La Villa Palmieri/VII

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Michel Lévy Frères (p. 134-146).

VII


LA GALERIE DES OFFICES À FLORENCE.

Ce fut Cosme Ier qui ayant fait venir Georges Vasari, lequel réunissait, à un degré médiocre il est vrai, les trois talens de peintre, de sculpteur et d’architecte, lui ordonna de bâtir, pour rassembler en un même palais les différentes branches de la magistrature, la galerie devenue si célèbre depuis sous le nom de Galerie des Offices.

Je ne sais pas si, pendant que Vasari travaillait à ce monument, il ne vint pas à Cosme Ier l’idée de lui donner sa destination actuelle ; ce que je sais, c’est que sa disposition intérieure est des plus singulières. Il renferme vingt chambres que longent trois gigantesques corridors.

Un de ces corridors est destiné à l’histoire chronologique de la peinture. Là on peut suivre toutes les périodes qu’elle a parcourues depuis sa naissance, sous Ricco di Candia, Cimabué et Giotto, jusqu’à sa décadence, sous Vasari et ses successeurs. Ces tableaux forment un tout parfaitement complet : aussi Vasari priait-il instamment Cosme Ier de ne jamais les disperser. Comme on le comprend bien, nous ne nous amuserons pas à reproduire un catalogue. Nous écrivons tant bien que mal une histoire, et non pas un guide des voyageurs. Nous ferons donc comme les curieux : nous passerons rapidement devant tous ces malheureux maîtres secondaires, qui semblent n’être là que pour être insultés par l’indifférence des visiteurs, et nous courrons tout droit à la salle de la Tribune.

La salle de la Tribune, c’est la chose dont l’artiste entend parler tout le long de sa route, c’est la chose dont lui parle son hôte quand il descend de son humble vetturino, c’est la chose dont lui parle son cicérone avant même qu’il ne soit convenu avec lui du prix qu’il lui donnera pour ses courses journalières ou pour ses renseignemens à un demi-paul l’heure.

Il en résulte un grand malheur : c’est que, quelque merveilleuse que soit cette fameuse salle de la Tribune, on y entre avec un sentiment idéal qui dépasse presque toujours la réalité. Il est vrai que la Tribune est comme Saint-Pierre de Rome : plus on la visite, plus on réagit contre cette première déception.

La Tribune renferme cinq statues antiques ; toutes cinq ont été mises par le jugement de la postérité au nombre des chefs-d’œuvre légués par les Grecs au reste du monde, et arrachées successivement par les modernes à ce vaste tombeau qu’on appelle Rome, et où elles avaient dormi près de mille ans.

Ces cinq statues sont le Rémouleur, le Faune dansant, les Lutteurs, l’Apollino, et la Vénus de Médicis.

Le Rémouleur est parfaitement connu de nos Parisiens ; nous en possédons une bonne copie en bronze dans le jardin des Tuileries. Les savans, qui ont la rage de vouloir tout découvrir, ont voulu savoir ce que c’était que ce fameux rotateur, et quelle pensée il cachait dans cette tête si peu occupée de ce que font ses mains. Les uns ont prétendu que c’était le serviteur qui dénonça les fils de Tarquin ; les autres ont dit que c’était l’esclave qui découvrit la conspiration de Catilina ; d’autres enfin ont affirmé que c’était le Scythe qui, sur l’ordre d’Apollon, se prépare à devenir le bourreau de Marsyas. Or, comme chacun a soutenu sa thèse, comme chacun est resté dans son système, comme chacun a maintenu sa théorie, il en résulte qu’on n’est pas plus avancé que le jour où le Rémouleur est reparu à la surface de la terre ; seulement, chacun est libre de choisir entre les trois opinions.

