La Villa Palmieri/VI

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Michel Lévy Frères (p. 127-134).

vi

SAINT-LAURENT.


Saint-Laurent est le Saint-Denis de Florence, comme Santa-Croce en est le Panthéon. Dès la plus haute


antiquité cette église était sous le patronage des Médicis, qui en avaient fait leur chapelle sépulcrale.

D’abord les tombeaux étaient dans de simples caveaux, aujourd’hui fermés ou inconnus ; soixante Médicis dorment là comme dans l’histoire, vivant seulement par le nom de leurs successeurs.

Mais, à mesure que le nom grandit, que la richesse s’augmente, les tombeaux sortent de terre avec de pompeuses inscriptions ; le marbre fleurit en leur honneur, le bronze s’arrondit en colonnes, se courbe en cercueil, s’agenouille en statue.

Le premier tombeau remarquable est celui de Jean de Médicis et de sa femme. Il s’élève au milieu de la sacristie vieille, et supporte la table de marbre qui en forme le milieu. Celui-là c’est le second gonfalonnier du nom, son père l’avait été en 1378.

Son fils Cosme le Vieux, le Père de la patrie, si vanté, ce terrible arithméticien qui, résolvant son problème de despotisme futur, aimait mieux dépeupler Florence que de la perdre, est enterré au milieu du chœur de l’église : une simple pierre, portant son épitaphe gravée, indique où il repose.

Laurent le Magnifique, avec deux ou trois autres Médicis, repose dans un tombeau de bronze qui s’élève près de la porte de la sacristie vieille : on l’avait mis là en attendant qu’on lui fit un tombeau digne de lui. Il y est resté. Julien, qui a été tué dans la conjuration des Pazzi, y dort à ses côtés.

Maintenant voici la famille qui grandit en s’abaissant. La race de Médicis est réduite à trois bâtards : Hippolyte, Clément, et Alexandre. Mais de ces trois bâtards, l’un est cardinal, l’autre est pape, l’autre est grand-duc. Il faut une nouvelle chapelle aux Médicis pour consacrer cette nouvelle ère de leur fortune : Michel-Ange l’exécutera.

C’est Alexandre qui la commande. Le premier tombeau qui s’élève est celui de son père Laurent, duc d’Urbin, en supposant toutefois que Laurent soit son père ; car lui-même ignore de qui il est fils, et ne sait s’il doit la naissance au duc d’Urbin, au pape Clément VII, ou au muletier qui était le mari de sa mère. Ajoutons en passant que cette mère était une Mauresque, et qu’Alexandre la fit tuer parce que sa grande ressemblance avec elle dénonçait la bassesse de son origine. Il va sans dire que le cadavre de la pauvre femme n’eut pas les honneurs de la chapelle Saint-Laurent.

C’est sur ce tombeau qu’est assis, la tête couverte d’un casque et le menton appuyé dans sa main, qui, lui couvrant tout le bas du visage, ne laisse voir que les yeux, ce terrible Pensiero de Michel-Ange, la tête d’expression par excellence, du caractère de laquelle ni anciens ni modernes n’ont jamais approché. Il est malheureux qu’un pareil chef-d’œuvre représente un misérable comme ce lâche duc d’Urbin, dont tout le mérite consiste à avoir donné à la Toscane son premier tyran couronné, et à la France la reine qui fit la Saint-Barthelemy. Catherine était la sœur d’Alexandre.

Au pied du Pensiero, Michel-Ange a couché deux de ces statues comme lui seul les pouvait faire : c’est le Crépuscule et l’Aurore ; l’une s’endort, l’autre s’éveille. Ces statues renferment-elles une allégorie ? On a fort discuté là-dessus, et le résultat de la discussion est qu’on est un peu moins avancé aujourd’hui qu’elle est à peu près finie, que la veille du jour où elle a commencé.

Mais ce qui est indiscutable, c’est le génie immense avec lequel ce marbre est fouillé, pétri, torturé : on dirait de la main d’un géant qui a pesé sur cette pierre. Adam et Eve devaient fort ressembler à ces deux statues en sortant de la main de Jéhovah.

Puis, avec son caprice habituel, Michel-Ange a laissé la tête de l’homme à moitié ébauchée : ébauche terrible sous laquelle vit la physionomie, masque plus grandiose que n’aurait jamais pu l’être une figure.

D’autres parties encore sont lâchées, comme on dit en termes d’artiste, et entre autres les pieds de la femme, sur lesquels on voit encore toutes les éraillures du ciseau ; ce qui n’empêche pas que ces pieds ne soient encore admirables et d’un modèle magnifique.

Le tombeau placé en face du tombeau de Laurent, fait duc d’Urbin par Léon X, est celui de Julien, fait duc de Nemours par François Ier.

