La Villa Palmieri/XIV

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Michel Lévy Frères (p. 216-233).

xiv

QUARTO.


Quarto n’est ni un palais ni un château, c’est une simple villa. Quarto n’a ni vieilles traditions, ni légende gothique. L’illustration de Quarto est contemporaine ; ses souvenirs dateront de l’époque actuelle. Quarto est la demeure du frère de Napoléon, du prince Jérôme de Montfort, de l’ex-roi de Westphalie.

Un jour Napoléon voulut châtier la Hesse, punir le Brunswick, détacher à tout jamais le Hanovre de l’Angleterre. Il réunit ces trois provinces, il en composa un royaume, et appelant son plus jeune frère qui avait alors vingt-six ans à peine :

— Jérôme, lui dit-il, Joseph est roi d’Espagne, Louis est roi de Hollande, Murat est roi de Naples, Eugène est vice-roi d’Italie ; c’est à ton tour de monter sur le trône, je te fais roi de Westphalie.

Et le nouveau roi partit pour Cassel, sa capitale. Le royaume de Westphalie, annexe de l’empire du nouveau Charlemagne, tomba en 1814 avec cet empire. Napoléon fut fait souverain de l’île d’Elbe, et le roi de Westphalie devint prince de Montfort.

Le prince de Montfort, du temps qu’il était roi, avait épousé une sainte et noble femme qui, après avoir partagé sa puissance, partageait son exil. C’était la fille du vieux roi de Wurtemberg, la même princesse qui fut victime de cet étrange vol de diamans dont Maubreuil passa pour l’auteur et n’était que le complice.

Le prince de Montfort et sa femme étaient à Trieste, tous deux gardés à vue par la police autrichienne, lorsque la nouvelle du débarquement de l’empereur au golfe Juan fit bondir l’Europe d’étonnement. Comme on le comprend bien, la surveillance redoubla.

Un jour, au moment où le prince s'y attendait le moins, il vit entrer chez lui son ancien aide de camp, le baron de Gayl. Il arrivait de Paris et était porteur d’une lettre de Napoléon et d’un passeport de Fouché. En vingt-six jours l’empereur était venu de Porto-Ferrajo aux Tuileries.

Cette lettre invitait le prince Jérôme à venir rejoindre son frère le plus tôt possible ; elle le prévenait, en outre, qu’une frégate venait d’être expédiée à Naples pour le transporter en France.

Une lettre pareille avait été en même temps expédiée à Eugène.

Eugène répondit qu’il avait des engagemens pris avec les puissances alliées, et qu’il ne pouvait se rendre à l’invitation de son beau-père ; mais qu’aussitôt que Napoléon aurait passé le Rhin, il irait le rejoindre. Le prince Jérôme ne répondit rien, sinon que l’invitation de son frère était pour lui un ordre, et qu’il partirait le soir même.

Cependant la chose était plus facile à dire qu’à exécuter : les nouvelles arrivées de France rendaient de moment en moment la surveillance de la police plus active ; il fallait tout faire sans avoir l’air de rien préparer. Le prince attendit la visite du consul de Naples, qui avait l’habitude de le venir voir tous les jours, à deux heures, pour arrêter quelque chose avec lui.

Le consul vint à l’heure accoutumée : c’était monsieur Abatucci, dont le dévouement à la famille Napoléon était connu du prince Jérôme ; il n’hésita donc pas à lui tout dire, et à lui confier qu’il ne comptait que sur lui seul pour quitter Trieste ; monsieur Abatucci répondit au prince en mettant à sa disposition la chaloupe canonnière le Vésuve, laquelle faisait partie de la marine de Murat et se trouvait en ce moment dans le port de Trieste. Le prince accepta.

À l’instant même l’ordre fut donné au commandant de la chaloupe d’appareiller et de sortir du port, puis d’envoyer à minuit le canot sur un point de la plage qui lui était indiqué.

Deux personnes seulement étaient dans la confidence, la reine et monsieur Abatucci ; le commandant de la chaloupe lui-même ignorait qui il devait prendre.