Le Faune dansant est une de ces rares gaîtés à l’aide desquelles on parvient de temps en temps à faire descendre l’antiquité de son piédestal, et à se retrouver face à face avec son côté terrestre et humain. C’est un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans plein de vivacité et d’enjouement sauvage ; il appuie le pied sur un soufflet dont le son grotesque est censé accompagner ses mouvemens. Il était mutilé quand on le retrouva, et on le mutila en le retrouvant. Michel-Ange restaura le bras et la tête, qui sont en parfaite harmonie avec le reste du corps.

Les Lutteurs sont un de ces chefs-d’œuvre sans âme comme en faisaient si souvent les Grecs. La forme en est admirable, le dessin en est parfait. Il n’y a pas sur ces deux corps, qui se roidissent, en seul muscle, un seul nerf, une seule fibre qui ne soit à sa place. Aussi les anatomistes se pâment en général de plaisir en les regardant.

L’Apollino est cette gracieuse statue que mes lecteurs connaissent aussi bien que moi, et qui représente, selon toute probabilité, l’Apollon enfant. Le jeune dieu croise une jambe sur l’autre et pose élégamment son bras sur sa tête. C’est la perfection des formes de l’adolescent, comme l’Apollon du Belvédère sera la perfection des formes de l’homme. Je le préfère de beaucoup à la Vénus de Médicis, dont au reste il semble, sinon le mari, du moins le fiancé.

Quelques jours après mon arrivée à Florence, un tableau appendu aux murs de la Tribune se détacha, et renversa de son piédestal le pauvre Apollino, qui, en tombant, se brisa en trois morceaux. Je courus aussitôt à la galerie des Offices, et j’y trouvai le grand duc qui était accouru de son côté du palais Pitti, par le corridor de Cosme Ier, pour juger par lui-même du dégât. Il était grand, et au premier abord fut jugé irréparable ; mais les Florentins sont de si habiles réparateurs qu’aujourd’hui l’Apollino est sur son piédestal, aussi solide et aussi admiré que s’il n’avait jamais reçu la moindre égratignure.

Trois semaines après je lus dans un journal français que l’Apollino s’était brisé en tombant du haut de la tribune ; ce qui fit beaucoup rire les Florentins, attendu qu’il n’y a pas de tribune dans la Tribune. L’article était cependant d’un de nos plus célèbres critiques, qui quelques mois auparavant était venu à Florence. — Il est vrai que ce critique est myope.

J’ai gardé la Vénus de Médicis pour la bonne bouche, comme dirait Brillat-Savarin ; car la Vénus de Médicis est une de ces statues sur lesquelles se sont épuisées toutes les formules d’éloges. Il en résulte que, lorsqu’on n’admire pas la Vénus de Médicis jusqu’à l’idolâtrie, on est généralement regardé comme un athée, ou tout au moins comme hérétique.

En effet, Thomson a dit en parlant d’elle : « La Vénus de Médicis, cette statue qui, mollement penchée, charme l’univers ».

Denon a prétendu que :

« son pied, trouvé même séparé du corps, eût été un monument. Descendue du ciel, ajoute-t-il, l’air seul a pressé ses fluides contours ; pour la première fois son pied vient de toucher la terre et de fléchir sous le poids du plus souple comme du plus élastique de tous les corps. »

Winkelman a renchéri sur tous :

« La Vénus de Médicis, a-t-il dit, ressemble à une rose qui s’ouvre doucement au lever du soleil. Elle parait quitter cet âge qui est rude et âpre comme les fruits avant leur maturité. C’est du moins ce qu’indique son sein, qui a déjà plus d’étendue et de plénitude que celui d’une jeune fille. »

— Ah ! monsieur l’abbé !

Il est vrai que la pauvre Vénus a bien eu aussi ses détracteurs ; de nos jours, bien peu de réputations résistent à cette manie de dénigrer qui est particulière à notre bonne nation. Le saint Cattino lui-même, le plat miraculeux avec lequel Jésus fit la pâque ; le saint Cattino, qui passait pour un seul morceau d’émeraude ; le saint Cattino, sur lequel les Juifs, pendant le siège de Gênes, prêtèrent à Masséna quatre millions ; le saint Cattino, rayé avec un diamant, a été reconnu pour être de l’humble verre. Il est arrivé pis encore à la Vénus de Médicis.

