La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 02

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Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 21-73).


CHAPITRE II

CONTINUATION DU RÉCIT DE M. LE MAIRE.
LES DEUX PREMIÈRES JOURNÉES.


Il n’entre pas dans ma pensée de rattacher les simples faits que je viens de dire aux événements merveilleux qui les ont suivis. J’ai raconté jusqu’ici les choses comme elles se sont passées, en vue surtout de rendre sensible la présente mentalité de Semur, mentalité qui, j’en ai peur, n’est que trop commune à la France entière. Inutile sans doute que je le rappelle, je n’ai pas le moindre désir d’encourager la superstition. Fier à juste titre d’être un homme d’aujourd’hui, j’entends ne pas céder d’un pouce à la réaction cléricale, très décidé, par ailleurs, à respecter, dans un esprit de large tolérance, la foi des âmes simples et honnêtes, et, en particulier, les préjugés innocents du beau sexe. J’ajoute que je me trouve d’autant moins disposé à croire au miracle que chez moi l’imagination est plus vive. Non pas certes que je le regrette, car cette faculté, sans laquelle il n’est pas d’esprit supérieur, m’a donné de rares plaisirs. Mais je sais qu’elle exige d’être rigoureusement contrôlée, et, par suite, s’il m’était possible de croire qu’elle m’eût abusé au cours de ces dernières semaines, je m’interdirais de consigner ici mes impressions personnelles. Aussi bien, je l’ai déjà dit, je parle, dans la circonstance, non comme un témoin ordinaire, mais comme porte-parole et représentant officiel de la commune, obéissant au devoir qui m’incombe de faire connaître à la France et au monde l’histoire authentique d’événements surprenants que tout citoyen de Semur a pu constater comme moi. Je vais donc mettre en ordre et publier les différentes relations que j’ai réunies, de façon à présenter au public la chronique suivie et sincère de cette mystérieuse aventure.

Il n’est pas besoin que je rappelle les magnificences de l’été bourguignon. Nos vins généreux, la chair de nos fruits en disent assez là-dessus. L’été chez nous est une longue fête, la fête du glorieux soleil ajoutant d’heure en heure et sous nos yeux éblouis une chaleur, une saveur, une somptuosité nouvelles à nos vendanges. Pendant cette période solennelle, de mémoire d’homme, jamais le soleil ne fut vaincu par les pluies. À peine si, par hasard, un petit nuage, salué avec joie, vient rompre, pour un instant, la monotonie de ce grand éclat. Quelle ne fut donc pas notre stupeur lorsque soudain, en plein juillet, au zénith de nos délices, nous nous vîmes envahis par les ténèbres, comme aux plus sombres jours de l’hiver ! Au premier abord, la surprise fut si grande que la vie sembla s’arrêter tout court. Pendant une ou deux heures, l’activité de la ville resta suspendue, personne ne se résignant à croire qu’à six heures du matin le soleil ne fût pas encore levé. Notez bien que je ne dis pas qu’il ne se soit pas levé ce jour-là, mais simplement qu’à Semur il faisait encore nuit comme en plein hiver. La matinée était déjà très entamée, lorsque lentement, et par degrés insensibles, la lumière se montra. Un fantôme, une ombre pâle de nos splendides matinées de juillet, je n’oublierai jamais l’étrange couleur de cette lumière. Le baromètre n’avait pas baissé. Il ne pleuvait pas, mais une brume grise enveloppait la terre et le ciel. J’entendis des personnes dans la rue qui disaient, et je crois que les mêmes mots me vinrent aux lèvres : « Si nous n’étions pas au cœur de l’été, on croirait qu’il va tomber de la neige. » Nous avons souvent de la neige en Haute-Bourgogne et nous savons d’expérience par quels signes elle s’annonce. Je ne dirai rien de l’effet déprimant que produisait sur moi cette brume grise. Mes amis ont souvent remarqué l’acuité de mes sensations et, dans l’occurrence, je ne sais quelle nervosité instinctive me faisait appréhender du mystère dans ce phénomène atmosphérique. Mais ce vague danger présentait un caractère si imprévu, qu’on ne s’étonnera pas que je n’aie pu réussir à me l’expliquer à moi-même. « C’est du brouillard », disaient les uns, et d’autres : « Non, plutôt des nuées d’animalcules qui vont ruiner nos récoltes et répandre sur nous des semences d’épidémies. » Les médecins haussaient les épaules en entendant ces explications. Ils parlaient de malaria, et autant qu’il me fut possible de les comprendre, redisaient, en termes savants, la même chose que la foule. La nuit fut aussi prompte à descendre sur la ville que l’aurore avait paru lente à venir. On avait éteint les lampes à dix heures du matin. À six heures du soir, elles étaient rallumées. En juillet, vous m’entendez bien ! C’était le temps de la pleine lune, mais ce soir-là, pas de lune, pas d’étoiles, rien que cet immense nuage gris qui, de minute en minute, se faisait plus sombre. On dit qu’il en va souvent ainsi en Angleterre où nuit et jour les brouillards marins cachent le ciel. Mais de tels phénomènes sont inconnus dans notre plaisant pays de France.