À minuit, le prince quitta sa maison par une porte de derrière, accompagné de la reine ; à la sortie de la ville monsieur Abatucci les attendait : il se joignit à eux et les accompagna jusqu’au point de côte indiqué. La chaloupe les y attendait ; il n’y avait pas de temps à perdre : les adieux furent courts, le prince embrassa la reine et partit. Tant que dans l’obscurité d’une de ces belles nuits italiennes on put apercevoir la barque, la reine et le consul restèrent sur le rivage ; mais enfin la barque s’enfonça dans les ténèbres : le prince était désormais sous la sauvegarde de la fortune fraternelle.

Le lendemain le prince avait en vue la côte de Sinigaglia. À son grand étonnement il s’y faisait un grand déploiement de forces : une armée magnifique défilait suivant le rivage ; le prince crut reconnaître les uniformes napolitains, et ordonna au commandant du Vésuve de le mettre à terre. Le prince s’avança vers une maison qu’il apercevait : c’était Casa-Bruciata, un relais de poste ; en même temps que lui une voiture attelée de six chevaux arrivait, un homme en descendit : c’était Murat.

Quoiqu’ils fussent loin de s’attendre à se rencontrer là, les deux beaux-frères se reconnurent à l’instant même. Murat donna au prince Jérôme, sur la marche triomphale de l’empereur à travers la France, des détails qu’il ignorait.

Cette entreprise gigantesque, que Murat essaya plus tard d’imiter, comme le corbeau imite l’aigle, lui avait monté la tête : il voulait balayer, disait-il, les Autrichiens de l’Italie, et donner la main à l’empereur par dessus les Alpes.

Pendant deux jours le prince Jérôme, qui avait appris par le roi de Naples que la frégate qui devait le transporter en France n’était pas encore arrivée, suivit l’armée de son beau-frère en amateur. On arriva ainsi jusqu’à Bologne.

À Bologne un officier supérieur anglais vint trouver Murat, chargé d’une mission secrète de son gouvernement. Murat le retint à souper ; mais en apprenant cette circonstance, le prince Jérôme fit dire à Murat que, ne voulant pas le gêner dans ses négociations, il se retirait. Le même jour, quelles que fussent les instances de Murat, le prince Jérôme partit pour Naples.

La frégate française venait d’arriver. Par une étrange coïncidence, elle portait le même nom que celle qui, sous les ordres du prince de Joinville, alla plus tard chercher le corps de Napoléon à Sainte-Hélène. C’était la Belle-Poule, de quarante-quatre canons.

Madame mère et le cardinal Fesch venaient d’arriver à Naples ; le prince les fit monter à son bord et partit avec eux pour la France. En vue de la Corse, on aperçut une voile. Examen fait du bâtiment en vue, on reconnut un vaisseau anglais de soixante-quatorze canons. Le prince ignorait complètement où en étaient politiquement la France et l’Angleterre. Il n’y avait pas moyen de combattre un ennemi si supérieur, encore moins de chance de lui échapper s’il donnait la chasse. Le prince ordonna de relâcher à Bastia.

Le lendemain, le vaisseau anglais vint croiser devant le port.

Le prince lui envoya aussitôt un de ses aides de camp pour savoir quelles étaient ses intentions, et s’il se présentait en ami ou en ennemi. Le capitaine du bâtiment fit répondre qu’aucune déclaration de guerre n’ayant encore été échangée entre les deux gouvernemens, le prince pouvait sortir du port en toute sécurité. À l’instant même le prince donna l’ordre d’appareiller ; et, comme il s’y était engagé, le commandant du vaisseau anglais laissa s’éloigner la frégate française sans faire contre elle aucune démonstration hostile.

Le lendemain soir le prince débarquait à Fréjus. Trois jours après il était à Paris.

Napoléon s’apprêtait pour le Champ de Mars. Le prince Jérôme fut près de lui dans cette grande solennité. Il représentait à lui seul toute la famille. Pas un seul de tous ces rois, de tous ces princes, de tous ces grands-ducs qu’avait faits l’empire, n’avait eu assez de foi aux Cent-Jours pour venir rejoindre l’aventureux conquérant de l’île d’Elbe.

L’Europe prenait une attitude hostile. Pas un souverain n’avait répondu à la circulaire fraternelle envoyée par Napoléon. La Prusse, la Hollande, l’Angleterre poussaient des hommes à la frontière ; le reste du monde armait.