Cochin et Lessing, après un mûr et profond examen, ont déclaré que la tête et les deux bras étaient modernes, que les pieds avaient subi plusieurs fractures, mais que tout le reste était antique, à l’exception de quelques petits morceaux dans le torse et ailleurs.

Gall et Spurzheim ont été plus loin : passant de la forme au fond, de la pensée à la matière, du naturalisme à l’idéalisme, ils ont tâté le crâne de la pauvre déesse, et ont déclaré que, si malheureusement ce crâne était moulé sur nature, la mère des amours ne pouvait être qu’une idiote.

Je ne dirai rien de la restauration. Quand les restaurations sont bonnes, je les aime assez en ce qu’elles me prouvent qu’en tout temps il y a des hommes de génie. L’auteur inconnu du Faune ne me paraît pas le moins du monde déshonoré de ce que Michel-Ange a refait tes bras de sa statue.

Je ne dirai rien de l’opinion de Gall et de Spurzheim sur le médiocre degré d’intelligence dont devait jouir la déesse de la beauté, en supposant que la tête de l’original ait la même conformation que la tête de la copie. Il est probable que Jupiter ne l’avait pas faite dans l’intention qu’elle découvrit le système du monde, comme Copernic, ou qu’elle inventât les paratonnerres, comme Franklin. Jupiter l’avait faite parce qu’il manquait au ciel une déesse de la beauté et sur la terre une mère des amours. Or, si la Vénus de la Tribune est belle, tout est résolu.

Malheureusement, à mon avis, la Vénus de Médicis n’est point belle, du moins de cette beauté qui convient à l’amante de Mars, d’Adonis, d’Anchise, à la déesse d’Amathonte, de Paphos, de Lesbos, de Gnide et de Cythère.

La Vénus de Médicis est une nymphe de ballet mythologique surprise au bain par un berger indiscret, et qui prend une pose d’opéra indiquée par Corali ou Mazillier.

Cela est d’autant plus vrai que la Vénus, qui a l’air de vouloir tout cacher, ne cache absolument rien.

Oh ! que ce n’était point là la Vénus antique, la magicienne qui enlevait la pomme d’or à Junon et à Pallas en laissant tomber à ses pieds ses vêtemens ! que ce n’était pas là l’amante de Bacchus, la mère de Priape, l’impudique épouse de Vulcain ! que ce n’était pas là la déesse qu’invoquait Pasiphaé et qui brûlait les veines de Phèdre ? que ce n’était point là la divinité qu’imitait Cléopâtre quand, demi-nue, voluptueusement couchée sur une peau de tigre, entourée d’Amours qui faisaient fumer l’encens, elle remontait le Cydnus sur une galère dorée ! que ce n’était pas là la divinité qui servait d’excuse à Messaline lorsque, pour ses débauches nocturnes, cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde et son nom d’impératrice sous un nom de courtisane, elle allait porter un défi de luxure aux soldats des corps-de-garde et aux portefaix des carrefours !

La statue de la Tribune est une belle et gracieuse jeune fille, un peu maniérée, qu’on peut examiner le lorgnon à la main sans désirer un seul instant qu’elle s’anime, comme la Galatée de Pygmalion ; mais à coup sûr ce n’est pas Vénus.

Maintenant assez de blasphèmes comme cela, passons du marbre à la toile, des chefs-d’œuvre antiques aux chefs-d’œuvre modernes : ceux-ci ont du moins un avantage sur les autres, on sait de qui ils sont. Il est vrai qu’une inscription gravée sur le socle de la statue, indique que son auteur se nommait Cléomènes, fils d’Apollodore ; mais ne voilà-t-il pas que les savans ont découvert que l’inscription était rapportée, que les lettres ne pouvaient pas être du même temps que la statue, et que c’était sans doute quelque marchand de bric-à-brac romain qui avait commis cette fraude pour tirer de sa marchandise deux ou trois_cents sesterces de plus !