On pense bien que, toute la nuit, Semur ne parla pas d’autre chose. Je me trouvais dans un embarras extrême. J’avais beau faire, un pressentiment que je ne pouvais secouer me faisait redouter quelque cataclysme plus grave que la malaria ou qu’une invasion d’animalcules. Ce soir-là, accompagné de mon adjoint, M. Barbou, je fis le tour de la ville pour m’assurer que tout était dans l’ordre. L’obscurité était si noire que nous faillîmes perdre notre chemin, bien que, vieux Semurois tous les deux, il n’y ait pas le moindre coin de la ville qui ne nous soit familier. Il faut reconnaître que Semur est très mal éclairée. Nous avons retenu l’ancien usage des lanternes suspendues par une corde au milieu de la rue. Je m’étais sans doute promis de marquer mes années d’office par l’introduction de l’éclairage au gaz. Mais la dépense eût été trop lourde pour notre budget et d’autres objections ont empêché ce progrès. En été, du reste, ces questions d’éclairage nocturne n’ont pas ici d’importance, étant donné l’éclat du ciel.

Mais ce soir-là, nos pauvres lanternes, clignotant confusément d’ici de là et rendant les ténèbres environnantes encore plus noires, avaient une apparence lugubre. C’était bien pour maintenir l’ordre que nous poursuivions ainsi notre ronde, et pour empêcher les rassemblements séditieux, comme il ne s’en produit que trop souvent, au risque de discréditer l’autorité municipale, aussitôt que des circonstances particulières dérangent la vie normale d’une cité. Mais je craignais aussi je ne sais quel autre danger. M. l’adjoint ne disait rien, occupé sans, doute des mêmes pensées que moi.

Ainsi menant notre patrouille, nous fûmes accostés par Paul Lecamus, lequel j’ai toujours tenu pour une sorte de visionnaire. Homme d’ailleurs de toute honorabilité, soit dans sa vie privée, soit dans ses affaires. Il passe pour avoir des idées religieuses un peu bizarres, mais, comme il n’a rien d’un anarchiste, je ne me suis jamais cru obligé de faire une enquête sur ses opinions. La réputation qu’il a de vivre dans un rêve continuel et d’avoir la cervelle dérangée aurait pu lui attirer des désagréments, si mes idées bien connues de tolérance pour toutes les opinions professées par des personnes respectables ne lui avaient servi de protection. Je crois d’ailleurs qu’il n’ignore pas ce qu’il doit à mes bons offices.

« Bonsoir, monsieur le Maire, me dit-il, vous allez donc tâtonnant comme moi dans cette étrange nuit ?

— Bonsoir, monsieur Paul, lui répondis-je. Oui, en vérité, cette nuit est bien étrange. J’ai peur que cela ne nous prépare un orage. »

M. Paul secoua doucement la tête. Avec son allure solennelle, sa longue figure blême et sa lourde moustache pendante, il m’impressionne toujours. Debout dans l’ombre de la lampe, il me regardait avec une extraordinaire gravité et continuait à secouer doucement la tête.

« Vous ne croyez pas ? Soit ! L’opinion d’un homme tel que M. Paul Lecamus mérite toujours qu’on l’écoute.

— Oh ! dit-il, on me prend pour un visionnaire et on ne croit pas que mon témoignage ait le moindre poids. Cependant, si monsieur le Maire veut bien venir avec moi, je lui montrerai quelque chose de très étrange — quelque chose d’encore plus étrange que ces ténèbres — de plus étrange, ajouta-t-il avec un sérieux intense, que la pire des tempêtes qui ait jamais ravagé notre Bourgogne.

— Oh ! oh ! c’est beaucoup dire ! Un orage, maintenant, au point où en sont nos vignes…

— Ne serait rien, moins que rien auprès de ce que je puis vous faire voir. Venez seulement avec moi jusqu’à la porte Saint-Lambert.

— Si monsieur le Maire veut bien m’excuser, intervint M. Barbou, je crois que je rentrerai directement à la maison. Il fait un peu frais et vous savez que l’humidité ne m’est pas bonne. »

De fait, nos habits étaient trempés d’une rosée froide et je dus reconnaître que mon respectable collègue avait raison. De plus, nous allions arriver près de sa demeure, et il pouvait, sans doute, se rendre cette justice qu’il avait rempli tout son devoir d’adjoint.

Il ajouta : « Accompagnez-moi donc jusqu’à ma porte. » Ses dents claquaient un peu. Le froid sans doute. L’ayant laissé au seuil de sa maison, nous continuâmes notre route vers la porte Saint-Lambert.

À cette heure, il n’y avait presque plus personne dehors. Les rues n’étaient pas moins silencieuses qu’obscures. Arrivés aux portes de la ville, nous les trouvâmes fermées comme chaque soir. Les employés de l’octroi, pelotonnés les uns contre les autres, se tenaient debout à l’entrée de leur bureau qu’éclairait une lampe. Mais la lampe elle-même, morne, entourée d’un halo jaunâtre, étouffait dans cet air mort. Les hommes grelottaient et m’accueillirent avec une satisfaction visible qui me toucha. « Enfin, voici monsieur le Maire en personne, dirent-ils.

— Mes bons amis, répliquai-je, vous voilà tombés sur une nuit glaciale. La température a changé d’une façon extraordinaire. Je ne doute pas que la Commission scientifique du Muséum ne nous en fournisse bientôt la raison. M. de Clairon…

— S’il m’est permis d’interrompre monsieur le Maire, fit l’employé Riou, il se passe ici des choses où les savants n’y verront pas plus goutte que nous.

— Ah ! vous croyez ! Mais vous savez bien que ces messieurs expliquent tout, dis-je d’un air badin. N’annoncent-ils pas de quel côté le vent va souffler ? »

J’avais à peine achevé ma phrase, que je crus sentir passer, venant du côté des portes fermées, un courant d’air si froid que je ne pus retenir un frisson. Les employés se regardèrent, échangeant, non pas un sourire — ils étaient bien trop blêmes pour sourire mais un regard d’intelligence. « Tu vois, dit l’un, M. le Maire l’a ressenti comme nous. » Mais je ne les vis pas frissonner. On les aurait pris pour des statues de glace, incapables de plus rien sentir.

