La Vierge sensuelle/08

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Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 43-48).
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Le lendemain soir, avant minuit, Laure se retrouvait dans l’établissement où elle avait rencontré Noël.

Elle s’assit à une table, seule, et commanda du champagne. « Il faut que je boive, pensait-elle, pour m’étourdir et me donner du courage. »

Elle souriait en pensant qu’elle allait se donner au premier venu et que le lendemain elle irait à l’autel en robe blanche, couronnée de fleurs d’oranger. « Hypocrisie ! murmurait-elle. Tout n’est qu’hypocrisie et mensonge. »

Puis son front se rembrunissait. Elle pensait alors à Gérard qui se marierait le même jour qu’elle et elle soupirait. Soupir de regret, car, au fond d’elle-même, elle était bien obligée de s’avouer qu’elle aimait toujours le premier fiancé qu’elle avait éconduit. « J’étais presque à lui, songeait-elle. » Et elle frissonnait comme le jour où ses lèvres s’étaient unies dans un premier baiser à l’homme qu’elle voulait détester sans y parvenir.

Elle sortit de cette sorte d’engourdissement et jeta les yeux autour d’elle. Des couples étaient attablés, en des poses souvent indécentes. Elle les considérait, en se disant qu’elle serait ainsi tout à l’heure à côté d’un inconnu qui se presserait contre elle.

Provocante, comme elle l’avait vu faire aux femmes à côté d’elle, elle dévisagea des hommes qui passaient. Deux d’entre eux s’arrêtèrent.

— Oh ! la belle enfant ! dit le premier, posant sur son œil un monocle pour la dévisager.

— Allons lui demander lequel de nous deux elle préfère, répondit l’autre.

Elle les avait entendus et les laissait venir. Ils prirent place à sa table.

— Vous buvez seule ? dit l’un des inconnus.

— Je vous invite si vous voulez. Justement, je cherche des amis pour souper.

— Ma foi, qui refuserait un souper en aussi charmante compagnie serait fou ! Nous serons volontiers ces amis, à moins qu’un seul vous suffise.

— Non, dit-elle, les deux. Même il me plairait d’avoir à ma table un troisième convive.

— C’est beaucoup !

— J’y tiens… Je ferai mon choix au dessert. Si cela vous plaît, ça va. Sinon, j’attendrai d’autres…

Ils se regardèrent.

Déplaçant son monocle, le premier s’inclina :

— Non pas, nous acceptons. Chacun attendra avec plus d’impatience la fin du souper… dans l’espoir d’être l’heureux mortel que vous désignerez.

— Ce ne sera pas banal, fit l’autre. Au moins vous êtes originale, vous !

— Vous trouvez ? demanda Laure ironique.

— Justement, voici un de nos amis. Il fera volontiers le troisième que vous attendez.

L’ami, joyeux, accepta. Il se tapait sur les cuisses, en disant : « Ça c’est rigolo, je la resservirai ! Au moins, toi, tu es une môme pas ordinaire. Je parie cent francs que c’est moi qui l’emporterai et qui finirai la nuit avec cette jolie gosse ! »

Elle se sentit froissée mais n’en laissa rien paraître.

À ce moment, elle vit Noël qui se dirigeait vers elle.

Il salua les trois hommes et s’adressant à Laure :

— Je vois, dit-il que vous avez déjà trouvé des soupeurs. Suis-je de trop ?

— Vous n’êtes pas de trop le moins du monde, mon cher. En votre qualité d’ami platonique, vous serez l’arbitre entre ces messieurs. Conduisez-nous donc, vous qui connaissez la maison, dans un salon où nous soyons seuls !

À la grande surprise de Laure qui le mit au courant de la proposition qu’elle avait faite aux trois amis, Noël ne s’indigna pas.

— Ce sera très amusant, dit-il, au contraire. Et je prévois un dénouement inattendu…

— Pourquoi inattendu ?

— Au moins pour deux de ces messieurs.

Un quart d’heure plus tard, tous cinq étaient attablés.

Laure présidait cet étrange souper. Elle dissimulait son état nerveux sous une gaîté affectée, riant aux plaisanteries et aux mots grossiers de ses convives.

Les trois hommes, au fur et à mesure qu’approchait la fin du repas, devenaient plus loquaces, plus émoustillés. Chacun se voyait déjà l’amant de cette femme qu’ils trouvaient superbe, et ils mordaient dans la chair des fruits qui leur étaient servis comme s’ils avaient posé leur bouche sur la peau fraîche et satinée qu’ils convoitaient de la fille étrange avec laquelle ils se trouvaient.

Laure commençait elle aussi à être troublée, en proie à un malaise bizarre, inconnu d’elle, au milieu de ces mâles en rut, dont elle sentait les désirs monter vers elle.

Déjà elle se demandait : « Lequel vais-je choisir ? »

Le champagne remplissait les coupes. Noël, qui le versait, se leva.

— Puisque, dit-il, mademoiselle m’a désigné comme arbitre, je propose que celui qui doit rester avec elle soit tiré au sort.

Laure sourit :

— Ce ne sera que plus original, fit-elle, et j’accepte volontiers de me soumettre au décret du hasard. Cela me sortira d’un grand embarras.

— Comment va-t-on procéder ?

— C’est bien simple ! dit Noël. Écrivez vos noms sur des billets tandis que je me retire, vous mettrez les trois billets dans une assiette, sous une serviette et je tirerai quand vous m’appellerez. Je reste derrière la porte.

Il sortit en effet.

En riant, les convives inscrivirent leurs noms — ou du moins leurs prénoms — sur des morceaux déchirés du menu, et cinq minutes plus tard, ils rappelaient Noël.

Laure considérait les trois hommes avec une apparente indifférence.