Ce sera encore longtemps le destin de la France d’avoir toute l’Europe contre elle, jusqu’à ce qu’enfin elle ait toute l’Europe à elle.

Chaque jour enlevait une espérance de paix. Napoléon, qui n’y avait jamais cru, s’était, dès le lendemain de son arrivée aux Tuileries, préparé à la guerre.

Napoléon partit de Paris pour rejoindre l’armée. Il y a juste vingt-sept ans de cela. J’étais bien enfant. Je le vis passer ; c’était le 12 juin 1815, à quatre heures et demie du soir. Il était vêtu de son habit vert des chasseurs de la garde ; portait la croix d’officier, la plaque de la Légion d’honneur et la croix de la Couronne de fer.

Je n’oublierai de ma vie cette noble figure faite pour la médaille, belle comme ces têtes d’Alexandre et d’Auguste que l’antiquité nous a transmises, et que la fatigue inclinait sur sa poitrine. Le maître de poste ouvrit la portière de la voiture pour demander à l’empereur s’il n’avait pas d’ordres à lui donner. Le regard vague et perdu de Napoléon se concentra et se fixa à l’instant même sur lui.

— Où sommes-nous ? demanda l’empereur.

— À Villers-Cotterets, Sire.

— À six lieues de Soissons, n’est-ce pas ? Puis, sans donner à son interlocuteur le temps de répondre : Il y a ici, continua-t-il, un château bâti par François Ier ; on pourrait en faire une caserne.

— Sire, ce serait un grand bonheur pour la ville, qui préférerait cela au dépôt de mendicité qui s’y trouve.

— Puis une grande forêt, continua l’empereur ; une forêt à cheval sur la route de Laon. Merci, monsieur le maître de poste ; sommes-nous prêts ?

— Oui, sire.

— Partons.

Et cette tête qui savait tout et qui n’oubliait rien retomba sur sa poitrine, fatiguée du monde d’idées qu’elle portait.

La voiture repartit à l’instant même au galop de ses chevaux.

À la gauche de l’empereur était le prince Jérôme, devant lui était le général Bertrand.

Quoique ma principale attention eût été absorbée par l’empereur, la figure de son frère m’avait tellement frappé aussi, que lorsque je le revis, vingt-cinq ans après, je le reconnus.

C’était en 1815 un beau jeune homme de trente et un ans, à la barbe et aux cheveux noirs, au visage doux et souriant, et qui paraissait plus fier à cette heure de son uniforme de général de division qu’il ne l’avait jamais été de son manteau royal.

À Avesnes, le prince Jérôme quitta l’empereur et prit le commandement de sa division : il avait sous ses ordres le colonel Cubières, qui venait de se marier depuis deux jours, et devait marcher avec Ney sur les Quatre-Bras, tandis que l’empereur marchait sur Fleurus.

Le 15 au soir, le prince soupait avec le général Cubières, le général Girard et deux ou trois autres généraux de brigade, lorsqu’un aide de camp de Napoléon entra : il apportait l’ordre à Girard et à sa division de marcher sur Fleurus, afin de faire sa jonction avec l’empereur.

Le général Girard, qui était un des plus braves soldats de Farmée, et qui avait été fort gai jusque-là, pâlit tellement en recevant cet ordre, que le prince se retourna vers lui en lui demandant s’il se trouvait mal.

— Non, monseigneur, dit le général Girard en portant sa main à son front ; mais il vient de me passer là un singulier pressentiment. Je serai tué demain.

— Allons donc ! dit le prince Jérôme en riant, est-ce que tu deviens fou, mon vieux camarade ?

— Non, monseigneur ; mais n’avez-vous jamais entendu dire qu’il y ait des hommes qui aient reçu d’avance l’avis de leur mort ?

— Combien as-tu de blessures, Girard ? demanda le prince.

— Vingt-sept on vingt-huit, monseigneur ; je n’en sais pas bien le compte. Je suis troué comme une écumoire.

— Eh bien ! quand on a reçu vingt-huit blessures au service de la France, on est immortel. Au revoir, Girard.

— Adieu, monseigneur.

— Au revoir.

— Non, non, adieu.

