La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 04

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Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 117-159).


CHAPITRE IV

HORS LES MURS.


Pour les assiégeants comme pour les assiégés, un siège est toujours une terrible chose. Je suis assez vieux pour me rappeler ce que les troupes alliées de France et d’Angleterre eurent à souffrir sur les tranchées de Sébastopol. C’est ce que j’essayais de me dire à moi-même pour m’encourager dans notre présente épreuve. Mais ici quelle différence ! Nous étions sans abri, sans alliés, sans armes. Que dis-je, des armes ? Contre qui les aurions-nous tournées ? Chassés de nos maisons, en pleine vie, en plein travail, nous étions là, tous plus impuissants les uns que les autres, à nous regarder ou bien à nous buter désespérément contre ce rempart de ténèbres. Agir, faire quelque chose, n’importe quoi, si nous l’avions pu, la situation aurait été moins écrasante. Mais, en vérité, que faire ? Par bonheur — je parle ainsi, bien que chaque désertion nouvelle me fît mal — par bonheur, notre petite armée se réduisait d’heure en heure. Ils s’éclipsaient, les uns après les autres, et allaient demander un refuge à leurs amis du voisinage. Quelle version ces fuyards pouvaient-ils bien donner de notre étrange aventure ? Rien que de vague et de contradictoire, je l’ai su depuis. Les uns parlaient de merveilles qu’ils auraient vues et provoquaient ainsi d’inextinguibles risées. Les autres racontaient je ne sais quelle guerre civile qui aurait divisé Semur en deux factions et amené la débandade du parti vaincu. C’est la version qui prévalut à la Rochette, prétentieuse voisine qui nous jalouse et croit allègrement tout le mal qu’on dit de Semur. Mais visiblement personne n’attacha d’importance à cette fable, sans quoi, les autorités, sortant pour une fois de la complète indifférence qu’elles nous témoignent, auraient envoyé la force armée pour rétablir l’ordre. Mais il était écrit que rien ne suivrait son cours normal pendant cette période terrible. C’est ainsi que nous restâmes seuls séparés du reste du monde. En temps ordinaire, la diligence nous amène chaque jour quelques visiteurs, des touristes, des voyageurs de commerce. Mais tout le temps que dura le siège, aucun étranger ne fut aperçu.

Nous n’avions même pas songé à organiser le campement. Une tente, grossièrement improvisée entre deux arbres abritait les invalides et les inactifs contre les ardeurs du soleil et l’humidité de la nuit. Les autres, quand ils ne pouvaient plus se tenir debout, s’étendaient à l’ombre de quelque buisson, mais toujours sur le qui-vive et incapables de s’abandonner au repos. Nous ne nous serions pas résignés à perdre de vue notre ville. À chaque minute, il nous semblait que les portes allaient s’ouvrir, qu’une brèche s’offrirait par où nous pourrions nous élancer à la conquête des ténèbres. Du moins nous flattions-nous de ces idées belliqueuses, oubliant l’affolement que nous avait causé jusqu’ici le moindre contact avec les occupants de Semur. C’est vrai, nous tremblions de tous nos membres, et cependant nous ne pouvions nous empêcher de regarder de ce côté-là. Nous cédions parfois au sommeil, couchés contre un arbre ou assis la tête entre nos mains, mais toujours le visage tourné vers Semur. Qu’il fît jour ou qu’il fît nuit, c’était pour nous même chose. Nous nous partagions machinalement les provisions que les femmes nous apportaient. Celles-ci venaient souvent aux nouvelles, se glissant vers nous par petits groupes de deux ou de trois, sursautant à la moindre brise et s’attardant indéfiniment à pleurer sur le chemin.