Mais les savans sont de cruels jouteurs. Ce n’est pas tout que de renverser ; ils veulent rebâtir, et c’est ce à quoi malheureusement ils s’entendent un peu moins bien. Ils avaient débaptisé la statue, il fallait lui rendre un nom ; ils en avaient fait un enfant naturel, il fallait lui trouver un père. Rien de plus facile. Malheureusement on ne s’est pas entendu sur la paternité ; les uns l’ont faite fille de Scopas, les autres de Praxitèle, les autres enfin de Phidias. La Vénus de Médicis, qui fut un instant sans géniteur, en a trois maintenant. Choisissez.

Passons au Raphaël. À tout seigneur tout honneur. Il a été à l’unanimité élu roi de la Tribune : salut à Sa Majesté.

Il y a six tableaux de Raphaël dans cette seule chambre : deux de plus, je crois, que nous n’en avons par tout le Musée. On a rapproché ses trois manières afin que l’on pût juger de ses progrès, ou, comme le disent quelques idéalistes, de ses écarts.

Parmi les deux Sainte-Famille, qui toutes deux sont de la première manière de Raphaël, il y en a une qu’on lui conteste : c’est celle où la Madone, l’enfant Jésus et le petit saint Jean, sont réunis au premier plan d’un paysage au fond duquel on voit à gauche les ruines d’une ville, et à droite une petite maison au-dessus ombragée par un de ces arbres à la tige grêle et au rare feuillage, comme on en retrouve dans tous les fonds de tableaux du Pérugin.

Nous ferons pour la Madone del Pozzo, car je crois que c’est le nom qu’elle porte, ce que nous avons fait pour la Vénus de Médicis, c’est-à-dire que nous nous abstiendrons de prendre parti dans une si grave question, quoique l’ouvrage nous paraisse parfaitement digne du maître auquel il est attribué ; car dans toute son école nous ne voyons pas, nous l’avouons, un seul artiste qui, l’ayant fait, n’eût eu par ce seul tableau sa réputation établie.

En effet c’est une des plus charmantes compositions raphaélesques qu’il soit possible de voir. Il est, comme nous l’avons dit, de sa première manière, ou plutôt du commencement de la seconde, c’est-à-dire qu’à l’idéalisme du Pérugin se joint déjà cet amour de la forme que le peintre d’Urbin, ingrat à son nom d’Ange, prendra en voyant les chefs d’œuvre de l’antiquité.

La Vierge, assise sur un terrain tout couvert de fleurs, tient dans son bras droit l’Enfant Jésus qui s’élance à son cou avec un mouvement plein de gentillesse et de grâce, et tend la main gauche au petit saint Jean qui lui présente ; la légende : Ecce agnus Dei.

Toute cette composition est d’une simplicité ravissante et d’un dessin délicieux ; le coloris en est vague et doux, et le clair-obscur excellent.

Je crois que si Raphaël revenait au monde, il serait fort blessé que l’on attribuât à un autre qu’à lui la paternité de cet admirable tableau.

Quant au portrait de Madeleine Doni, quant au saint Jean au désert, quant au portrait de Jules II, il est reconnu que ce sont des chefs-d’œuvre ; nous n’en parlerons donc pas.

Il y a deux Titien ; ses deux Vénus, c’est-à-dire deux des plus beaux Titien qu’il y ait au monde.