Girard sortit de la chambre. Tous ces hommes de guerre, habitués à voir la mort chaque jour, se regardèrent en souriant ; cependant, quoiqu’aucun d’eux ne crût au prétendu pressentiment de celui qui les quittait, une impression triste pesait sur eux. Le lendemain au soir, à l’heure même où Girard s’était levé de table, on apprit que le premier Boulet tiré à Ligny avait été pour ce brave général.

La journée avait été rude : c’était celle des Quatre-Bras. Depuis le matin jusqu’au soir, le prince Jérôme resta a la tête de sa division ; ce fut lui qui perça le bois du Bossu. Il y reçut deux balles ; l’une brisa la coquille de son épée, l’autre n’était qu’une balle morte qui lui fit une contusion à la hanche.

Il arrivait à la lisière du bois avec sa division, lorsqu’un homme à cheval, quittant les rangs ennemis, accourut au galop jusqu’à cinquante pas à peu près des colonnes françaises, il portait l’uniforme anglais, avait la poitrine couverte de plaques et de croix. Un instant on crut que c’était Wellington lui-même ; mais que venait-il faire là ? on se le demandait.

En ce moment cet officier général leva le sabre en signe qu’il voulait parler ; on crut que c’était un parlementaire, et l’on écouta.

« Français, dit-il, au lieu de nous attaquer en ennemis, venez à nous en frères ; votre véritable roi, votre roi légitime est par ici. »

— Cet homme est ivre, dit le prince, envoyez-lui quelques coups de fusil, et qu’il retourne d’où il vient.

À cet ordre une vingtaine de coups de fusil partirent, et l’homme tomba ; on courut à lui, et on reconnut que c’était le duc régnant de Brunswick. Son père et son grand’père avaient été tués comme lui sur le champ de bataille : dans les caveaux de la famille, on garde les trois uniformes ensanglantés.

Étrange destinée ! Le prince Jérôme lui avait déjà pris son duché, et voilà que, sans savoir qui il était, il lui prenait maintenant la vie.

Comme nous l’avons dit, la journée avait été rude : le prince Jérôme avait perdu dans sa seule division trois mille hommes, deux généraux de brigade, trois colonels. Le colonel Cubières avait reçu quatre blessures à la tête ; deux fois le prince avait été à lui pour qu’il remît le commandement à son lieutenant-colonel, et chaque fois le colonel Cubières avait répondu : — Monseigneur, tant que je pourrai me tenir à cheval, je resterai à la tête de mon régiment.

On bivouaqua dans la boue et dans le sang. Puis, pendant toute la journée du 17, on marcha à la suite des Anglais en retraite : il tombait des torrens de pluie. Le soir, vers sept heures, on prit position en avant du village de Planchenoit.

À huit heures, l’empereur y arriva : les deux frères se revirent. Napoléon avait su comment le prince s’était conduit dans la journée du 16. — Prends garde, Jérôme, lui dit-il en riant, je t’ai donné une division et non pas une escouade ; si tu veux trop faire le soldat, j’enverrai quelqu’un pour faire le général.

— J’espère que Votre Majesté me laissera encore la journée de demain, répondit le prince.

— Tu crois donc qu’ils nous attendront ? dit l’empereur.

— Mais cela en a tout l’air, dit le prince ; Votre Majesté a pu voir qu’ils prenaient leurs positions.

— Pour la nuit, dit l’empereur, mais demain, au point du jour, tu les verras décamper. Wellington n’est pas si niais que de m’offrir la bataille dans une position pareille. Contre toute attente, le jour en se levant le lendemain trouva les deux armées dans la même position : Napoléon ne pouvait croire à cette imprudence ; il envoya le général Haxo reconnaître l’ennemi.

Le général Haxo revint et assura à l’empereur que l’armée anglaise prenait position en avant du mont Saint-Jean.

— Ce n’est pas possible, répéta deux fois l’empereur, vous vous êtes trompé, Haxo, cela n’est pas possible.

— Cela est cependant ainsi, Sire, répondit le général.

— Mais si je les bats, dit l’empereur, adossés comme ils sont à des défilés, ils sont tous perdus, et pas un ne retournera en Angleterre. Allez donc vous assurer de nouveau de ce que vous me dites, Haxo.

Le général Haxo poussa une nouvelle reconnaissance jusqu’à une portée de fusil des Anglais, et revint près de l’ empereur, rapportant une seconde réponse plus affirmative encore que la première.