Cependant, elle cherchait quand même à saisir lequel serait le gagnant de cette extraordinaire loterie, Elle ne savait pourquoi, mais maintenant, tous trois lui déplaisaient : celui qui portait monocle lui paraissait trop fat ; son ami, chauve et grisonnant, ridicule, et le troisième vulgaire. Mais elle était résolue à ne pas se dédire et elle pensait : « L’un des trois va être mon amant. Et il ne se doute pas qu’il va posséder une vierge ! »

Certes non, ils ne s’en doutaient pas ni l’un ni l’autre,

L’aventure leur paraissait déjà suffisamment singulière. Elle n’avait pas besoin de ce piment supplémentaire pour les exciter.

— Heureusement, dit Noël en riant, ceux qui resteront pour compte trouveront dans l’établissement même de jolies filles pour les consoler.

Les trois amis protestèrent. Ils ne voulaient pas entendre parler d’autre femme que de leur convive.

— Je ne peux pourtant pas, dit-elle, être à tous les trois.

— Des fois ! dit celui qui était arrivé le dernier.

Lentement, Noël sortit un carré de papier et le déplia.

Ni Laure, ni les autres ne soufflaient mot. La jeune fille sentait peser sur elle trois regards aussi chargés de désirs. Elle ferma les yeux et pensa qu’elle était dans la jungle une proie disputée par trois fauves. Cette impression la fit vibrer étrangement. Elle lui plaisait, parce qu’elle se laissait aller à la sensualité dont son être débordait.

Et Noël lut :

— Gérard !…

Les trois hommes bondirent ensemble :

— Vous avez triché !

— C’est un quatrième billet !

— Ce nom n’est pas l’un des nôtres !

Mais, la porte laissée entrebaillée s’était ouverte soudain et un nouveau personnage était entré.

— Ce nom est le mien ! s’écria-t-il. Et je vous défends à tous de toucher à mademoiselle et de la salir plus longtemps de vos désirs !

S’élançant vers la jeune fille qui s’était dressée soudain, toute pâle, il se plaça contre elle et l’enlaçant :

— Laure ! dit-il. Laure ! Qu’alliez-vous donc faire ? C’est à moi seul, à moi seul que vous appartenez ! À moi qui vous aime !

Elle tomba, défaillante, dans les bras du jeune homme. Elle ne put dissimuler le sentiment qui l’assaillait. Elle murmurait : « Gérard ! Oh ! Gérard ! » Et elle pleurait.

Il l’entraîna hors de la salle puis l’emmena avec lui.

Noël et les trois hommes étaient restés seuls dans le salon où le souper avait eu lieu.

— Vous m’excuserez, messieurs, dit Noël, mais il fallait sauver d’elle-même cette jeune fille qui se croyait délaissée par son amoureux et voulait se venger par dépit.

Les autres ne répondaient pas. La soirée finissait mal.

Noël reprit :

— Mais nous n’allons pas nous séparer sur cette déconvenue. Vous me permettrez de vous offrir ce souper. Et puisque nous sommes ici pour nous amuser, je vais, avec votre permission, inviter à venir nous rejoindre quelques jolies filles qui s’ennuient en bas, qui accepteront joyeusement de sabler le champagne en notre compagnie et qui même ne se feront pas prier pour le reste.

Une demi-heure plus tard, les trois convives de la fantasque Laure ne pensaient plus à elle. Ils avaient, pour satisfaire les désirs qu’elle avait éveillés, chacun sur les genoux une femme qui ne demandait qu’à se laisser aimer.



Gérard et Laure étaient partis comme des fous. La jeune fille se laissait emmener par celui qu’elle aimait et qui n’avait pas cessé de l’aimer, lui non plus.

Il lui expliquait comment il s’était cru abandonné d’elle et avait accepté de se fiancer par dépit. Et elle lui demandait pardon de l’avoir repoussé, tout en lui faisant cependant ce reproche :

— Pourquoi n’es-tu pas revenu ? Il fallait quand même forcer ma porte. Tu sais bien que je voulais que tu me prennes de force.

Il avait retenu une chambre dans un hôtel, pour ne pas rentrer chez lui. Ils y passèrent la nuit.

Et Laure, cette fois, se donna tout entière, complètement, se révélant amoureuse passionnée, ardente, femme et amante.

— Mon chéri, disait-elle, je te l’ai dit. Le jour où je me donnerai, j’accepterai avec joie le joug de l’homme que j’aimerai. Tu es mon maître, fais de moi, ton esclave, tout ce que tu voudras.

Le lendemain, ils quittaient Paris sans se préoccuper davantage des deux fiancés qu’ils abandonnaient le matin même de leurs mariages.

— Ils se marieront ensemble s’ils veulent ! dit Gérard.

Ce à quoi répondit Laure :

— Ce serait malheureux pour cette petite Éliane. Elle aurait un bien mauvais mari.

Noël reçut une lettre des deux amants alors que tous leurs parents et leurs amis s’inquiétaient de leur disparition.

La lettre était remplie de marques de sympathies et de gratitude, mais elle le priait d’arranger les choses avec les deux familles et de préparer le mariage des fugitifs.

— Voilà une commission difficile ! dit-il. Enfin, il faut bien que j’aille jusqu’au bout et que j’écrive l’épilogue de mon roman.

La mission fut assez facile auprès de la tante Adèle, un peu moins auprès de Mme d’Herblay mère, et beaucoup plus délicate auprès de la fiancée délaissée, la jeune Éliane.

Mais il la mena à bien quand même, tellement à bien que, quelques mois plus tard, on annonçait le mariage de M. Noël Veron, le jeune romancier connu, avec mademoiselle Éliane Anjoubert !

FIN