La Vierge sensuelle/07

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Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 37-42).
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Le lendemain, Gérard d’Herblay recevait, au moment où il s’y attendait le moins, la visite de son ami Noël Véron, car la Providence des amoureux avait justement mis sur le chemin de la belle Laure le plus intime camarade et le confident du jeune ingénieur.

Gérard était nerveux, préoccupé. Il allait se marier le surlendemain.

— Eh bien, lui dit Noël, tu es dans la joie, heureux fiancé… Tu es impatient de posséder le trésor, l’ange qu’est la toute charmante Éliane ?

Le jeune homme interrompit son ami :

— Pourquoi me dis-tu cela de ce ton ironique ? Tu es sceptique, c’est entendu. Mais, moi, je suis sentimental et j’aime ma fiancée.

— Tu ne l’aimes pas ? Tu l’adores !

— Bien sûr que je l’adore ! N’est-ce pas tout naturel ?

— Diable ! si ! C’est naturel ! Et tu fais beaucoup de jaloux en l’épousant. Je suis certain qué tu ne penses qu’à ton bonheur ?

— Je ne pense pas à autre chose !

— Et c’est ce qui te rend si nerveux ?

— Dame ! C’est un grand changement dans ma vie.

Noël continuait sur le même ton. Il semblait prendre un malin plaisir à exaspérer son ami.

— Il y aura deux grands mariages ce jour-là, à la même église. Et vous risquez fort de vous rencontrer sur les marches… ou à la sacristie avec les époux Duchemin-Harmel.

— Qu’est-ce que ça peut me faire ?

— Tous mes compliments ! Je vois qu’Éliane a complètement effacé dans ton esprit le souvenir de la captivante Laure.

Gérard s’arrêta et regarda son ami :

— Noël ! Tu as tort, lui dit-il, de remuer les cendres du passé. Tu m’as assez tourné en ridicule lorsque je t’ai confié ma détresse. Mais c’est fini, maintenant, bien fini…

— Même si Laure t’aimait.

— Tu es fou ! Elle se marie dans deux jours avec un autre qu’elle a choisi délibérément, qu’elle aime sans doute et dont elle est déjà la maîtresse.

— Tu n’as pas le droit d’affirmer une chose pareille.

— J’en suis sûr. Elle ne l’épouse que pour cela. Il est le beau dompteur qu’elle attendait et qui l’a conquise !

— Rien du tout !…

— Par exemple ! Comment alors expliquer son mariage ?

— Par le tien ! Elle épouse Duchemin qu’elle déteste, par dépit de te voir épouser une autre femme !

— Ce n’est pas possible ! Voyons. Qu’est-ce qui peut te permettre une telle supposition ?

— Ce n’est pas une supposition, c’est une certitude.

— Noël ! Je t’en supplie, ne me parle pas ainsi.

Noël se leva. Il tendit les deux mains à Gérard :

— J’écris des romans psychologiques qui ne valent pas souvent les aventures véritables de la vie. Laure t’aime, te dis-je, j’en ai la preuve. Ne dis rien, ne bouge pas, laisse-moi faire. Et c’est elle après-demain qui sera ta femme.

Gérard maintenant était transfiguré.

— Je veux savoir !

— Ne sois pas impatient ! Attends, deux jours, ce n’est pas long.

— Une éternité !

— Amoureux, va ! Laisse-moi faire, ou tu feras tout casser.

Noël en rentrant chez lui, se demandait comment il allait parvenir à réunir les deux amants et empêcher les deux unions ridicules qu’ils allaient contracter par dépit. Il échafaudait des plans lorsqu’en arrivant on lui remit une lettre de Laure.

« Venez tout de suite, lui disait-elle, j’ai absolument besoin de vous voir. »

Noël qui maintenant s’attachait à cette aventure qu’il vivait comme un roman, déjà écrit dans sa pensée, ne voulut pas attendre pour déférer à l’invitation de l’étrange jeune fille.

Laure était impatiente de le voir. Pour se trouver seule avec lui, elle avait, sous un prétexte quelconque, éloigné la tante Adèle. Celle-ci, d’ailleurs, ne savait plus à quel saint se vouer. Jusqu’au dernier moment elle avait espéré que le mariage de sa nièce avec Albert Duchemin n’aurait pas lieu ; elle croyait même que Gérard reviendrait lui aussi et ne persisterait pas dans son projet d’union avec la blonde Éliane.

Aussi s’accusait-elle à présent d’avoir mal manœuvré et d’être la cause du malheur de Laure. De guerre lasse, elle subissait les événements qu’elle ne pouvait plus empêcher, attendant qu’un miracle se produisit à la dernière minute.

Laure était très nerveuse, et Noël s’en aperçut tout de suite.

— Enfin, vous voilà, dit-elle ! Je me demandais si vous alliez venir !

— Ne vous avais-je pas dit que vous pouviez compter sur moi ?

— Sans doute ! Mais avec les hommes on ne sait jamais.