Il y a une Sainte Famille de Michel-Ange : figurez-vous un tableau de chevalet sorti du pinceau de l’homme qui a fait le Jugement dernier. Cette Sainte-Famille avait été exécutée pour un gentilhomme florentin nommé Agnolo Doni, le mari peut-être de la femme dont Raphaël fit le portrait. Quelle époque, soit dit en passant, que celle où l’on pouvait commander un portrait à Raphaël et un tableau de chevalet à Michel-Ange ! Malheureusement, contre les habitudes économiques des Florentins, Agnolo Doni avait oublié de faire prix pour l’œuvre avant que l’œuvre ne fût commencée. Le tableau achevé, Agnolo Doni s’informa auprès de Michel-Ange de quelle somme il lui était redevable : le peintre de manda soixante-dix écus. Alors l’acheteur se récria et voulut marchander. Mais Michel-Ange porta aussitôt son prix à cent quarante. Agnolo Doni s’empresse de payer, de peur que ce prix, en se doublant toujours, ne portât bientôt le tableau qu’il désirait avoir au delà de ses moyens.

Il y a encore Notre-Dame sur un piédestal, avec saint François et saint Jean l’évangéliste debout, d’André del Sarto ; une Sainte-Famille avec sainte Catherine, de Paul Véronèse ; le Charles-Quint après son abdication, de Van Dyck ; la Vierge adorant l’enfant Jésus, du Corrége ; Hérodiade recevant la tête de saint Jean-Baptiste des mains du bourreau ; enfin la Vierge entre saint Sébastien et saint Jean-Baptiste, du Pérugin, et la Bacchante d’Annibal Carrache, ces deux types, le premier de l’école spiritualiste ; le second, de l’école naturaliste.

J’en passe, comme Ruy Gomez, non pas des meilleurs peut-être, mais de fort beaux encore, comme, par exemple, le Cardinal Beccadilli, du Titien, et le duc François d’Urbin, du Baroccio, pour m’arrêter un instant sur le chef-d’œuvre du peintre de Pérouse et sur celui du peintre de Bologne ; tous deux méritent bien qu’on en dise quelques mots, non seulement pour leur mérite réel, mais à cause de la manière dont ils expriment, l’un l’époque des croyances religieuses, l’autre le temps de la réaction classique. Commençons par celui du Pérugin.

Le nom seul de l’auteur du tableau indique qu’il appartient tout entier à cette époque de foi et de sentiment, où les réminiscences grecques n’avaient point encore détourné l’art de la voie religieuse dans laquelle l’avaient fait entrer Cimabué, Giotto et Ange de Fiesole : aussi, ce qui frappe d’abord dans cette peinture, c’est l’expression profonde de chaque personnage : la Madone est bien la femme élue pour être l’épouse mystique d’un Dieu ; ses yeux sont pleins de son amour présent et de sa douleur à venir ; elle est belle à la fois de la beauté des vierges et de la beauté des mères.

L’Enfant Jésus conserve encore ce type de l’école primitive que changera bientôt Raphaël : c’est le divin Bambino, blond, potelé, naïf, gracieux et bénissant, dont souvent, à défaut d’auréole, les cheveux d’or trahissaient la divinité.

Saint Jean-Baptiste les regarde avec cet amour qu’il a reçu du ciel pour le Christ, et qu’il remportera au ciel sans qu’un instant les erreurs, les passions ou les intérêts de la terre aient eu l’influence de l’altérer : on sent que, plus heureux que saint Paul, il a toujours connu Jésus pour être plus qu’un homme, et que, plus constant que saint Pierre, il ne le reniera jamais pour être un Dieu.

Saint Sébastien a les mains liées au dos, et le corps tout couvert de flèches : il achève son martyre, et déjà cherche des yeux au ciel celui pour lequel il va mourir sur la terre.

Tout ceci est de la plus belle manière et du plus beau temps du Pérugin, c’est-à-dire simple, religieux, doux et grave. On reconnaît dans la Madone et dans le Bambino les chairs délicates de la femme et de l’enfant ; dans saint Jean-Baptiste et dans saint Sébastien, les muscles et l’ossature de l’homme ; enfin le coloris en est sévère, le dessin noble et la perspective savante.

