La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 1-20).


CHAPITRE PREMIER

RÉCIT DE M. LE MAIRE. — L’ÉTAT DES ESPRITS À SEMUR.


C’est moi, Martin Dupin (de la Clairière), qui avais l’honneur d’être maire de Semur, en Haute-Bourgogne, à l’époque où se sont passés les événements que j’entreprends de raconter et que j’ai pu suivre de plus près que personne, en ma qualité de premier magistrat de la ville. Du reste, quoiqu’il ne me convienne pas de mentionner ici les vertus civiques et la haute intégrité qui depuis de nombreuses générations ont assuré à ma famille l’estime de mes concitoyens, je me contenterai de dire que les Dupin, de père en fils, sont bien connus à Semur. Le domaine de la Clairière se trouve depuis si longtemps en notre possession que, si l’envie nous en prenait, nous pourrions ajouter ce nom au nôtre, comme tant de familles en France ont coutume de le faire. Libre à ma femme, dont je respecte les préjugés nobiliaires, d’inscrire ce nom sur ses cartes de visite, mais pour moi, j’entends mourir, comme je suis né, sans particule. Après mon père et mon grand-père, J’habite le numéro 29 de la Grand’Rue, en face de la cathédrale et à quelques pas de l’hôpital Saint-Jean. Nous occupons le premier étage et avons aménagé le rez-de-chaussée pour les besoins de la famille. Ma vénérée mère vit avec nous, dans une harmonie parfaite. Ma femme, née de Champfleury, a toutes les qualités d’une femme modèle, et la joie de notre foyer serait sans nuage, si la mort, hélas ! n’avait ravi à notre affection un des deux enfants que m’a donnés Mme Dupin. J’ai cru devoir relater ces menus détails qui sont nécessaires à l’intelligence de ce qui va suivre. J’ajoute quelques indications sur l’état de notre ville à la veille des événements remarquables qui font le sujet de ce récit.

Vers le milieu du mois de juin dernier, au soleil couchant, Je traversais les rues de Semur pour rentrer chez moi quand mon attention fut attirée par un incident sans grande importance. Je venais d’inspecter à la Clairière un jeune vignoble que j’avais trouvé en excellente condition, et vierge encore de toute atteinte du phylloxera. Je marchais de belle humeur en pensant à cette nouvelle promesse de prospérité, juste récompense d’une vie fidèle à tous ses devoirs. En effet, qu’aurais-je pu me reprocher ? Homme privé, n’avais-je pas la pleine approbation de mon épouse, de mes parents, de mes voisins, de mes serviteurs ? Magistrat, la ville entière, bien que particulièrement exigeante, ne m’avait-elle pas donné, comme à plusieurs des miens avant moi, des gages publics de sa confiance ? Je ruminais tout cela avec complaisance lorsque au coin de la Grand’Rue et près de chez moi le tintement d’une clochette m’avertit que le prêtre allait passer, portant les derniers sacrements à quelque malade. Les femmes qui se trouvaient là s’agenouillèrent ; je ne les imitai point. Homme de mon temps et docile au progrès, je me suis dépouillé de ces convictions religieuses qui doivent rester l’apanage du sexe dévot. Mais, à défaut de tout autre motif, la bonne éducation seule me commandait de m’écarter avec respect et de me découvrir devant le pieux cortège. Comme je remplissais ce devoir, voici venir en face de moi, cet écervelé de Jacques Richard, l’être le plus têtu qui soit en France. Le chapeau sur la tête, les mains dans les poches, il continuait son chemin au beau milieu de la rue, malgré les supplications d’une bonne femme et l’avertissement que je crus devoir lui donner moi-même. M. le Curé n’est pas homme à biaiser. Quand il passa, rapide, à son ordinaire et tout d’une pièce, le bas de son étole frôla la blouse de Jacques. D’un brusque froncement de sourcils et d’un vif regard, il dévisagea le malappris, mais sans se distraire davantage de la mission sacrée qu’il allait remplir. Prêtre ou laïque, en effet, n’est-ce pas une mission sacrée que d’aller porter auprès d’un lit de mort les meilleures consolations dont on dispose ? C’est ce que j’expliquai à Jacques pendant que s’éloignait le tintement de la sonnette.