Comme le Pensiero, Julien est assis dans une niche parallèle à celle de son terrible pendant. Mais cette fois, le génie du statuaire s’est laissé aller à une simple ressemblance, et n’a rien voulu laisser à deviner : c’est un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, auquel l’exagération de son cou donne beaucoup de grâce. À ses pieds sont aussi couchées deux statues : le Jour et la Nuit.

La statue du Jour, comme celle du Crépuscule, est inachevée ; et cependant l’imagination va chercher la tête dans le marbre à peine dégrossi ; le reste du corps, terminé entièrement, est magnifique de détails ; un des pieds surtout est miraculeux de vie et de vérité.

La statue de la Nuit, placée en opposition avec celle du Jour, est parfaitement achevée. Elle est célèbre de sa propre célébrité d’abord, puis par le quatrain de Strozzi et par la réponse de Michel-Ange.

C’est une grande famille que celle de ces Strozzi, dont les aïeux soutinrent dans la citadelle de Fiesole un siège de cent quinze ans. Les uns se battaient pour la république, les autres chantaient la liberté ; ceux ci mouraient comme Brutus, ceux-là vivaient comme Tyrtée.

Jean-Baptiste Strozzi vint voir le tombeau de Julien comme Michel-Ange achevait la statue de la Nuit. Cette belle figure le frappa et pendant que Michel-Ange était sorti un instant, il écrivit sur la muraille les quatre vers suivans, et sortit à son tour :

 La Notte che tu vedi in sì dolci atti
Dormir, fu da un Angolo scolpita
In questo sasso ; e perche dorme, ha vita ;
Destala, se non credi, e parli rati.

« Cette Nuit, que tu vois dormir dans une si douce attitude, fut tirée de cette pierre par la main d’un Ange ; elle vit, puisqu’elle dort : et, si tu en doutes, éveille-la, et elle va te parler. »

Michel-Ange rentra, lut ces vers, et écrivit au dessous, car tout en bâtissant des tombeaux aux tyrans, le vieux républicain vivait toujours en lui — :

Grato m’e il sono, ne piu l’esser di sasso ;
Mentre che il danno e la vergogna dura,
Non veder, non sentir, m’è gran’ ventura.
Pero non mi destar : deh ! parla basso.

« Le sommeil m’est doux, mais il m’est plus doux encore d’être de pierre ; car tout le temps que durera notre honte et notre deuil, ce me sera une fortune de ne pas voir et de ne pas sentir. Ne m’éveille donc pas. Ah ! parle bas ! »

Maintenant peut-être dira-t-on qu’il faut être la déesse de la Nuit elle-même pour dormir dans l’attitude impossible que Michel-Ange a donnée à sa statue ; mais Michel-Ange était bien homme à s’inquiéter, lui, du possible ou de l’impossible ! ce qu’il lui fallait, à lui, c’étaient de ces torses tourmentés qui laissaient voir toute la charpente humaine, et qui prouvaient que, à l’instar de Prométhée, il pouvait créer son semblable. Les hommes d’une certaine taille ne doivent pas être soumis au compas et à l’équerre ; il faut les regarder comme ils veulent être vus, par la terre et par le ciel, d’en bas et d’en haut.

Il y a encore dans la même chapelle une Vierge et un Enfant Jésus qui peuvent aussi bien être une Latone et un Apollon, une Sémélé et un Bacchus, une Alcmène et un Hercule. Michel-Ange était le sculpteur païen par excellence ; son Mose in vincoli est un Jupiter Olympien ; son Christ de la Sixtine, un Apollon Vengeur.

Qu’importe ! tout cela est grand, tout cela est beau, tout cela est sublime ! Michel-Ange est colossal comme ses statues : la critique ne lui va pas au genou. Mais voici qu’Alexandre Ier est assassiné par son cousin Lorenzino, et que, comme on ne sait où mettre son cadavre, on le jette avec celui du duc d’Urbin, son père putatif. Cosme Ier monte sur le trône. Le principat entre dans la famille des Médicis, arrivée à son apogée, avec le fils de Jean des Bandes. Les chapelles sont si étroites, qu’on est obligé de mettre les tombeaux les uns sur les autres ; les tombeaux sont si pleins, qu’on est obligé de mettre deux cadavres dans le même tombeau. Il faut d’autres tombeaux, il faut une autre chapelle. On n’aura plus Michel-Ange, c’est vrai, pour tailler le marbre ; on grattera du jaspe, du lapis-lazuli, du porphyre. Le génie de l’homme absent sera remplacé par la richesse de la matière : à défaut de grandiose on fera du grand.