Passons maintenant à la Bacchante d’Annibal Carrache.

il arrive parfois qu’un rocher, qui du haut de la montagne roule au fond de la vallée, trouve au milieu de sa route un groupe de robustes sapins ou de forts mélèzes qui l’arrêtent dans sa chute. Il demeure là ainsi suspendu tant que l’obstacle réagit contre lui de toute la force de sa jeune sève ; mais peu à peu, et l’un après l’autre les arbres se fanent, meurent, se dessèchent, tombent en poussière, et le rocher entraîné par les lois de la pesanteur reprend sa course et disparaît dans l’abîme.

Il en fut ainsi de l’art italien : descendu des hauteurs sublimes où l’avaient porté les grands maîtres, il roulant rapidement vers sa décadence, lorsqu’il rencontra les cinq Carraches, ces satellites de l’école dont le Dominiquin est l’astre ; et l’art soutenu par eux fit une halte de cinquante ans.

Du grand siècle de Léon X et de Jules II, il ne restait plus que Michel-Ange ; et pareil à ces vieillards bibliques qui sur vivent à un monde, le géant de la peinture et de la sculpture s’en allait seul et silencieux, bâtissant des tombeaux au milieu de ruines.

Alors naquirent les Carraches ; ils jetèrent les yeux autour d’eux, et reconnurent qu’ils arrivaient trop tard ; leurs aînés avaient tout inventé, tout pris !

Pérugin avait pris le sentiment, Titien le coloris, Raphaël la forme, Michel-Ange l’expression, le Corrége la grâce.

Les Carraches comprirent qu’il ne restait rien pour l’individualisme ; qu’en adoptant l’une ou l’autre de ces qualités ils ne la pousseraient sans doute pas au degré que l’inventeur avait atteint lui-même, et que d’ailleurs, arrivés à ce degré, ils ne seraient encore que des copistes : ils résolurent donc de réunir en eux les qualités différentes des différens maîtres, au risque de rester au-dessous de chacun d’eux dans leurs qualités suprêmes, mais aussi avec la chance de les surpasser dans leurs qualités inférieures. Ne pouvant pas être fleurs et avoir leur parfum, ils se firent abeilles et composèrent leur miel.

Aussi approchèrent-ils de leurs modèles autant que le talent peut approcher du génie, autant que l’habileté peut approcher de la conscience, autant que l’esprit peut approcher du sentiment.

Leur époque était toute païenne : il en résulta qu’ils laissèrent entièrement de côté les peintres mystiques, pour n’imiter et suivre que les peintres naturalistes. Cela n’empêche pas les tableaux d’église nés de leurs pinceaux d’être de belles et riches peintures : seulement leur Christ a le torse du Laocoon ; et leur Madone au pied de la croix exprime la douleur de Niobé accusant Jupiter, et non la résignation de la Vierge glorifiant Jéhovah.

Aussi est-ce dans la peinture païenne qu’ils excellent : leurs tableaux mythologiques sont presque toujours des chefs-d’œuvre, et la Bacchante est de ce nombre. Le sujet une fois adopté, il est impossible de l’exécuter d’une façon plus en harmonie avec la scène qu’il représente : la femme est frissonnante de plaisir, tous ses muscles tendent à la déhanche et a l’orgie ; c’est Erigone tout entière dans son impudique nudité : le satyre, de son côté, réunit en lui la force du centaure à la lubricité du faune ; et il n’y a pas jusqu’aux petits Amours semés dans le tableau qui ne prennent part, qui ne concourent, par leurs gestes et leur physionomie, à l’ensemble de cette Bacchanale.

Tout cela est peint largement, avec une science merveilleuse, avec une habileté extrême, et avec une fierté de couleur qui porte en elle-même l’excuse de sa rudesse. En somme, c’est une œuvre de maître.