Cependant tout n’était pas que silence à l’intérieur de Semur. Les cloches de la cathédrale sonnèrent à plusieurs reprises. La première fois, cette chère musique nous remplit d’espérance. Tout le monde se rapprocha pour les entendre et beaucoup pleuraient. Nous étions comme des enfants perdus qui, de loin, reconnaissent la voix de leur mère. Oubliant sa morgue coutumière, M. de Bois-Nombre sanglotait. Depuis son mariage, on ne l’a pas vu souvent à la cathédrale ; « Mon Dieu, s’écriait-il au milieu de ses larmes, oh ! que je voudrais être là ! » Nous autres, nous ne disions rien, mais notre cœur se fondait de tendresse. Plusieurs étaient tombés à genoux. M. le Curé vint se placer au milieu du groupe, et de sa belle voix chaude et pénétrante, il entonna le psaume : « Mon cœur a bondi de joie quand j’ai su la grande nouvelle que nous entrerions bientôt dans la maison du Seigneur. » Qui aurait cru, trois jours plutôt, que de telles pensées trouveraient chez nous un écho ? À cette heure pourtant, et le chant d’église et nos chères cloches faisaient monter en nous une vague espérance. Quel est l’homme qui a refusé son cœur aux cloches de son village ? Leur musique rythme notre vie. C’est le premier son du pays qui nous atteigne quand nous revenons de voyage, et, quand nous partons, le dernier qui nous accompagne comme un long et tendre adieu. À la voix de nos cloches, notre épouvante s’était évanouie. Après tout, ceux qui là-bas les mettaient en branle, c’étaient des êtres comme nous, c’étaient nos frères. Sans doute, ils remplissaient maintenant notre splendide cathédrale. Notre cathédrale, oh ! la voir encore, nous abriter, nous reposer à l’ombre fraîche et paisible de ses voûtes maternelles, et tous nos désirs seraient comblés !

Les cloches s’arrêtèrent peu à peu. Leurs dernières vibrations, infiniment tristes, emportèrent avec elles notre espérance. Nous étions pâles comme des morts. Plusieurs se jetèrent, de désespoir, sur le sol.

Mais, depuis lors, nous entendîmes souvent des voix, des cris, des appels qui nous venaient de la ville, parfois des sons de trompette ou d’autres musiques indéfinissables. Il nous semblait, pendant que nous faisions nos rondes, que d’autres patrouilles allaient, du même pas que nous, de l’autre côté du rempart.

J’ai lu quelque part une histoire qui me revenait confusément, l’histoire d’une vieille ville dont les assiégeants, sans armes, firent et refirent le tour, tant qu’enfin les murs tombèrent et que la ville se rendit. Où avais-je lu cela ? dans les classiques, ou dans nos vieux chroniqueurs ? je ne me rappelais pas. Mais ce conte m’obsédait pendant que nous faisions indéfiniment le tour de Semur, comme une procession de fantômes, l’oreille violemment tendue pour distinguer ces voix, ces voix familières et cependant si étranges. Et comme il me revenait à la mémoire que ces anciens assiégeants avaient sonné de la trompette et précipité par ce moyen la ruine de la ville assiégée, moi qui suis connu pour un homme de sens — est-ce vraiment bien possible ? — je me risquai à proposer à mes compagnons un expédient de ce genre. Que voulez-vous ? nous avions tous perdu la tête. En m’écoutant, M. le Curé me fixa d’un air de reproche : « Est-ce bien M. le Maire, dit-il, qui se permet de manquer ainsi de respect à la religion ? » Moi, manquer de respect à la religion, rien n’a jamais été plus loin de ma pensée, et moins encore en de pareilles circonstances. Plus tard, je me rappelai que la mystérieuse histoire qui m’avait obsédé était dans la Bible, mais ceux qui me connaissent verront bien que je n’avais eu l’intention, ni de railler la sainte écriture, ni de blesser les sentiments de M. le Curé.

Un jour je sommeillais, la tête dans les mains, à l’ombre d’une aubépine, lorsque je sentis se répandre en moi cette douceur particulière que m’apporte habituellement la présence de ma chère femme. J’ouvris les yeux et je vis mon Agnès qui s’était assise à mes côtés. Elle avait apporté avec elle une corbeille de provisions et de linge où je reconnus sa main délicate. Tout ce qu’elle touche en devient exquis. Je la trouvai pâle et plus grêle que de coutume, mais ses traits n’étaient pas tirés comme les miens et son clair regard restait paisible. Je me levai avec un sursaut de terreur, car soudain l’idée me vint à l’esprit que ma femme ne faisait que passer devant mes yeux pour se rendre vers ceux de Semur qui l’appelaient. Je lui criai :

« Non, non, mon Agnès, pas cela, ne me demande pas cela ! »

Et, continuant ce demi-rêve, j’enchaînais solidement ses petites mains dans les miennes. Elle me regarda avec son sourire d’aurore.