« Oui, continuai-je, c’est évidemment la plus extraordinaire des températures. » J’essayais ainsi de me tenir ferme, mais je claquais des dents comme tantôt Barbou. Personne ne me répondit, mais Lecamus intervint. « Ayez la bonté, dit-il, d’ouvrir la petite poterne des piétons. M. le Maire désire continuer son inspection en dehors des murs. »

À ces mots, Riou, vieille connaissance pour moi et qui pouvait se permettre cette familiarité, me saisit par le bras. « Mille pardons, fit-il, monsieur le Maire, mais je vous en supplie, n’y allez pas. Qui sait qui est là dehors ? Depuis le matin, il se passe quelque chose de très étrange, de l’autre côté des portes. Si monsieur le Maire voulait m’en croire, il ordonnerait de les tenir fermées jour et nuit, jusqu’à ce que cela soit parti et n’irait pas s’y aventurer. Mon Dieu ! On a beau être brave. Je connais le courage de monsieur le Maire, mais s’engouffrer sans nécessité dans les gueules de l’enfer, mon Dieu ! » cria de nouveau le pauvre homme. Il fit un signe de croix. Personne n’eut envie de sourire. On peut bien prendre de l’eau bénite et se signer à la porte d’une église. La bonne éducation le demande. Mais recourir à cette manifestation pour son propre réconfort, et en public, cela n’est pas commun, sauf entre gens d’église. Or, Riou n’était pas de ces gens-là. Il se signa pourtant à la vue de nous tous et personne ne sourit.

L’autre employé — un certain Gallais du quartier Saint-Médard — moins familier car il n’avait eu avec moi que des relations officielles, enleva son chapeau et dit : « Si j’étais monsieur le Maire, sauf votre respect, je ne me risquerais pas dans ce danger inconnu, en compagnie de cet homme-ci, un dévot, un clérical et qui a des visions.

— Ce n’est pas un clérical, répondis-je, mais un bon citoyen. Allons, passez-moi votre lanterne. Où que le devoir me conduise, me croyez-vous capable de reculer ? Non, mes bons amis, le maire d’une commune française ne craint ni homme ni diable dans l’exercice de ses fonctions. Monsieur Paul, passez devant… »

À ce mot de diable, la figure de Riou s’était soudain contractée. Il se signa derechef. À cette fois, je ne pus m’empêcher de sourire. « Mon petit Riou, lui dis-je, savez-vous que vous êtes un nigaud avec vos superstitions. Il y a temps pour tout.

— Excepté pour la religion, interrompit Gallais. Elle est toujours de saison. »

Je n’en croyais pas mes oreilles. « Une conversion ! lui dis-je. Quelqu’un de nos pères Carmes déchaussés a dû passer par ici.

— Monsieur le Maire verra bientôt d’autres prédicateurs plus convaincants que les Carmes déchaussés », dit Lecamus. Et décrochant la lanterne, il ouvrit la petite porte. À cet instant, je fus encore pénétré par le même souffle glacé. Une, deux, trois, je ne saurais dire combien de fois, comme au passage de quelqu’un. Je fis du regard le tour de mes compagnons et, malgré moi, je reculai d’un pas. Je sentais mes cheveux se dresser sur ma tête. Les deux employés se serrant encore plus l’un contre l’autre, Riou me dit en essayant de plaisanter : « Monsieur le Maire l’a vu. Ce sont les vents qui font leur petite promenade. » Ses lèvres tremblaient si fort qu’il eut quelque peine à former ces mots. « Tais-toi, au nom de Dieu », lui dit l’autre, en le saisissant par le bras.

Ceci me rappela à moi-même et je suivis Lecamus qui m’avait attendu près de la porte qu’il tenait entre-bâillée. À ma vive surprise, je le vis marcher, semblable — non, je ne sache pas d’autres mots pour traduire cette sensation — semblable à un homme qui se fraierait son chemin dans une foule. J’allais sur ses talons, mais, dès que j’eus franchi la porte, un je ne sais quoi m’enleva la respiration. C’était la même sensation de foule. La bouche grande ouverte et suffoqué par cette angoisse, je tendis le bras pour saisir la main de mon guide. Cette solide étreinte me remit un peu. Lui sans hésiter, fonçait de l’avant. Ayant dépassé la ligne d’ombre que faisaient les murailles, nous prîmes à l’ouest vers la petite tour du guetteur. Là il s’arrêta et moi aussi. Nous étions adossés contre la tour et nous regardions devant nous. Rien, rien que la nuit noire qui laissait pourtant deviner la ligne de la grand’route entre les deux étendues de terrains vague. Bouche-bée, haletant, je reculai vers le mur. L’air et les ténèbres m’enveloppaient de la sensation la plus étrange que j’aie jamais éprouvée. Entendez-moi bien. J’avais souvent ressenti quelque chose d’analogue, au milieu de deux ou trois milliers d’hommes, serrés dans une enceinte dont ils occupaient jusqu’aux moindres recoins, piétinant, luttant des coudes, suffoquant. Oui, une foule, mais nos yeux ne percevaient que les ténèbres et la ligne confuse de la route ; une foule qui nous assiégeait de si près qu’il était impossible de mettre quelque intervalle entre elle et nous. Mais qu’est-ce que je dis ? En vérité, il n’y avait personne, il n’y avait rien, pas une forme visible, pas un visage, rien que Lecamus et moi. Moment d’angoisse, je l’avoue. Ma langue était enchaînée, mon cœur battait à tout rompre, je ne respirais qu’à grand’peine. Me cramponnant à Lecamus, je me renfonçais désespérément contre le mur. Et cependant je ne tentais pas de me dégager, de fuir. Me dégager, fuir, comment l’aurais-je pu ? Ils étaient là, près de nous, souffle contre souffle. Ah ! vous allez dire que je suis fou d’employer de telles paroles. Car enfin, il n’y avait personne, pas même une ombre sur la route.