— Pas avec moi. Je tiens parole.

— Je vous en remercie.

— Et qu’attendez-vous de moi ?

Cette question était toute naturelle. Et cependant la jeune fille tardait à y répondre. Ce ne fut qu’après quelques minutes qu’elle reprit la parole.

— Voilà, dit-elle. J’ai bien réfléchi depuis hier, j’ai revu M. Duchemin…

— Votre fiancé ?

— Oui, Je lui ai signifié une fois de plus qu’il ne devait rien attendre de moi et que notre mariage devait rester platonique.

— Et il a accepté, il s’est soumis ?

— Il s’est soumis, mais tout dans son attitude me fait croire qu’il n’entend pas tenir sa promesse et qu’il espère quand même venir à bout de moi. Je le crois capable de tout.

— Eh bien ! Je vous le répète encore une fois. Ne l’épousez pas.

Elle fronça les sourcils.

— Je ne peux plus faire autrement, dit-elle. Il le faut.

— Quelle femme bizarre vous êtes ! Vous vous liez à un homme que vous n’aimez pas… par orgueil.

— Par orgueil, peut-être, mais je ne veux pas qu’il soit dit que cet être que je déteste m’aura courbé entièrement sous sa loi. Je ne veux pas — si jamais je dois succomber — que cet homme indigne me révèle l’amour. Non ! ma pureté ne doit pas être sacrifiée à ce viveur.

— Je ne vous comprends pas…

— Vous ne voulez pas me comprendre. Soyez généreux. Ne m’obligez pas à aller jusqu’au bout de ma pensée que vous devinez bien. J’aime mieux être prise la première fois par n’importe qui, par le premier inconnu que je rencontrerai.

— Vous êtes folle.

— Ne me dites pas cela, vous saviez bien me parler autrement l’autre soir, lorsque vous m’invitiez à souper, Si vous voulez, reprenons l’entretien à ce moment-là…

La jolie Laure baissait les yeux. Sa pudeur, malgré elle, l’emportait et elle rougissait en prononçant ces mots par lesquels elle s’offrait.

Elle était certes bien tentante ainsi. Noël eut un éblouissement. Il la voyait toute frémissante, pleine de sensualité, prête à se donner et il eut — ce ne fut qu’un éclair — l’idée de faire le geste décisif qui ferait tomber dans ses bras cette neige toute brûlante de désir de connaître l’amour.

Mais il se reprit. Il eut assez d’empire sur lui-même pour faire taire ses sens qui lui criaient : « Elle est à toi. Prends-la donc ! »

Et ce fut, au contraire, en affectant le ton le plus déférent qu’il répondit :

— Non. Je ne vous prendrai pas au mot.

Elle le regarda, étonnée, M. Duchemin — Pourquoi ? Ne suis-je donc pas désirable ?

— Plus qu’une femme l’a jamais été ! Mais je ne veux pas profiter d’un moment d’abandon où vous n’avez pas conscience de ce que vous faites.

Elle se leva, furieuse. C’était la colère maintenant qui empourprait ses joues :

— Voilà comment vous êtes ! Lorsque vous m’avez rencontrée dans ce restaurant, vous me désiriez, parce que vous me considériez comme une fille. Et maintenant, vous me respectez. Vous ne comprenez donc pas que c’est votre respect d’aujourd’hui qui est une insulte.

« Eh bien ! Tant pis ! Puisqu’il faut pour qu’un homme me possède sans scrupules que je me mêle à ces femmes, je le ferai. Je vous l’ai dit. N’importe qui, le premier venu, plutôt que mon futur mari.

« Je vous donnais la préférence. Vous jouez l’homme fort. Un autre en profitera. Les hommes, avant de se marier enterrent leur vie de garçon. Je ferai comme eux. Demain soir, la veille de mon mariage, je retournerai là où vous m’avez rencontrée.

« Vous m’y retrouverez si vous y venez. C’est moi qui inviterai à souper les hommes qui s’y trouveront, Et je serai à celui qui voudra de moi.

Elle éclata de rire et s’écria :

— Je pense que, cette fois, il y aura des amateurs !

Noël répondit simplement :


Ce n’est pas pour être convenable que je vous invite (page 31).

— Il y en aura ! Soyez-en certaine !…

— Mais si vous venez, il sera trop tard pour vous.

— Je viendrai, et s’il est trop tard pour moi, un autre en profitera.

11 la salua respectueusement et sortit.

Laure, une fois de plus, tomba dans une violente crise de désespoir.

— Qu’ai-je donc ? disait-elle. Qu’ai-je pour être ainsi méprisée des hommes ?

Noël fut heureux de se retrouver dans la rue. Il s’épongea le front avec son mouchoir et murmura : « Ce sacré Gérard a de la chance que je sois son meilleur ami. Il ne se doute pas du sacrifice que je viens de lui faire. »

Et il ajouta : « Sera-t-il heureux avec elle ? Cette fille me fait peur. »

Ce qui ne l’empêcha pas de courir chez son ami.