« Mais, mon ami, dit-elle un peu surprise, je ne te demande rien sinon de consentir à prendre un peu de repos et à t’épargner toi-même. »

Puis elle ajouta plus vite ce que je savais bien qu’elle allait me dire :

« Si, pourtant, je voulais te supplier de me laisser rentrer à Semur. Je demanderais à ceux qui sont là ce qu’ils exigent de nous… Oh ! ne te presse pas de dire non ! Ce serait si simple. Ils ne me font pas peur et je voudrais tant vous tirer d’angoisse. »

Une violente poussée de colère me gonfla la gorge. Ma pauvre chérie, oui je la regardai avec la même colère que les déserteurs de ces derniers jours, mais plus exaspéré et plus cruel. Je repris ses mains et je les pétrissais avec fureur dans les miennes :

« Tu veux me laisser, criais-je, tu veux abandonner ton mari, tu veux courir chez nos ennemis !

— Ô Martin, ne parle pas comme ça, répondait-elle en fondant en larmes. Ils ne sont pas ennemis. Il y a là notre petite Marie et ma pauvre mère, morte quand j’étais encore au berceau ».

Mais je ne me possédais plus et je blasphémais de plus belle :

« Oui, tu me préfères ces tyrans d’outre-tombe. Et tu as raison, ils sont les plus forts. Tais-toi, tais-toi, te dis-je. C’est parce que ton Dieu est de leur côté que tu m’abandonnes ! »

Alors elle se jeta sur moi et m’enlaça de ses bras. Cette fraîcheur fit un peu tomber ma passion, mais je continuais à l’étreindre de mes mains crispées, tant j’avais peur, atrocement peur de la perdre. Elle pleurait doucement et me couvrait de ses caresses : « T’abandonner ! me disait-elle, mais tu sais bien que je serais prête à mourir pour toi ! »

Ces paroles innocentes donnaient à l’objet de mon épouvante une précision qui redoubla ma colère : « Non, non, pas de ça, lui dis-je, et plus un mot là-dessus ! » Je me levai, je la repoussai loin de moi et j’allais de long en large, maudissant ces imaginations cruelles : « Ah ! je les connais, me disais-je. C’est toujours la même histoire. Leur Dieu, qui veut nous rendre meilleurs en nous enlevant ce que nous aimons mieux que tout. Elles acceptent sans hésiter cette impitoyable doctrine et se flattent qu’en les perdant, elles, nous irons nous tourner vers l’amour de Dieu ! » Je revins à elle, les yeux hagards et la voix brève : « Agnès, lui fis-je, va-t’en, rentre à la Clairière. Ceux de Semur, nous leur tiendrons tête ici, comme nous pourrons, mais je n’entends pas que tu ailles à eux. Mourir pour moi ! Juste ciel ! Je serais bien avancé. Ne regarde plus de ce côté-là ! Ne pense plus à eux. Va-t’en, encore une fois, va-t’en et que je ne te voie plus par ici ! »

La pauvre créature ne comprenait rien à mon obsession. Elle se mit en posture de m’obéir, comme toujours, mais toute blanche d’émotion, et fixant sur moi des yeux pleins de larmes : « Mon ami, me dit-elle, tu es troublé, tu ne te possèdes plus. Sûrement, ce n’est pas là ce que tu veux dire.