« Jacques, lui dis-je, je n’appellerai pas cela un sacrilège, comme ces bonnes femmes, mais un manque d’humanité. Comment ! Voilà un homme qui va porter secours à un mourant et tu choisis ce moment pour lui manquer de respect ! »

Le rouge lui monta au front et je crois bien qu’il aurait eu honte de sa conduite, si les femmes n’étaient venues à la rescousse. Elles n’en font jamais d’autres.

« Laissez-le, monsieur le maire, criaient-elles : ce vaurien ne mérite pas qu’on lui parle et puis, que voulez-vous qu’il vous écoute, lui qui ose barrer la route même au bon Dieu ?

— Le bon Dieu, repartit Jacques, eh ! qu’il vienne donc faire lui-même sa police ! Laissez-moi dire. Je ne donnerais pas un sou de votre bon Dieu. Voici le mien, je le porte avec moi. »

Et là-dessus, il sortit de son gousset un écu. Où diable l’avait-il pris ?

« Vive l’argent, criait-il, il n’y a pas d’autre bon Dieu. Vous n’avez pas le courage de le dire, mais tout le monde est de cet avis !

— Silence, impertinent ! » répliquai-je.

Mais les femmes s’emportaient de plus belle. « On verra bien, disait l’une, on verra bien ! Laissez qu’il tombe malade et qu’une bonne fièvre le brûle. Nous verrons de quoi lui servira son bon Dieu ! » Et une autre, les bras crispés et les mains jointes, criait d’une voix perçante : « C’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes ! »

« Les morts sortir de leurs tombes ! » Je ne sais pourquoi ce dicton, pourtant banal, m’impressionna fortement. Cependant je suivais des yeux l’écervelé qui continuait sa route, jonglant avec son écu de cinq francs. Une fois la pièce tomba et sonna sur le pavé. Il rit plus haut en la ramassant. Il allait, face au soleil couchant, et moi, de même, à quelques pas derrière lui. Le ciel était couvert de légers nuages roses qui flottaient dans l’azur, très au-dessus des tours grises de la cathédrale. La longue rue Saint-Étienne, que Jacques venait de prendre, flamboyait. Traversant la Grand’Rue pour entrer chez moi, j’aperçus encore la blouse bleue de Jacques, et l’éclair de la pièce de cinq francs qu’il continuait à faire sauter en l’air. Il riait, il criait toujours : « Vive l’argent ! c’est le vrai bon Dieu. »

Je n’ignore pas que la plupart vivent comme s’ils partageaient cette opinion, mais enfin ils ne se permettent pas de la formuler d’une façon aussi brutale. Allumés par la verve de Jacques, quelques passants riaient comme lui : « Bravo ! bravo ! lui faisait-on. » Un homme lui dit : « Tu as bien raison, mon ami : l’argent est le seul Dieu qui en vaille la peine. » Un autre, ayant rencontré mon regard : « Ce catéchisme n’est pas trop long, n’est-ce pas, monsieur le Maire ? » Celui-ci, du moins, ayant remarqué mon déplaisir, ne prolongea pas ces plaisanteries malsonnantes.

« Non, Jean-Pierre, lui dis-je, ce n’est pas long, mais, en revanche, c’est tout ce qu’il y a de plus grossier et j’espère bien que ceux qui se respectent ici n’approuveront pas un pareil langage, si contraire à la dignité de notre nature, pour ne rien dire de plus.

— Ah ! monsieur le Maire, interrompit Une femme du marché, les bras chargés de corbeilles, ah ! monsieur le Maire, n’avais-je pas raison de dire : c’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes.

— Oh ! là ! là ! dit Jean-Pierre fort amusé. Voilà qui ferait un beau spectacle. Je vous en prie, ma bonne femme, si vous avez quelques relations avec ces messieurs, demandez-leur de vouloir bien se montrer avant que j’aille les rejoindre. »

Ici, je l’arrêtai.

