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La Ville charnelle/à Henri de Régnier

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 189-191).

À HENRI DE RÉGNIER

Ô rameur nonchalant dont la voix nostalgique
cadence les saccades de l’aviron sonore
et le mol froissement velouté de la pale,
tu lanças dans le fleuve idéal de ta vie
une barque assouplie par les doigts des Nayades,
dont la voile est tissée d’azur mythologique
et la quille lestée de pierres sidérales !…

Tes deux rames taillées dans la chair de l’érable,
ont pleuré sur le sable tout leur sang monotone,
tels les bras écorchés des Dryades plaintives
qui s’abandonnent mollement à la dérive…

Et tu passais ramant à tour de bras, farouche,

quand le Soir agitait sa torche aux pieds des chênes,
voguant sur les reflets jaunâtres qui charbonnent
dans l’ombre immémoriale des forêts riveraines.
Et tu connus le faune au grand corps boucané
émergeant d’un remous de plantes limoneuses,
parmi les lourds oiseaux qui crient tels des ciseaux
de Parques somnolentes, dans les roseaux des berges.

Mais lentement la brise effeuilla les nuages
consumés par le rut acharné du Soleil…

Alors tu modulas ta voix sur la cadence
et la strophe ondoyante de ce fleuve inspiré
qui voyage avec toi pour l’amour de la Lune :
« Beau fleuve, entraîne-moi vers la bouche vermeille
de Celle qui m’attend sous les sages lauriers
et dont l’arome embaume les flots nacrés, où nagent
les cygnes bleus aux frais plumages de silence !… »

La vierge Poésie s’avance à pas de lune…

Et, rameur nonchalant, tu lâches les deux rames
pour mieux tendre les bras vers son ombre argentée
en modulant ta voix sur la molle cadence
de ces pieds lumineux qu’escortent les serpents.

Ton chant emplit l’espace d’une immortalité
sublime où tout à coup les montagnes lointaines
exaltent en plein ciel des visages superbes !…
L’horizon crénelé des roches titaniques
se retrempe avec joie dans une eau d’héroïsme,
et les cimes baignées d’atmosphères divines
attendent avec angoisse
tes pas puissants de jeune dieu !