— Je le répète, criai-je, qu’on ne te voie plus par ici. Trouves-tu que je n’ai pas assez de soucis sur les épaules et veux-tu me rendre fou ? Tu vois, tu regardes encore vers Semur. Va-t’en, va-t’en. » Je prononçai ces derniers mots d’une voix moins décidée. En la voyant si douloureuse, je ne pensai plus qu’à ma tendresse pour elle. Je la pris dans mes bras et nos larmes coulèrent ensemble. Je suis dur aux larmes, pourtant : « Oh ! mon Agnès, lui disais-je, donne-moi un conseil. Je ferai ce que tu me diras. Mais plutôt que de te perdre, je consentirais à vivre ici pour toujours. Je les défierais jusqu’au dernier ! »

Elle mit sa main sur mes lèvres.

« C’est entendu, me dit-elle, je ne te parlerai plus de cela ; mais les défier, pourquoi ? Sont-ils venus sans raison ? Semur n’avait-il pas besoin d’un avertissement céleste ? Ils sont venus pour convertir notre ville, toi, mon ami, et les autres. Que je veille ou que je dorme, cette conviction me poursuit. Et alors il m’a semblé que tout irait bien de nouveau, si seulement je pouvais aller à eux et leur dire : « Ô mes pères, ô mes frères, tout ce que vous voudrez de nous, nous l’accepterons docilement. » Car ils ne me font pas peur, mon ami. Ils nous aiment, comment veux-tu qu’ils nous fassent du mal. Et puis, et puis, — non, ne te fâche pas… — j’aurais voulu donner une caresse à notre petite Marie, rien qu’une caresse… »

Ma colère se ralluma. Néanmoins, ces paroles me faisaient enfin réfléchir. « Notre soumission docile, lui dis-je, mais à quoi ? Avoue qu’ils prennent d’étranges procédés pour nous convaincre. Mais enfin, que veulent-ils ? À quoi faut-il se soumettre pour les contenter ?

— Ils veulent, répondit-elle, ils veulent nous convaincre que Dieu nous aime, et c’est pour cela, pour notre salut, que cette grande tribulation nous arrive. » Sa figure était sublime de foi en parlant ainsi. Curieuse chose que les femmes ! Évidemment, ces mots avaient un sens pour elle. « Mon Agnès, lui dis-je en secouant la tête, tout cela est adorable quand c’est toi qui le dis. Au demeurant, je n’y comprends goutte. L’amour de Dieu, notre salut, qu’est-ce que tout cela vient faire ici ? Nous soumettre ! Je suis prêt à faire tout ce qui sera raisonnable, mais de quelle vérité avons-nous ici la preuve ? »

Quelqu’un s’était approché derrière nous et levait la voix pour me répondre. En entendant cette voix, malgré tout mon accablement, je ne pus me tenir de sourire. Il était naturel que l’Église vînt à la rescousse de la femme. Du reste, après sa virile conduite, eût-il été dix fois prêtre, j’aurais écouté respectueusement ce que M. le Curé avait à me dire.

« Je n’ai pas entendu ce qu’a dit madame, mais permettez-moi, monsieur le Maire, de répondre à votre question. Vous demandez de quelle vérité nous avons ici la preuve. Mais quoi, c’est l’invisible qui se révèle à nous ? Voyez-vous là quelque chose ? Non, rien, pas plus du reste que moi, rien qu’un nuage. Mais ce que nous ne pouvons pas voir, ce que nous ne connaissons pas, ce qui nous tient dans l’épouvante, regardez donc, c’est là devant nous. »

Instinctivement, je me tournai dans la direction de son geste.

Et que vis-je alors ? Juste ciel ! Une large déchirure s’était faite au plus haut de l’écran ténébreux tendu sur la ville et laissait voir, dans un pan de ciel bleu, les tours de la cathédrale. Sans faire plus d’attention à M. le Curé, je poussai un grand cri qui réveilla tout le monde et jusqu’aux patrouilles exténuées qui continuaient, tête basse, le tour des remparts. « Les tours ! Les tours ! » Une formidable explosion de joie me répondit. Ces chères tours que l’on aperçoit de si loin, parure et symbole de notre ville, c’était par elles que Semur commençait à nous être rendu. J’ai connu de belles heures dans ma vie, heures d’amour ou de triomphe, mais je n’ai jamais ressenti pareil frisson d’allégresse.