« Je n’aime pas ces plaisanteries, Jean-Pierre. Les morts sont morts, sans doute, et ne risquent plus d’inquiéter personne. Mais il faut respecter les préjugés des personnes honorables. Un voyou, comme Jacques, ça n’a pas d’importance, mais de toi, mon ami, en vérité j’attendais mieux.

— Que voulez-vous, monsieur le Maire, répondit-il, en haussant les épaules, ainsi va le monde. Je respecte les préjugés, comme vous dites. Ma femme est une bonne créature. Elle prie pour deux. Mais moi ! Qui sait Si Jacques n’a pas raison après tout ? Un bel écu de cinq francs, cela se voit, cela sert à quelque chose. Quant à l’autre… »

Il n’acheva pas. Mais la tête narquoisement penchée sur l’épaule gauche, il étalait ses deux mains grandes ouvertes dans le vide.

Je répondis sévèrement qu’il fallait toujours respecter les convictions d’autrui et peu désireux d’encourager les discussions en pleine rue, je rentrai chez moi. Dans la position que j’occupe, il importe de ne donner que de bons exemples. Mais je n’en avais pas encore fini avec la phrase qui m’avait si fort troublé tout à l’heure.

J’entendis ma mère qui, dans la grande salle du rez-de-chaussée, parlementait chaudement avec un marchand de fagots. Il arrive, je l’ai du moins remarqué plusieurs fois, qu’à certains jours il y a des mots qui sont, pour ainsi dire, dans l’air. Une oreille un peu exercée les saisit d’abord, comme une sorte de refrain, au va-et-vient des conversations les plus disparates. Imaginez donc quelle fut ma surprise, lorsque, des lèvres de ma digne mère, j’entendis tomber ces mêmes paroles que Jacques Richard venait d’employer pour formuler sa grossière philosophie : « Allez-vous-en criait-elle avec impétuosité, vous êtes tous les mêmes ; vous n’avez pas d’autre dieu que les pièces de cent sous.

— Et puis après ? répondait le paysan d’une voix placide, et puis après ? Est-ce que vous tous, beaux messieurs et belles dames, vous n’en êtes pas là aussi ? De quoi se soucie-t-on dans le monde, sinon de l’argent ? Pensez-vous à un mariage, vous demandez avant tout quelle sera la dot, et, quand vous avez dit que monsieur un tel est riche, vous avez tout dit. Et c’est très juste. Nous voyons ce que l’argent nous donne ; mais pour le bon Dieu dont nos grand’mères parlaient si souvent… »

Là-dessus, ne voilà-t-il pas que ce gros paysan achève sa pensée exactement par le même geste que Jean-Pierre, haussant les épaules jusqu’aux oreilles et tendant les mains ouvertes, comme s’il disait : tout cela, c’est des bêtises.

Autre refrain, dont le retour me frappa encore davantage. Ma respectable mère — la sainte femme ! — rouge d’indignation et d’horreur : « Oh ! ces pauvres grand’mères, cria-t-elle. Que Dieu leur fasse paix ! C’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes.

— Pour les morts, j’en réponds, répliqua le paysan. Pas de danger qu’ils fassent tort à personne. »

Sur ces mots, j’entrai dans la salle et réprimandai sévèrement le rustre, qui se trouva convaincu d’avoir voulu frauder sur sa marchandise. Heureusement, ma digne mère n’avait pas été moins fine que lui.

Elle remonta dans ses appartements en branlant la tête, pendant que je faisais comprendre à cet homme que je ne permettrais pas que dans ma propre maison on manquât de respect à ma mère. « Elle a ses opinions, ajoutai-je, qu’elle partage avec tant de dames respectables. Ici, du moins, ses opinions doivent être sacrées. » Pour être juste, je tiens à ajouter que Gros-Jean, ainsi éclairé par moi, rougit lui-même de ses propos.

L’heure venue de nos confidences quotidiennes, le récit que je fis à ma femme des incidents qu’on vient de lire la remplit d’angoisse. « Je ne veux pas croire, me dit-elle, qu’ils soient aussi mauvais que belle-maman se l’imagine, mais oh ! mon ami, où allons-nous donc si la foi est vraiment morte chez ces pauvres gens ?