Quant aux âmes chastes que révolterait cette liberté de pinceau, elles peuvent, après avoir regardé la Bacchante, aller se purifier par une prière devant la Madone du Pérugin.

Les deux chambres voisines de la Tribune sont consacrées à l’école toscane. On y trouve trois ou quatre Beato Angelico délicieux ; la fameuse Tête de Méduse de Léonard de Vinci, faite pour un paysan qui demeurait dans la campagne même du père de l’auteur, et dont les couleuvres sont vivantes ; enfin ce portrait de Bianca Capello dont nous avons déjà parlé en racontant l’histoire romanesque de la fille adoptive de Saint-Marc.

Mais la chose la plus curieuse peut-être que renferme la galerie des Offices, ce qu’aucune autre galerie au monde ne peut se vanter de posséder, c’est cette merveilleuse collection de portraits d’artistes peints par eux-mêmes, qui commence à Masaccio, et qui se ferme à Bezzoli.

Comprend-on ce que c’est que trois cent cinquante portraits de maîtres faits par les maîtres eux-mêmes, et par des maîtres comme Pérugin, comme Léonard de Vinci, comme Raphaël, comme Michel-Ange, comme André del Sarto, comme l’Albano, comme le Dominiquin, comme Salvator Rosa, comme l’Espagnolet, comme Velasquez, comme Rubens ; chacun portant reproduits sur sa physionomie le caractère, le sentiment, le génie de l’artiste, non pas tels que les a compris un pauvre imitateur ou un pâle copiste, mais pris sur le fait, mais peints à l’huile, comme Rousseau dans ses Confessions, et comme Alfiéri dans ses Mémoires, se sont peints à l’encre !

Aussi j’avoue que cette salle des Peintres est ma salle de prédilection. J’y ai souvent passé des heures entières à chercher la ligne psychologique, si cela peut se dire, qui unissait l’artiste à son œuvre, et presque toujours je l’ai retrouvée ; étudiez surtout les têtes de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, du Dominiquin et de Salvator Rosa, et vous reconnaîtrez que ce sont bien là les auteurs de la Cène, de la Madone à la seggiola, du Moïse, de la Confession de saint Jérôme, et du Serment de Catilina.

Une autre recommandation : passez vite près de la salle de l’école française ; c’est une mauvaise plaisanterie, et un assez beau Poussin que vous y trouverez ne vous paraîtrait pas une compensation des quinze ou vingt croûtes qu’il vous faudrait subir.

Mais arrêtez-vous dans le corridor devant le Bacchus de Michel-Ange, en terre, par lui vendu pour antique, c’est une œuvre pleine de verve, et toute dans le sentiment du sujet.

Mais faites-vous ouvrir la salle où, près du masque du Faune, premier essai de Michel-Ange enfant, se trouve le buste de Brutus, œuvre inachevée de Michel-Ange vieillard. Un statuaire moderne la reprit, voulut l’achever, puis s’interrompit pour venir à Paris conspirer contre Napoléon ; il se nommait Ceracchi, il périt sur l’échafaud, et personne depuis n’osa porter la main sur ce marbre terrible.

Mais entrez dans la salle de la Niobé, et là vous verrez ce que la douleur maternelle a de plus déchirant, ce que la crainte de la mort a de plus expressif : vous verrez quinze statues de marbre[1] qui pleurent, qui sanglotent, qui tremblent, qui fuient ; vous verrez un désespoir pire que celui de Laocoon, car Laocoon meurt avec ses enfans, et Niobé, plus maudite encore, les voit seulement mourir.

Puis après cela visitez, si vous le voulez, la chambre des pierreries, le musée étrusque, le cabinet des médailles ; mais, je doute que vous y preniez grand plaisir.

  1. La seizième est une Psyché qui s’est glissée par erreur au milieu de la famille d’Amphion.