— C’est bien, dit l’empereur, il parait que Wellington est fou. Eh bien ! soit, nous profiterons de sa folie.

Aussitôt le plan de bataille fut fait : il était huit heures et demie du matin, un ordre du jour signé du maréchal Soult fut lu à l’armée.

c’était le prince Jérôme qui devait commencer l’attaque par l’extrême gauche ; il se rendit à son poste : sa division se trouvait en face de la ferme d’Hongoumont, que les Anglais avaient fortifiée pendant la nuit par tous les moyens possibles.

Les premiers coups de fusil furent tirés à midi et demi par le premier régiment d’infanterie légère. Une des premières balles par lesquelles l’ennemi lui riposta traversa le cou du cheval que montait le prince ; il avait, comme on le voit, assez mal profité des conseils de son frère.

On connaît cette journée dans ses moindres détails, on sait par cœur cette lutte de géans : les Anglais tinrent comme s’ils avaient pris racine dans le sol, comme s’ils s’étaient pétrifiés au milieu des pierres qu’ils défendaient. Il faut voir encore aujourd’hui cette ferme d’Hongoumont, criblée de balles, rasée à hauteur d’homme, avec ses pans de murs écroulés, ses sillons de boulets et ses trous de bombes. Car tout en reste tel que le prince Jérôme l’a laissé, la destruction étant si grande, que vingt-sept ans de paix n’ont pas même essayé d’effacer un jour de bataille.

À trois heures et demie un aide de camp arriva qui, de la part de l’empereur, demandait le prince Jérôme. Le prince laissa le commandement de sa division au général Guilleminot, prit un cheval frais, et, suivant les derrières de l’armée, il arriva près de l’empereur.

L’empereur était à pied, sur une petite éminence de laquelle il dominait tout le champ de bataille. Il avait près de lui le maréchal Soult.

En ce moment arrivait une colonne de prisonniers westphaliens ; ils reconnurent leur ancien roi, et le prince Jérôme reconnut lui-même deux ou trois officiers qui avaient servi dans sa garde. Alors les prisonniers se mirent à crier : Gott den kœnig ! c’est-à-dire : Dieu protège le roi ! C’était l’exergue de la monnaie westphalienne. Alors le prince s’avança vers eux :

— Mes amis, leur dit-il, vous vous êtes bien battus. Mais vous vous êtes battus contre moi !

— C’est vrai, sire ; mais nous avons été habitués par vous même à toujours faire notre devoir.

— Eh bien ! dit le prince, voulez-vous rentrer à mon service ? Si vous avez été contens de moi, c’est maintenant qu’il faut me le prouver.

— Vive Jérôme ! crièrent à la fois soldats et officiers.

— C’est bien, dit l’empereur ; conduisez ces braves gens sur les derrières, rendez-leur leurs armes, organisez-les, et qu’ils soient incorporés dans la première division.

Cette première division était celle du prince. Les soldats s’éloignèrent en criant ; Vive l’empereur ! vive le roi Jérôme ! L’empereur les suivit quelque temps des yeux ; puis, se retournant vers son frère, il se fit rendre compte de ce qu’il avait fait, l’écoutant d’un air à demi distrait, car à son premier plan de bataille il en substituait en ce moment un second.

Au lieu d’écraser l’aile droite anglaise comme il l’avait résolu d’abord, et, par un changement de front, de tomber ensuite sur les Prussiens, il voulait maintenant percer le centre, lâcher une ou deux divisions sur l’aile droite, qui se mettrait en retraite sur Bruxelles, et avec le reste de l’armée écraser l’aile gauche anglaise et le corps prussien.

Ney arriva sur ces entrefaites. L’empereur, en le voyant couvert de boue et de sueur, lui tendit la main et demanda à boire. Jardin, son écuyer, apporta une bouteille de vin de Bordeaux et un verre. L’empereur but d’abord, puis passa le verre au prince Jérôme, qui but à son tour et le passa au maréchal Ney.

— Écoute, mon brave Ney, dit alors l’empereur en tirant sa montre et en la lui montrant ; il est trois heures et demie ; tu vas te mettre à la tête de toute la grosse cavalerie, douze mille hommes choisis parmi mes meilleurs soldats ; avec cela on passe partout, et à quatre heures et demie tu donneras le coup de massue. Je compte sur toi.