On resta là indéfiniment à contempler ce spectacle. Les humbles dansaient de joie et tout le monde bénissait Dieu. Le premier saisissement calmé, je réunis tous les hommes sous la tente pour délibérer avec eux sur les nouvelles mesures qu’il convenait de prendre. Agnès et les autres femmes restèrent à quelque distance, attendant nos décisions.

Pauvres femmes ! Au milieu même de cette excitation où j’étais, je ne pus m’empêcher de réfléchir à la pénible humilité de leur condition. Rester assises en silence à attendre le résultat de ces délibérations auxquelles elles n’avaient aucune part, être liées d’avance comme des enfants à ce que nous allions décider, n’était-ce pas bien dur pour elles ! N’avaient-elles pas quelque droit de croire qu’elles en savaient plus long que nous sur ces choses ! Mais non, elles restaient là, muettes et nous dévorant des yeux. Quel triste sort est celui des femmes ! Il en est une que j’aime plus que tout au monde. Mon Agnès me paraît une des plus précieuses merveilles que Dieu ait créées et cependant, même pour un empire, je ne voudrais pas être à sa place. Elle n’avait qu’à se taire, qu’à nous obéir et elle se résignait à cela avec sa douceur angélique, pendant que ce vaurien de Jacques Richard lui-même avait le droit de nous donner ses avis. Oui, c’est très dur, et, pour ne pas se révolter, il faut bien qu’elles soient bonnes comme des anges. Ne vous étonnez pas de me voir philosopher de la sorte en pleine crise. À de tels moments, on déploie une activité d’esprit et une lucidité merveilleuses. On voit tout, on pense à tout, sans même y prendre garde. La crise passée, on retrouve avec surprise cette foule de pensées et de sentiments dont on n’avait pas eu conscience.

Nous étions là, une centaine environ, car on avait déserté en masse, tous hâves, amaigris, brisés par l’insomnie et la fièvre. Le terrain sur lequel nous avions dressé notre tente descendait un peu. Je restais sur le seuil d’où je pouvais mieux commander la foule, et je gardai près de moi M. le Curé, M. de Bois-Sombre et quelques autres notables. Alors, je pris la parole. « Mes amis, leur dis-je, vous avez vu comme moi le nouveau phénomène qui vient de se produire. Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? nous n’en savons rien, mais ce ne peut être qu’un symptôme favorable. À moi du moins, l’air semble moins accablant depuis que j’ai revu les tours de la cathédrale. Chacun est libre de croire à la religion ou de n’y pas croire, mais nous aimons tous notre vieille cathédrale…

Ici, M. de Bois-Sombre se permit de m’interrompre. « Monsieur le Maire, dit-il, je suis assuré de traduire le sentiment unanime de mes concitoyens en affirmant qu’il n’est plus question parmi nous de discuter sur l’Église, admirable institution dont les bienfaits…

— Oui, oui, » crièrent plusieurs voix dans la foule et on ajoutait, avec des signes de croix : « C’est l’Église qui nous protège et qui nous sauve. »

M. le Curé ne disait rien et restait immobile, l’air d’assez méchante humeur et les yeux fixés sur le sol. Visiblement, cette profession de foi ne l’enchantait guère.

Je repris : « Sans doute, mes amis, tout le monde est d’accord là-dessus. Oui, c’est le bon Dieu qui nous a permis de revoir les tours de notre cathédrale. Mais je vous ai réunis pour que nous mettions nos idées en commun. Ce changement doit avoir un sens. Que penseriez-vous d’une mesure qui m’a été suggérée ? On m’a dit que peut-être il serait opportun d’envoyer un ambassadeur qui essaierait de rentrer dans Semur où il porterait nos décisions. »

Je m’arrêtai court, pris d’un frisson qui du reste secouait aussi tout l’auditoire. Il y eut un long silence. Le croiriez-vous ? Le premier dont on entendit la voix, ce fut ce vaurien de Jacques Richard.

« Monsieur le Maire, grommela-t-il, en parle à son aise ; mais qui osera se risquer dans la gueule du loup ? »

Il avait cru se parler tout bas à lui-même, mais tout le monde l’entendit, et je vis tous les yeux se fixer sur moi, pleins d’angoisse. Je n’hésitai pas une seconde.