C’est l’époque où les artistes s’en vont et où les princes viennent. Don Jean de Médicis, frère du grand-duc Ferdinand, trace le plan de la nouvelle chapelle. Les Florentins sont des gens heureux ; après avoir eu de l’architecture d’hommes de génie, il vont avoir de l’architecture de grand seigneur ; ce sera moins beau, c’est vrai, mais ce sera plus riche. Pour le bourgeois, c’est une grande compensation.

Aussi s’élève-t-il bien plus de cris d’admiration dans la chapelle des Médicis que dans la nouvelle sacristie : il y a là un brave gardien qui vous fait toucher du doigt et de l’œil toutes ces richesses, qui vous explique le prix de chaque chose, qui vous dit combien la chapelle a déjà coûté, combien elle coûtera encore ; ce qu’il a fallu de temps et d’ouvriers pour tailler toutes ces pierres dures ; d’où vient ce granit, d’où vient ce porphyre, d’où ce jaspe sanguin, d’où ce lapis-lazuli : c’est un cours de géologie pratique, c’est une leçon de géographie : c’est extrêmement instructif.

Il est vrai que, des deux statues qui existent et dont l’une est de Jean de Bologne et l’autre de Tacca, il en est question à peine. Elles ne sont cependant pas sans mérite ; mais ce n’est que du bronze.

Il était venu à Ferdinand une idée bien en harmonie avec le gigantesque orgueil de la famille ; c’était, moyennant une somme convenue, deux millions, je crois, de faire enlever le Saint Sépulcre et de le mettre au milieu des tombeaux de sa famille. Le marché avait été conclu avec l’émir Facardin Ehneman, venu à Florence en 1613, et qui se disait descendant de Godefroy de Bouillon. L’histoire ne dit pas ce qui empêcha la chose de se faire. Quiconque a lu avec attention la vie des Médicis conviendra que le Christ se serait trouvé là en singulière compagnie.

Le grand-duc continue l’œuvre de ses prédécesseurs ; il faudra encore vingt ans et six ou huit millions pour que la chapelle soit entièrement finie : mais, en homme de goût qu’il est, il a pris pour lui et pour sa famille un petit caveau de la nouvelle sacristie.

En sortant de la chapelle des Médicis, on monte à la bibliothèque Laurentienne : là sont neuf manuscrits recueillis pour la plupart par les soins de Cosme, le Père de la patrie ; de Pierre le Goutteux, et de Laurent le Magnifique. Les plus précieux de ces manuscrits sont : les Pandectes de Justinien, enlevées aux Amalfitains par les Pisans en 1135, et qui, du temps de la république, n’étaient montrées aux curieux qu’avec une permission de la seigneurie et à la lueur de quatre flambeaux ; sous les grands-duc, le trésorier de la couronne en avait seul la clef, et ne leur faisait voir le jour que sous sa propre responsabilité ; aujourd’hui elles sont tout bonnement dans une case de pupitre, assurées par une seule chaîne et protégées par un simple cristal, à travers lequel on peut lire cette belle écriture qui, selon toute probabilité, remonte au quatrième siècle ;

Un Virgile du quatrième au cinquième siècle, dont il manquait les premières pages, — premières pages qui, par une espèce de miracle, sans qu’on sût comment elles se trouvaient là et comment elles avaient été détachées du corps de l’ouvrage, furent retrouvées un beau jour à la Bibliothèque du Vatican :

Le fameux manuscrit de Longus, devenu européen par la tache d’encre qui couvre le passage dont Paul-Louis Courier a donné le premier la véritable et par conséquent l’unique version : une lettre du savant pamphlétaire y est jointe, déclarant que cette tache d’encre est faite par étourderie ;

Le manuscrit des tragédies d’Alfieri, tout biffé, tout raturé, tout surchargé : preuve vivante que la pensée ne se coule pas du premier jet en bronze, et que cette fermeté de style, qui semble le fruit de l’inspiration, n’est que le résultat du travail ;

Une copie du Decameron de Boccace, donnée par un ami de Boccace neuf ans après que l’original fut brûlé, et qui passe pour avoir été transcrite sur l’original ;

Enfin un délicieux portrait de Laure, faisant pendant à un fort maussade portrait de Pétrarque, à qui le dessinateur a eu le mauvais goût de faire tourner le dos à sa bien-aimée.

En sortant de l’église, et en traversant la place, on va se heurter à un socle de marbre, couvert de bas-reliefs représentant des scènes de guerre ; ce socle est le piédestal d’une statue qui devait être élevée par Cosme Ier à son père Jean de Médicis, plus généralement connu sous le nom de Jean des Bandes-Noires. Le piédestal seul fut achevé : sans doute Cosme ne trouva pas le temps de faire la statue ; il est vrai qu’il ne régna que trente-sept ans.

Cela ne prouve-t-il pas que Cosme n’était pas beaucoup meilleur fils qu’il n’était bon père !