On connaît l’effet de cette terrible charge. J’ai raconté ailleurs ces carrés anglais, ouverts, poignardés, anéantis ; j’ai montré Wellington désespéré, vaincu, calculant le temps matériel qu’il nous fallait encore pour égorger ces admirables troupes qui mouraient à leur poste sans reculer d’un pas, et appelant le seul homme ou la seule chose qui pût le sauver, Blücher ou la nuit.

Tous deux arrivèrent presque en même temps. La bataille était gagnée : le général Friant et le prince Jérôme venaient d'enlever la dernière batterie anglaise, lorsque Labédoyère accourut à grande course de cheval, annonçant que ce canon qui commençait à passer de notre extrême droite sur nos derrières, était le canon prussien.

Alors l’empereur ordonna la retraite. En un instant, et par un de ces retours de fortune qui, d’un souffle, renversent un empire, le victorieux se trouva vaincu. Non-seulement il se trouva vaincu, mais il reconnut que la retraite était impossible.

Alors il résolut de se faire tuer. Alors il se jeta dans le carré de Cambronne, sous le feu d’une batterie anglaise qui emportait des files entières, essayant toujours de pousser en avant son cheval, que le prince Jérôme tenait par la bride et forçait de retourner en arrière, tandis qu’un vieux général corse, le général Campi, quoique blessé dangereusement et se tenant à peine sur son cheval, couvrait continuellement de son corps le prince et l’empereur.

— Mais, Campi, lui dit le prince, tu veux donc te faire tuer ?

— Oui, répondit celui-ci, pourvu que ma mort sauve l’empereur.

Napoléon resta ainsi près de trois quarts d’heure, cherchant, appelant, implorant ces boulets et ces balles qui le fuyaient. Enfin, ce fatalisme auquel il avait toujours cru reprit le dessus sur son désespoir.

— Dieu ne le veut pas, dit-il. Puis, s’adressant à ceux qui l’entouraient :

— Y a-t-il un homme, dit-il, qui se charge de me conduire où est Grouchy ?

Dix officiers se présentèrent. Un d’eux prit la bride de son cheval pour le tirer de cette affreuse mêlée ; mais l’empereur fit signe qu’il avait encore quelques paroles à dire. Alors, se retournant vers le prince Jérôme :

— Mon frère, lui dit-il, je vous laisse le commandement de l’armée ; ralliez-la et attendez-moi sous les murs de Laon.

Puis lui tendant la main :

— Je suis fâché, ajouta-t-il, de vous avoir connu si tard. Une nouvelle combinaison, qui pouvait encore changer la face des choses, venait de germer dans cette puissante tête. Napoléon voulait rejoindre Grouchy et ses trente-cinq mille hommes de troupes fraîches ; puis, tandis que Jérôme ferait face avec l’armée ralliée aux Anglais et aux Prussiens fatigués, tomber sur leurs derrières avec ce corps d’armée, et prendre ainsi au cœur de la France Wellington et Blücher entre deux feux.

Qui empêcha ce nouveau plan de s’accomplir ? Nul ne le sait ; c’est un secret entre le prisonnier de Sainte-Hélène et Dieu. Ne put-il pas, au milieu de ce désordre, trouer ces masses prussiennes qu’il fallait franchir ? fut-il égaré par son guide, ou bien la force lui manqua-t-elle pour son gigantesque projet ?

J’étais à cette même poste où Napoléon était passé huit jours auparavant, et où nous attendions des nouvelles de l’armée, lorsqu’on entendit le bruit du galop d’un cheval : c’était un courrier qui passait ventre à terre, et qui cria en passant :

— Six chevaux pour l’empereur !

Puis le courrier disparut.

Un instant après, le roulement sourd et lointain d’une voiture se fit entendre ; mais cette voiture approchait si rapidement, qu’il n’y eut pas un instant de doute sur celui qu’elle ramenait ; quand elle arriva à la porte de la poste, les chevaux étaient prêts. Tout le monde se précipita dehors : c’était l’empereur.

Il était à la même place, vêtu du même uniforme, avec la même figure de marbre qu’il avait en passant.