« Moi, criai-je, et quel que soit le risque à courir, je suis prêt ! »

J’entendis un sursaut derrière moi. C’était Agnès qui s’était glissée jusqu’à nous. Les bras étendus, les lèvres ouvertes, je crus qu’elle allait parler. Mais non, elle ne dit rien. Elle avait eu l’idée de cette ambassade. Après tout, ce n’était pas à elle, mais à moi que ce dévouement s’imposait.

Un des personnages les plus considérables de la ville, le banquier Bordereau, intervint :

« Ce n’est pas raisonnable, dit-il, sans monsieur le Maire, nous serions ici comme un corps sans tête. S’il faut envoyer un messager, qu’on choisisse quelqu’un dont la présence parmi nous soit moins nécessaire.

— Pourquoi un messager ? dit un autre. Qui nous dit qu’il sera reçu ? Et puis comment parlementer avec ces êtres — il finit sa phrase en tremblant — avec ces êtres qu’on ne peut pas voir ?

— Envoyez donc M. le Curé », fit un mauvais plaisant qui prit bien garde de ne pas se laisser voir.

M. le Curé fit un pas en avant. Il n’était plus pâle et l’indignation se lisait sur sa figure.

« Me voici, dit-il avec sa fermeté ordinaire, je suis prêt, mais celui qui vient de parler a voulu se moquer de moi. C’est bien le moment de rire ! »

L’auditoire lui donnait si visiblement raison que je n’eus pas à intervenir pour dénoncer l’inconvenance de cette interruption anonyme. Du reste, Jacques Richard se démenait de nouveau avec l’entêtement de l’ivresse. L’animal n’avait pas quitté le cabaret de tout le jour. Il recommença d’une voix pâteuse :

« Moi, j’ai mon idée, et si monsieur le Maire ne l’approuve pas, tant pis pour monsieur le Maire. Il n’y a qu’une chose à faire, rouvrir la chapelle de l’hôpital. Les sœurs de Saint-Jean…

— Laisse-nous la paix, lui criai-je, n’as-tu pas honte ? »

Mais un murmure se levait, couvrant mes paroles.

« Évidemment, disait l’un, Jacques ferait mieux de cuver son vin ; je trouve pourtant qu’il a raison.

— Moi aussi, moi aussi », firent plusieurs voix.

J’étais furieux, j’allais perdre toute mesure quand M. de Bois-Sombre vint à mon aide. C’est un homme sage.

« Monsieur le Maire, dit-il, il est dorénavant bien entendu que personne ici ne manquera plus jamais de respect à l’Église et aux choses saintes. Inutile d’entrer dans le détail. Nous prenons tous cette résolution sans faire la moindre réserve. Jusqu’ici nous avons vécu dans l’indifférence, mais, à l’avenir, vous convenez avec moi que tout sera changé. Notre ambassadeur, quel qu’il soit, ajouta-t-il plus oppressé, doit avoir mission de promettre… tout ce que l’on exigera de nous. »

À ce point, les femmes ne purent plus se tenir. Elles se précipitèrent au milieu de nous, criant et pleurant. « Sainte Vierge, dit l’une d’elles qui sanglotait et riait tout ensemble comme une folle, sainte Vierge, ce sera le paradis sur la terre. »

M. le Curé continuait à ne rien dire. Surpris, mais trop maître de lui pour étaler son triomphe, son vif regard courait tranquillement sur la foule. Pour moi, je me tordais les mains avec colère.