Lecamus n’aurait demandé qu’à aller de l’avant, prêt à s’engager sans peur à travers ce brouillard. Je n’aurais pas eu ce courage. Heureusement j’étais le plus fort et il ne pouvait me résister. Je me collai plus étroitement à lui et commençai à le traîner avec moi, contre le mur ; je voulais rentrer à tout prix. J’avançai donc péniblement, trébuchant à chaque pas, me déchirant les mains aux pierres du mur, et, malgré moi faisant toujours face à cette foule. Miséricorde ! La poterne était fermée. Moi qui n’ai jamais eu peur de ma vie, je connus alors les affres de l’agonie. Je donnai de tout mon poids et de celui de mon compagnon contre la porte qui s’ouvrit enfin, Dieu merci ! Je rentrai tout flageolant et m’accrochant de ma main libre au bras de Riou, je m’écroulai sur le plancher de l’octroi. Ils me crurent évanoui. Mais non. Un homme, digne de ce nom peut céder, pour un instant, à des sensations irrésistibles, le corps fléchit, mais l’âme reste debout : aussi ne tardai-je point à rallier mes forces. Les employés éperdus me tendaient l’un, une serviette mouillée, l’autre, un verre d’eau-de-vie. Ils furent pleins de stupeur quand ils me virent me redresser, pâle encore, mais pleinement maître de moi.

« Ça suffit, leur dis-je, en les repoussant du geste. Pas de cordiaux, je vous remercie, messieurs, mais je n’ai besoin de rien. »

Mon sang-froid les impressionna manifestement, et les aida à se ressaisir eux-mêmes. Malgré l’état de faiblesse et d’agitation où je me trouvais, j’éprouvais quelque douceur à penser que j’étais resté jusqu’au bout à la hauteur de ma tâche.

« Monsieur le Maire a vu un… ce qu’il y a dehors ? » me cria Riou bégayant, tant il était excité.

L’autre dardait sur moi des yeux affamés de curiosité, si l’on peut parler ainsi.

« J’ai vu… je n’ai rien vu du tout, Riou », lui répondis-je.

Ils me regardaient avec un étonnement extrême.

« Monsieur le Maire a vu… n’a rien vu… dit Riou, ah ! je comprends, vous dites cela pour ne pas nous faire peur. Nous avons été nous-mêmes si lâches tantôt. Mais, si vous me permettez, monsieur le Maire, vous aussi vous êtes rentré bien précipitamment. Il y a des choses qui émeuvent les plus braves ; mais je vous en supplie, dites-nous ce que vous avez vu.

— Rien du tout », leur répondis-je.

Et, comme je parlais, je reprenais mon calme ordinaire. Je sentais mon cœur battre plus paisiblement.

« Il n’y a absolument rien avoir ; les ténèbres, et, tout au plus, un ruban de route. Il n’y a rien à voir… »

Ils continuaient à me fixer, partagés entre l’incrédulité et la surprise. Ils ne savaient que penser. Comment ne pas me croire, moi qui étais là, tranquillement assis, les regardant sans sourciller, et leur parlant d’un air de sincérité manifeste. Mais, d’un autre côté, comment expliquer mon retour précipité, mon apparente défaillance et la pâleur de mon visage ? Ils ne savaient que penser.

Ici, pour le dire en passant, observez combien il est bon et utile d’être tout à fait sincère. Si je leur avais menti, je n’aurais pu supporter leurs regards braqués sur moi. Mais je ne mentais pas. Il n’y avait rien, rien à voir, et c’était là, du reste, ce qui m’accablait le plus. Mais à quoi bon attirer sur de tels détails la réflexion de ces âmes simples ? Il n’y avait rien, je n’avais rien vu. Je ne les trompais pas en parlant ainsi.

Pendant tout ce temps-là, Lecamus avait gardé le silence. En me relevant, je l’avais confusément aperçu qui remettait la lanterne à l’endroit où il l’avait prise. Revenu tout à fait à moi, je le voyais maintenant d’une façon plus distincte. Il s’était assis sur un banc contre le mur. Calme et sans donner aucune marque de cette agitation finissante qui allait s’apaisant dans mes veines comme les dernières vibrations d’une harpe, il était assis, la tête basse, les yeux fichés en terre, l’air déçu et découragé. Je me levai, aussitôt qu’il me parut que ma dignité me permettait de laisser la place. J’appelai Lecamus. Il m’entendit et se leva, mais avec répugnance. Laissé à lui-même, il n’aurait pas désiré partir. Tout autres étaient les sentiments de Riou et de Gallais. Ils firent l’impossible en vue de prolonger la conversation, me posant avec une lente déférence mille questions inutiles, se serrant près de moi, enfin essayant tous les expédients pour me retenir. Nous partis, ils restèrent debout, l’un tout près de l’autre, sur le seuil de la maisonnette, nous suivant d’un long regard, la figure pâle et contractée, les yeux fous d’angoisse et de détresse. Je n’oublierai jamais ce tableau.