— Courage, lui répondis-je, le monde n’est ni meilleur, ni pire qu’autrefois. Aussi longtemps que nous aurons des anges comme toi qui prient pour nous, le mauvais plateau de la balance ne l’emportera pas sur le bon. »

Ce disant, je n’avais voulu sans doute que rasséréner mon Agnès qui est bien la meilleure des femmes. Néanmoins, en approfondissant plus tard cette pensée si touchante, je ne pus m’empêcher d’être frappé de son extrême justesse.

En effet, bien qu’au demeurant la femme soit inférieure à l’homme, le bon Dieu, si vraiment cet Être suprême est tel que l’Église nous le représente, doit, naturellement, prendre en égal souci les deux moitiés de ses créatures. Il semble donc que la piété des unes doive compenser l’incrédulité des autres, surtout si, comme on le dit, les femmes sont en plus grand nombre que nous, auquel cas les quelques femmes qui n’ont pas de religion ne renverseraient pas l’équilibre. Quant à ces dernières, je dois ajouter que je les abomine du fond de mon cœur, estimant que le droit de se dire libre penseur doit rester le privilège de notre sexe.

Il n’est pas utile que je m’arrête à d’autres menues scènes du même genre qui enfoncèrent dans mon esprit les réflexions de cette soirée. On sait de reste que Semur n’est pas le centre de l’univers, d’où, l’on serait tenté de conclure que nous avons échappé jusqu’ici au tourbillon des passions mondaines. Les plaisirs sont rares chez nous. On peut dire que nous n’avons pas de théâtre. Peu de visites, peu de distractions. Rien de ce qui déchaîne les appétits vers le lucre ou la jouissance comme dans une grande ville, Paris, par exemple, cette capitale du monde. Et cependant je vois toutes les pires convoitises se développer parmi nous d’une façon alarmante. On a soif d’argent et de plaisir. Gros-Jean, notre fermier, se tue pour arrondir son avoir. Jacques boit tout l’argent qu’il gagne à faire des tonneaux ; Jean-Pierre est à l’affût du moindre sou, qu’il gaspille ensuite pour des fins moins avouables encore. Il s’en cache d’ailleurs et fuit mon regard quand il me rencontre. Jacques, au contraire, se montre plus crâne et défie le qu’en-dira-t-on. Le reste de Semur est à l’avenant. Chacun y vendrait son âme pour un louis. Leur âme ! Ils riraient au nez du naïf qui leur dirait qu’ils ont une âme et qu’on peut la vendre.

Le diable qui, dit-on, faisait jadis ce commerce trouverait chez nous nombre de clients. Pour le bon Dieu, allons donc, bon pour nos grand’mères ! Tout leur catéchisme tient en ces deux mots. Paisible citoyen que je suis, j’ai toujours réussi à me tenir à l’écart de toute querelle politique ou religieuse ; aussi ne m’étais-je pas rendu compte, avant les dernières élections municipales, du progrès que ces grossières doctrines ont fait dans notre cité. Mais depuis, j’en ai assez vu pour excuser les appréhensions de Mme Dupin. « Où allons-nous donc ?… » Je suis, comme on l’a vu, dégagé de toute superstition et je n’attache aucune importance à des scrupules de femme. Néanmoins, l’âpreté avec laquelle tout le monde se précipite vers le gain me paraît un symptôme grave. Encore s’ils donnaient une fin plus noble à leurs convoitises, s’ils ne s’acharnaient pas à des plaisirs vulgaires. Mais l’avarice de Gros-Jean qui se nourrit de pain sec et d’oignons ; mais le vin bleu de Jacques, mais…, voilà qui fait peine à ceux qui croient comme moi à l’excellence de notre nature…

J’arrête ici ces considérations générales. Maire de Semur, je me suis donné pour consigne de prêter le moins d’attention que je pourrai aux sottises qu’on peut dire ou faire dans ma commune, et de tenir un juste milieu entre la superstition des personnes respectables et la frivolité des autres. Cela suffit à m’occuper tout entier.