Puis, comme en passant et de la même voix :

— Nous sommes à Villers-Cotterets ? dit-il.

— Oui, sire.

— Combien de lieues d’ici à Paris, vingt ?

— Dix-huit, sire.

— C’est bien… ventre à terre !

Les fouets des postillons retentirent, et il disparut comme emporté par un tourbillon.

Ce furent les deux seules fois que je vis l’empereur. Le prince Jérôme avait suivi les ordres reçus : à force d’efforts il avait rallié vingt-huit mille hommes, et les avait concentrés sous les murailles de Laon. Là, il reçut une dépêche de l’empereur ; cette dépêche lui ordonnait de remettre le commandant de l’armée au maréchal Soult, et de se rendre immédiatement à Paris.

Napoléon voulait faire ses adieux au seul de ses frères qui eût suivi jusqu’au bout son aventureuse fortune. Sans lui dire ce qu’il comptait faire lui-même, il demanda au prince quelles étaient ses intentions.

— De rester avec l’armée, sire, répondit le prince, tant qu’un lambeau tricolore flottera dans un coin quelconque de la France.

Le prince demeura pendant trois jours à l’Élysée avec son frère ; alors il apprit que l’armée se retirait derrière la Loire.

Selon ce qu’il avait dit, le prince rejoignit l’armée, et resta avec elle jusqu’à son licenciement.

Alors il lui fallut traverser la France : un maître de poste lui donna son passeport, et il arriva à Paris.

Louis XVIII était depuis un mois sur le trône. Le prince Jérôme prévint Fouché de son arrivée : Fouché lui fit dire de partir à l’instant même ; on savait qu’il était en France, on le cherchait de tous côtés, on n’eût pas été fâché de venger sur lui la mort du duc d’Enghien. Il n’y avait pas un instant à perdre pour gagner la frontière. Fouché répondait au prince qu’aucun ordre ne serait donné avant douze heures.

Le prince partit à l’instant pour Strasbourg. Quatorze heures après son départ de Paris, l’ordre fut donné par le télégraphe de l’arrêter à son passage à Strasbourg.

Cet ordre devait être exécuté par le plus ancien officier de la garnison. Par un hasard étrange, ce doyen des officiers était le colonel Gauthier, ancien chef du bureau topographique du roi Jérôme.

Au moment où le colonel Gauthier reçut cet ordre, il rencontra dans les rues de Strasbourg le premier valet de chambre du prince qui allait monter en voiture ; il alla droit à lui :

— Tricot, lui dit-il, je suis chargé d’arrêter Sa Majesté, il n’y a donc pas un instant à perdre ; va le lui dire de ma part à l’instant même. Je vais courir après lui, mais je m’arrangerai de manière à ne pas le rattraper.

— C’est bien, dit le valet de chambre, je vais prévenir le roi.

Ce n’était pas difficile, le roi était dans la voiture même et avait tout entendu.

La voiture partit au galop, et, grâce à son passeport bien en règle, le roi franchit les portes sans opposition ; il était au milieu du pont de Kehl lorsqu’il vit paraître le colonel Gauthier à la tête des hommes qui le poursuivaient.

Le brave colonel avait tenu sa parole. De l’autre côté du pont était un régiment wurtembergeois envoyé par le beau-père du prince pour le recevoir. Le prince sauta à bas de sa voiture, monta à cheval, et fit de la main un salut au colonel Gauthier, qui revint vers Strasbourg avec l’air d’un homme désespéré d’avoir manqué une si belle occasion d’être fait général.

Aussi le brave colonel resta colonel, et mourut colonel. S’il y eut bien des lâches trahisons, il y eut aussi quelques sublimes dévouemens.

Dès lors commença pour le prince Jérôme cette vie de proscription et d’exil qu’il subit depuis vingt-sept ans.

D’abord ce fut son beau-père, le roi de Wurtemberg, qui le mit à peu près en prison dans le château d’Elvangen, d’où il ne sortit qu’avec des passeports de monsieur de Metternich, et la permission d’habiter Schenau, près de Vienne. Mais à peine fut-il installé dans cette belle résidence, que le voisinage d’un frère de Napoléon inquiéta l’empereur d’Autriche. Le duc de Reichstadt était à Schœnbrunn, l’oncle et le neveu pouvaient communiquer ensemble : le prince Jérôme reçut l’ordre de quitter l’Autriche.