Je ne me rendis exactement compte de ce qui venait de se passer que lorsque j’entendis mes pas et ceux de mon compagnon sonner sur le pavé de la ville. L’effort que je m’étais imposé pour réagir contre mon angoisse et pour faire calme figure devant mes administrés, m’avait empêché jusque-là de me remémorer les détails de cette aventure terrifiante. Maintenant, je revivais une à une, avec une nouvelle épouvante mêlée de quelque honte, toutes ces minutes d’agonie. Lecamus marchait à côté de moi la tête basse et sans rien dire. Deux ou trois fois il se retourna vers cette poterne par où mon affolement l’avait fait rentrer malgré lui. Quand nous fûmes assez éloignés de cette porte ainsi ouverte sur l’invisible, je me risquai à demander à mon compagnon ce que tout cela voulait bien dire.

« Lecamus, lui dis-je — mais les mots me venaient difficilement — qu’est-ce que vous en pensez ? Avez-vous une idée ? Comment expliqueriez-vous ?… »

Les mots me venaient assez difficilement ; je puis néanmoins me rendre ce témoignage que je parlais sans trop laisser voir mon émotion.

Il répondit lentement :

« On ne cherche pas à expliquer, on voudrait voir. C’est tout. Si monsieur le Maire n’avait pas été si…… pressé, s’il avait bien voulu aller plus avant, continuer les recherches……

— Dieu garde ! » lui dis-je, repris d’une panique presque irrésistible qui me poussait à doubler le pas, pour me mettre au plus vite à l’abri dans ma maison. J’eus pourtant la force de rester calme et de me plier à son allure désespérément lente, l’allure d’un homme contraint et qui se résigne difficilement à ne pas retourner en arrière.

Qu’y avait-il ? La voix de la nature semblait me dire au cœur : « Ne cherche pas ! ne cherche pas ! » Toutes sortes de pensées accablantes se présentaient à mon esprit. C’était à en devenir fou. Je me couvris les oreilles de mes deux mains pour arrêter je ne sais quel bourdonnement d’abeilles. À ce geste, Lecamus se retourna et il me regarda, grave et surpris. Cela me fit honte de ma faiblesse. Mais comment je pus arriver chez moi, en vérité je ne saurais le dire. Ma mère et ma femme m’attendaient, pleines d’inquiétude.

J’ai oublié de mentionner plus haut un détail insignifiant qui, dans ces derniers jours, avait un peu troublé la paix de notre ménage. L’occasion est bonne pour réparer cet oubli.

Ma mère et ma femme s’étaient mis martel en tête à propos de quelques modifications apportées par la municipalité dans les règlements de l’hôpital Saint-Jean. La grande salle de cet hôpital, contiguë à la chapelle, était aménagée de telle sorte que, sans quitter leur lit, les malades entendaient la messe de tous les jours. Plusieurs s’étaient plaints à ce sujet, disant que cette messe forcée troublait leur repos. Les plaintes s’étant multipliées, nous avions dû statuer que cette cérémonie n’aurait plus lieu, à moins qu’on n’aimât mieux élever une cloison entre la chapelle et le dortoir. Je n’ai pas besoin de dire que les sœurs de Saint-Jean se mirent à remuer ciel et terre contre cette décision. Je n’ai pas besoin non plus de dire que, maire de Semur, et tout ensemble représentant et guide de l’opinion publique, ni les reproches qui furent murmurés à mots couverts en ma présence, ni même les réclamations formelles n’eurent absolument aucun résultat. Je professe le plus grand respect envers les sœurs de Saint-Jean. Ce sont d’excellentes femmes et des infirmières accomplies auxquelles la commune est très redevable. Mais enfin la justice doit être la même pour tous. Aussi longtemps que je resterai à la tête de la municipalité, le devoir m’oblige à tenir la balance égale entre tous mes administrés. Il ne s’agit pas des opinions que je puis avoir comme homme privé et qui seules régleraient ma conduite le jour où il me serait permis de rentrer dans le rang. Mais allez faire comprendre à des femmes ces distinctions élémentaires ! Je reviens à mon récit.

J’avoue que le reste de ma nuit fut très agité. Quiconque a tant soit peu d’expérience sait que, dans les ténèbres et le silence, toute inquiétude devient obsession. Or la nuit était plus noire, les rues de Semur, ordinairement peu bruyantes, plus silencieuses que jamais. De temps en temps, quand mes pensées me donnaient un peu de relâche, je pouvais entendre la douce respiration de mon Agnès couchée dans la chambre voisine. Cela me remontait un peu, mais bientôt mes souvenirs m’étreignaient et me harcelaient de nouveau. Encore et encore la même vision se glissait sous mes paupières fermées : le brumeux ruban de route qui part de la porte Saint-Lambert, la double haie de buissons encore plus obscure, personne, personne, pas une ombre, pas une âme, et cependant, une foule ! Quand je cédais à l’envie de réfléchir sur le mystère, mon cœur sursautait dans ma poitrine, et je sentais mon sang courir furieusement dans mes veines. On pense bien que je résistai de toute ma volonté à cette exaltation morbide. Peu à peu, la nuit déclinant, j’eus plus d’énergie à me défendre. Résolument, je tournai le dos, pour ainsi parler, à ces souvenirs et je me dis à moi-même, avec une fermeté croissante, que toutes les sensations ne peuvent venir que des sens. Toutes ces impressions, qui sans cela seraient inconcevables, devaient avoir leur explication dans quelque désordre nerveux. Pour peu qu’on la mette sur la voie, la science a réponse à tout. Quelque mauvais tour, évidemment, que m’aura joué mon système nerveux trop affiné. Plus la sensibilité est vive et délicate, plus aussi l’on est exposé aux désordres de ce genre. Au demeurant, tenons-nous bien et évitons d’exaspérer ces impressions morbides en les ruminant de nouveau.

