, pour être conduit demain au quartier général à Niort, et être jugé suivant la rigueur des lois.

  2. convention nationale : Extrait de la séance du 7 juillet 1793.

    *** : Je reçois à l’instant une lettre de Bardoux, adjoint aux commissaires nationaux nommés pour les départements troublés par les rebelles, qui annonce que le citoyen Rossignol, colonel de la 35e division de la gendarmerie nationale, connu par son talent et son patriotisme, a été incarcéré à Niort par ordre de Biron et mis au secret ; je demande qu’il soit rendu justice à ce citoyen, et que cette arrestation arbitraire soit à l’instant levée.

    Saint-André : J’ajoute que les représentants du peuple qui sont dans ce département rendent le meilleur témoignage du citoyen Rossignol, et le représentent comme également actif, intelligent et patriote. Je demande que vous décrétiez l’élargissement provisoire de ce citoyen.

    Danton : J’appuie cette proposition et je demande qu’on examine enfin la conduite de Biron.

    Thirion : Et qu’il soit tenu de rendre compte des motifs de cette arrestation arbitraire. Ce nouveau délit justifie assez les doutes qu’on a depuis longtemps sur la conduite incivique de Biron. J’observe que Biron, qui est à la tête de vingt mille hommes, non compris l’avant-garde que commande Westermann, n’a encore rien fait pour l’honneur de la République, tandis que les petits détachements battent journellement les rebelles. Voilà ce qui arrivera tant que vous aurez des ex-nobles, des ex-conspirateurs à la tête des armées. Ils vous trahissent ou ils secondent vos ennemis par une coupable inertie. Je demande donc que l’on renvoie au Comité de salut public l’examen de la conduite de Biron.

    L’assemblée décrète l’élargissement provisoire du citoyen Rossignol et renvoie au Comité de salut public l’examen ultérieur de cette affaire.

  3. «  ARMÉE des côtes de la Rochelle.

    «  LA RÉPUBLIQUE OU LA MORT

    «  AU NOM de la République française, une et indivisible

    «  Les représentants du peuple prés l’armée des côtes de la Rochelle, réunis en commission centrale, à Tours.

    «  Ayant été informés que le citoyen Rossignol, lieutenant-colonel de la trente-cinquième division de gendarmerie nommé provisoirement aux fonctions d’adjudant-général de l’armée, a été mis en état d’arrestation à Saint-Maixent et qu’il a été transféré dans les prisons de Niort, où il est maintenant détenu, arrêtent que copies des pièces relatives à son arrestation seront envoyées, dans le plus bref délai, tant à la Commission centrale qu’au Comité de salut public, et qu’il sera sursis à toutes poursuites et instructions, jusqu’à ce que la Convention nationale en ait autrement ordonné.

    Fait en Commission centrale à Tours, ce quatre juillet mil sept cent quatre-vingt-treize, l’an Deux de la République française.

    Signé : Richard, président ; Choudieu, Ruelle et Tallien.

    Pour copie conforme :
    Richard, président.
  4. CONVENTION NATIONALE  : Extrait de la séance du 18 juillet 1793

    Biron écrit que ce n’est pas par son ordre que Rossignol a été mis en état d’arrestation.

    (Le Moniteur.)