Le prince vint à Trieste, mais au bout de quelque temps il en fut de Trieste comme de Schenau. L’ordre arriva au prince de partir, et il alla s’établir à Rome.

Mais en 1831 la révolution de la Romagne éclata. Le fils aîné du roi Louis avait pris part à cette révolution ; c’était un Napoléon. La peine de son imprudence retomba sur tous les Napoléon.

Le prince Jérôme fut alors obligé de quitter Rome comme il avait été obligé de quitter Trieste, et vint chercher un asile en Toscane, espérant enfin trouver le repos dans cette oasis de l’Italie.

Son espérance ne fut pas trompée ; le grand-duc Léopold II lui donna sa parole et l’a loyalement tenue. Le grand-duc Léopold, fils d’un proscrit, et ayant lui même passé sa jeunesse dans la prescription, a la religion de l’exil.

Aujourd’hui le prince de Montfort habite Quarto, charmante villa située entre la Petraja et Careggi. Sa vie est celle d’un simple particulier. Tous les samedis il reçoit, outre ce que Florence a de mieux, les étrangers de distinction qui passent et qui se font présenter à lui.

C’est là qu’entouré des souvenirs de l’empereur, dont la mémoire est pour lui une religion, le prince de Montfort, étranger à tous les partis qui ont bouleversé Paris depuis dix ans, attend que la proscription se lasse. Lors du retour du corps de Napoléon, il crut cette heure arrivée ; il lui semblait que sous les arcs de triomphe dressés au martyr de Sainte Hélène devait passer aussi cette famille qui n’était proscrite que parce qu’elle portait le même nom que lui. Le prince de Montfort se trompait, et ce fut une grande déception pour le cœur du pauvre exilé. N’est-ce pas une étrange anomalie que la chambre ait voté par acclamation cent mille livres de rente à la veuve du roi Murat qui avait trahi deux fois la France, et qu’on n’ait pas même gravé sur l’Arc-de-Triomphe le nom du seul frère de Napoléon qui lui soit resté fidèle, et qui, après avoir mêlé son sang au sang des martyrs de Waterloo, a, par son courage et sa présence d’esprit, sauvé les restes de l’armée !

Un jour, nous le savons bien, l’histoire réparera l’oubli de la France ; mais les réparations de l’histoire sont tardives, et presque toujours elles se font au profit des tombeaux.

Ces souvenirs napoléoniens dont nous disions tout à l’heure qu’était entouré le prince de Montfort, sont, outre une foule de statues et de tableaux de famille, le sabre que l’empereur portait à Marengo, le glaive que François Ier rendit à Pavie, et que Madrid rendit à Napoléon ; puis le sabre qu’Étienne Bathori légua à Jean Sobieski, et dont les Polonais firent don à l’empereur.

Le prince de Montfort possède encore un aigle d’argent qui surmontait la soupière de l’empereur, et que l’empereur lui envoya de Sainte-Hélène lorsqu’il fit briser et vendre son argenterie.

L’uniforme complet de garde national, aux boutons et aux épaulettes d’argent, que l’empereur a porté trois ou quatre fois.

La tabatière que le roi Louis XVIII oublia le 419 mai 1815 dans son cabinet de travail, et que Napoléon retrouva sur son bureau en entrant le lendemain aux Tuileries.

Enfin, cette tabatière plus précieuse encore que Napoléon tenait à la main lorsqu’il mourut, et sur le couvercle de la quelle est le portrait du roi de Rome.

Ce fut les yeux fixés sur ce portrait que s’éteignit, dans une contemplation paternelle, ce regard d’aigle qui avait embrassé le monde.

Le prince de Montfort a deux fils et une fille.

Ses deux fils sont le prince Jérôme et le prince Napoléon. Sa fille est cette belle princesse Mathilde dont l’arrivée à Paris a produit dans le monde fashionable une si vive sensation.

J’ai eu l’honneur de faire en compagnie du prince Napoléon un pèlerinage à l’île d’Elbe, c’est dire à mes lecteurs qu’ils feront bientôt plus ample connaissance avec ce noble jeune homme, portrait vivant de l’empereur.