Ce duel entre mon bon sens et les caprices de mon imagination rendit plus courtes sinon plus tranquilles les heures de cette nuit. À la fin le sommeil eut le dessus. Il n’est meilleur cordial et je me trouvai tout ragaillardi quand je me réveillai à la première aube. Je me serais presque moqué de mes ridicules terreurs. Rien ne vaut pour rafraîchir les nerfs la certitude que le jour a commencé, même s’il ne luit pas encore. Quatre, cinq, six, j’entendis sonner, à l’horloge de la cathédrale, les premières heures du matin. Je me levai un peu avant sept heures, mais chose étrange, tout dormait encore, et chez moi, et dans la rue. Les portes de la cathédrale restaient fermées, phénomène inouï jusqu’à ce jour. De si bonne heure qu’on se lève à Semur, on est toujours sûr d’avoir été devancé par le sacristain, le père Laserques. Ce bon vieux aime à répéter que la maison de Dieu doit s’ouvrir avant toutes les autres, prête à accueillir les malheureux qui n’auraient pas trouvé d’autre abri. Mais, ce matin-là, les ténèbres avaient mystifié jusqu’au père Laserques lui-même. Je ne m’explique pas pourquoi, mais j’eus un étrange frisson en voyant, pour la première fois, ces lourdes portes fermées. Ouvertes, il me semblait que je serais volontiers entré dans l’église, moi qui pourtant n’y vais jamais, sauf le dimanche, à la messe, pour donner l’exemple. Les boutiques dormaient aussi, et les oiseaux sur les arbres. J’allai jusqu’au rempart, du côté du mont Saint-Lambert. J’entendais bien, au-dessous de moi, la vive chanson de notre rivière, mais sans voir autre chose qu’une brume épaisse. Je ne m’aventurai point à regarder plus loin, par-delà les murs. À quoi bon ? Il n’y avait rien, rien du tout. Je le savais bien. Néanmoins je jugeai plus sûr de ne pas donner le moindre prétexte aux fugues de mon imagination, et de brider l’activité décevante de mon système nerveux. Ce brouillard ne m’accablait que trop déjà. Mille terreurs indéfinies grouillaient dans l’air. Par moments, mon cœur se remettait à battre les champs. Du reste, tout était parfaitement calme, comme un cimetière. Les mots que j’avais entendus plusieurs fois ces derniers jours me revenaient à la pensée : « C’est plus qu’il n’en faut pour que les morts sortent de leurs tombes. » Le dicton bizarre ! C’est nous, plutôt, nous les vivants qui semblons aujourd’hui emprisonnés dans une tombe !

Enfin, une vague blancheur s’insinua parmi les ténèbres. Derrière une nuée transparente qui se déroulait lentement, je vis se dessiner la rivière et les prairies qui l’avoisinent. Cette vue m’allégea un peu le cœur et je revins sur mes pas dans ce vague crépuscule. La rue commençait à bruire. Un reste d’effroi, un commencement de honte se peignait sur les visages. Des bâillements, des bras qui s’étirent. « Bonjour, monsieur le Maire, vous êtes bien matinal ! — Matinal ! allons donc, leur répondais-je, regardez vos montres ! » Et tous de me dire, les uns après les autres ; « Oui, nous sommes joliment en retard ce matin. Ç’a été tout comme hier. Impossible de se réveiller. » Le père Laserques grommelait, assis sur les degrés de la cathédrale. Pour la première fois de sa vie, il n’avait pas sonné la messe de six heures, pas ouvert les portes de l’église, pas appelé M. le Curé. « Je crois que je deviens fou, me dit-il, monsieur le Maire. Mais aussi quel temps ! Vit-on jamais rien de pareil ? Il doit couver quelque malheur. Ce n’est pas pour rien que les saisons perdent la tête et que voici l’hiver au milieu de l’été. »

Là-dessus, je rentre chez moi, Ma mère débouche précipitamment d’une porte, ma femme d’une autre : « Ô mon fils ! » « Ô mon ami ! », crient-elles, se jetant sur moi. Elles pleuraient toutes leurs larmes, les chères créatures. Je dus les laisser faire pendant quelques instants, sans mot dire. Ce premier transport passé, je leur demandai ce qu’elles avaient. De fil en aiguille, elles avouèrent qu’elles m’avaient cru frappé de quelque catastrophe, en punition du tort que j’avais fait aux sœurs de l’hôpital. « Vite, vite, mon fils, réparez cette faute, criait ma mère, si vous ne voulez pas qu’une pire calamité nous arrive. » Je gardai mon sang-froid et continuai mes questions. Alors, peu à peu, je me rendis compte du ridicule travail qui s’était fait chez plusieurs femmes et chez les pauvres gens de Semur. Ils avaient fini par se persuader que le brouillard était la réponse du ciel à la décision que le Conseil municipal avait prise au sujet de l’hôpital. En vérité, c’était par trop fort ! « Croyez-vous, leur dis-je, en colère, que vos superstitions ridicules vont me faire capituler dans mon devoir. Ah ! vous voulez nous ramener aux pires exploits des sorcières !… » Je n’en dis pas plus long. À la vérité, je savais bien que personne à Semur n’était pour rien dans ces perturbations atmosphériques, mais je voulais couper court à ces rumeurs malsaines. Ma femme pleurait tout bas. Ma mère criait de plus belle. Mais il n’y a femme ni mère qui tienne, quand mon devoir est en cause. Je suis ainsi fait.

Toute cette journée fut lamentable. C’est à peine si, de tout près, on pouvait se reconnaître. Pour augmenter nos inquiétudes, quelques étrangers qui nous arrivèrent par la diligence nous dirent que le cercle de ténèbres ne s’étendait pas plus loin que Semur. À un kilomètre de la ville, le soleil brillait de tout son éclat. Ces nouvelles portèrent l’affolement à son comble. Des groupes se formaient au coin des rues, commentant ce terrible mystère. L’adjoint, M. Barbou, me vint voir. Il se demandait si pour calmer l’agitation des esprits, nous ne ferions pas bien de rapporter le décret au sujet de l’hôpital. Je l’arrêtai brusquement : « Vous n’y pensez pas, mon ami. Nous avouer coupables, alors que nous n’avons fait que notre devoir ! À d’autres ! Croyez-vous, par hasard, que les incantations de ces bonnes sœurs ont noirci le ciel ? » Il hocha la tête et me quitta, plein de trouble. Le brave homme ne brille pas par le caractère. Moi aussi, on avait essayé de m’influencer, mais je ne suis pas homme à me laisser embobeliner par des femmes.

J’arrive à l’incident capital par où commença vraiment la série de nos aventures. Pendant tout l’après-midi, les ténèbres n’avaient pas cessé de s’accroître. Étrange crépuscule, aussi noir que la plupart de nos nuits. Entre cinq et six heures, les habitants se répandirent dans les rues, comme à l’ordinaire. Assis à ma fenêtre, je les observais, prêt à me porter sur les lieux en cas d’alerte. Soudain, je me rendis compte qu’il se passait quelque chose d’anormal. Malgré l’obscurité, il me semblait voir la foule se masser en face de la cathédrale. Je pris mon chapeau et descendis. La place débordait de monde. Toutes les têtes étaient braquées sur la cathédrale. « Qu’est-ce que vous regardez, mon ami ? » fis-je au premier que je rencontrai. Il tourna vers moi un visage dont je pus discerner, même dans cette nuit, la pâleur lugubre. « Regardez vous-même, monsieur le Maire, dit-il, ne voyez-vous rien sur la grande porte ?

— Moi ! non, rien du tout », lui dis-je, mais à la même minute, je voyais déjà quelque chose de bien surprenant. Suspendue à la porte de la cathédrale, je vis ou je crus voir une pancarte flamboyante qui portait, en lettres géantes, ce mot : « Sommation ».

« Tiens, criai-je, mais aussitôt je ne vis plus rien. Qu’est-ce là, continuai-je malgré moi, quelque diablerie ? Eh ! Jean-Pierre, vois-tu quelque chose ? »

Jean-Pierre me répondit : « Monsieur le Maire, on voit, puis une seconde après on ne voit plus rien. Tenez, voilà que ça revient. » Il disait vrai. Je crois pouvoir dire que je ne suis pas un lâche, mais, que voulez-vous, à cette vision extraordinaire, je me sentis envahi par une panique analogue à celle de l’autre nuit. Certes, je n’aurais fui pour rien au monde, mais j’avoue que mes genoux s’entre-choquaient rudement. Je restai là quelques minutes, incapable d’articuler le moindre mot. Tous, du reste, nous étions logés à la même enseigne. Onques de ma vie, je n’ai vu foule plus silencieuse. Un même frisson nous secouait tous. On nous aurait pris pour des condamnés à mort attendant la réponse à leur recours en grâce. Comme des flambeaux allumés pendant une nuit d’orage, tantôt le vent semble les éteindre et tantôt il les ranime, et l’on va, perdant et retrouvant, tour à tour, les objets que dessine cette lumière intermittente, ainsi, d’une minute à l’autre, cette sorte d’immense affiche rutilait soudain, puis s’effaçait aussi vite.

« Sommation », c’était le titre, comme j’ai dit, puis venaient d’autres mots de feu que j’épelai, puis construisis péniblement à la lumière incessamment interrompue, de chaque nouvel éclair. Horreur ! Tous les habitants de Semur, et, moi leur maire, en tête, nous étions sommés d’avoir à vider les lieux que nous avions perdu le droit d’occuper, et à laisser la ville à ceux qui, étant morts, connaissaient mieux que nous le sens de la vie.

J’ai su plus tard que chacun des habitants avait pu lire, comme moi, son propre nom, en gros caractères, bien que ces milliers de noms ne puissent tenir, je ne dis pas sur les portes, mais sur la façade entière de la cathédrale. « Nous, les morts », ces mots étincelaient presque à chaque ligne du terrible manifeste, et encore : « Allez, allez-vous-en, laissez la place à ceux qui savent le vrai sens de la vie. » Je ne me rappelle que ces lambeaux. C’est là, du reste, ce qui me parut le plus clair au moment même de la lecture. Pas d’autres explications, pas d’autres détails. Je restai là quelque temps muet d’épouvante. Le premier saisissement passé, je fis réflexion que c’était à moi de donner l’exemple du sang-froid et du bon sens à mes administrés, de rompre le charme de terreur superstitieuse qui accablait cette foule crédule. « C’est une mauvaise farce, criai-je à haute voix, de façon à être entendu de tous. Qu’on aille me chercher le conservateur du Muséum, M. de Clairon. Il nous expliquera ce coup de théâtre. » Mon affirmation intrépide, dissipa le cauchemar. Je me vis entouré d’une centaine de figures blêmes. « C’est M. le Maire, criait-on, il va tirer cela au clair », et les rangs s’ouvraient devant moi jusqu’au milieu de la place. « M. le Maire, est un homme de cœur et de tête. Écoutez M. le Maire. » Mes quelques paroles les avaient tous réconfortés. Je me trouvai bientôt près de M. le Curé, debout au milieu des autres, silencieux et l’air aussi étonné que nous tous. Il me jeta du creux de ses épais sourcils un de ces vifs regards dont il a l’habitude, et se rangea pour me laisser passer, mais sans rien me dire. Moi, au contraire, soulevé que j’étais par l’étonnement, l’inquiétude et par l’entrain factice que je me donnais, j’avais un besoin fou de parler, et pour me le persuader à moi-même, de répéter à pleine voix que tout cela n’était qu’une farce.

« Tous mes compliments, monsieur le Curé, lui dis-je, pour le merveilleux transparent que vous avez dressé là, sur votre église. Vous voilà sans doute venu pour jouir de l’effet. Vous ne pouviez mieux réussir, mais maintenant, vous seriez bien aimable de me confier votre secret. »

Ces mots ne manquaient pas d’ironie, mais j’étais trop bouleversé pour garder les formes. Il me jeta de nouveau un de ces regards rapides et perçants.

« Vous me faites injure, monsieur le Maire, me répondit-il, je n’aime pas plus que vous à mystifier les gens. »

Il me dit cela sur un ton qui me fit honte, mais j’étais lancé : « On sait bien, dis-je, que la conscience des hommes d’église est plus large que celle des honnêtes gens. »

Sans me répondre, il me regarda droit dans les yeux, haussant les épaules avec impatience. En vérité, quel droit avais-je de le soupçonner ainsi ? Depuis qu’il est chez nous, on n’a jamais rien eu à lui reprocher. Mais quoi ? C’était le curé, et nous autres laïques, nous avons peut-être aussi nos préjugés. Du reste, les torts réciproques s’oublient vite à de tels moments. Un peu après, pendant que nous attendions l’arrivée de M. de Clairon, M. le Curé laissa tomber quelques mots qui donnaient à entendre que ses propres soupçons se portaient sur les religieuses de l’hôpital. « Monsieur le Maire, me dit-il, il ne faut jamais se faire d’affaire avec les femmes, car tout leur semble légitime pour arriver à leurs fins. » Ces mots me parurent passablement étranges. On aurait dit que M. le Curé abandonnait ses propres troupes. Je note ces humbles détails par scrupule d’exactitude, car, en vérité, rien ne pouvait nous distraire de l’extraordinaire spectacle qui se déroulait devant nous. Nous attendions haletants l’arrivée de M. de Clairon. Il mit un siècle à venir. Enfin le voici, avec sa haute science qui ne fera qu’une bouchée du prétendu miracle. La foule lui livre passage jusqu’aux degrés de la cathédrale qu’il monte d’un pas assuré. Ô prodige ! Le flamboiement pétille plus fort que jamais.

« Nous, les morts… Allez-vous-en », les mêmes mots se laissent lire à nouveau entre les mêmes intervalles de ténèbres. Épouvantés, nous suivions tous les mouvements de sa silhouette noire qui se débattait comme dans un incendie.

Il redescendit très pâle, avec un pauvre sourire qui voulait être goguenard : « Ma foi, monsieur le Maire, me dit-il, je ne trouve pas le truc. C’est très fort. Mais je vais recommencer mon examen. En attendant, j’ai mis quelqu’un en sentinelle, pour que tout reste en l’état, si toutefois monsieur le Curé…

— Faites, faites, monsieur, vous avez pleins pouvoirs », répondit M. le Curé. Toujours très pâle, M. de Clairon tâchait de rire : « Vous avez vu mon nom, je pense. Voilà qui est drôle, car enfin je n’ai pas l’honneur d’être de Semur. Messieurs les morts ont du temps à perdre pour s’occuper ainsi d’un pauvre chimiste comme moi. En tout cas, vous aurez mon rapport avant ce soir. »

Faute de mieux, il fallut bien se contenter de cette promesse. La vision s’était dissipée, et chacun rentra chez soi, trébuchant dans les ténèbres. Grâce à Dieu, ni ma femme ni ma mère ne s’étaient doutées de rien. Elles me virent soucieux et me pressèrent de questions timides, mais je fis bonne contenance et gardai pour moi mon secret.

Beaucoup plus tard dans la soirée, M. de Clairon, vint me dire le résultat de ses recherches. « C’était à n’y rien comprendre. Une farce, évidemment, et que pouvait-ce être autre chose ? mais jouée de maîtresse main. Il n’y a pas à dire, nous sommes roulés sur toute la ligne. » Pour moi, ma conviction était faite. M. le Curé se trompait. Prestidigitation ou non, les sœurs n’y étaient pour rien. Imaginez qu’elles aient machiné la chose. Elles n’auraient pas manqué l’occasion de nous servir quelque sermon de leur cru : la sainte Vierge — dont Dieu me préserve de parler autrement qu’avec un profond respect — saint Antoine, le devoir pascal, toute la lyre. M. le Curé de même. Mais là, rien, aucun rappel du catéchisme, seulement ces trois mots, si courts et si pleins : le sens de la vie. En vérité, malgré mes propres affirmations de tantôt, tout cela n’avait pas l’air d’une imposture. Mais alors qu’est-ce que cela pouvait bien être ?