« C’est de la superstition, criai-je, de l’hypocrisie ! »

Mais soudain résonna comme le bruit d’une trompette éclatante. J’ai déjà dit que nous avions souvent entendu des bruits étranges venir de la ville, mais celui-ci ne ressemblait pas aux autres. Il avait un je ne sais quoi de personnel qui faisait que chacun de nous se le croyait directement adressé. Ce vibrant appel se prolongeait, se répandait, si je puis dire, dans tout notre être, invitation très douce tout ensemble et très impérieuse à nous absorber dans l’attente de quelque communication intime qui allait être faite à chacun de nous. Après une seconde d’hésitation, je m’avançai résolument vers le rempart, sans même donner un regard à ma femme. Martin Dupin ne comptait plus. Il n’y avait plus là que le maire de Semur, le représentant, le sauveur de la commune. La terreur clouait tout le monde sur place, même M. de Bois-Sombre. Pour moi, rempli d’une force extraordinaire, j’aurais marché d’un même pas vers une mort certaine. M. le Curé ne tarda pas à me rejoindre et nous avançâmes, côte à côte, sans une parole. Peu à peu les autres se hasardèrent à nous suivre, mais timidement et en se faisant violence pour ne pas rebrousser chemin.

Semur était devant nous. Semur, non, mais un noir rideau de ténèbres encadré dans l’éblouissante lumière du plein midi. La rivière s’échappait de cette brume comme d’une caverne invisible, et dans la vaste échancrure que j’ai dite, les deux tours de la cathédrale semblaient jaillir, toutes lumineuses. J’ai parlé jusqu’ici de manière à laisser croire que nous apercevions les remparts. Ce n’est pas exact : ni les remparts ni les portes n’étaient visibles, même à la faible distance où nous étions de la porte Saint-Lambert. Nos yeux étaient-ils aveugles, ou bien y avait-il là vraiment un écran solide ? Je n’en sais rien. Cependant la même trompette semblait appeler chacun de nous par son nom. Aucune parole n’était prononcée distinctement ; nous savions tous néanmoins qu’on nous appelait, et nous attendions, avec un bouleversement que je ne saurais décrire, le messager qui allait venir.

Soudain la trompette s’arrêta, suivie d’un mortel silence. Alors, du fond de ce brouillard une ombre humaine parut se détacher et marcher lentement vers nous. L’affreuse minute ! mon cœur palpitait à se rompre, mon esprit et tous mes sens à la dérive ! J’aurais voulu me cacher sous terre, mais je n’avais la force de faire aucun mouvement et je restai debout glacé par la peur.

Savoir qu’ils étaient là, les mystérieux visiteurs, les sentir, les entendre, n’était-ce pas déjà trop pour notre faiblesse ? Les voir, maintenant, comment les voir sans mourir ! J’entendais autour de moi des paroles entrecoupées, des plaintes d’agonisants. La plupart se cachaient la figure dans les mains. Il n’y avait plus de vivant en nous que les yeux, les yeux qui se dilataient comme s’ils allaient sortir de l’orbite pour rejoindre la terrible vision qui les fascinait.

Et puis ce fut un calme étrange et miraculeux. L’ombre arrivait lentement à nous et c’était une figure de faiblesse. Sa démarche, très grave, n’avait rien de redoutable. Enfin, nous commençâmes à la reconnaître. Un homme, un homme tout comme nous et dont les traits nous étaient familiers. C’était lui. « Lecamus ! » m’écriai-je et tous avec moi. La terreur avait disparu, tous respiraient avec allégresse. Plusieurs même éclataient de rire, soulagés d’un tel cauchemar. Seul, M. le Curé faisait grise mine. Quand il répéta « Lecamus ! » avec tout le monde, il y avait dans sa voix de l’impatience, de la déception et de la colère.

Et moi qui m’étais souvent demandé, pendant ces derniers jours, ce que ce pauvre garçon était devenu, moi qui l’avais souvent accusé, au dedans de moi, d’avoir déserté dès la première heure ! Mais dans quel état nous arrivait-il, juste ciel ! Pâle, pâle comme un mort. Une face d’agonie, les yeux battant sous des paupières transparentes dont toutes les veines se laissaient voir. « Est-ce qu’il est mort ? » demandai-je. M. le Curé fut seul à m’entendre, et il répondit, entre ses dents, d’une voix navrée que je n’oublierai jamais :

« Non, pas même mort. J’aimerais mieux ça. Ce n’est pas aux anges du Ciel qu’ils ont confié leur ambassade, mais aux fous et au rebut de la terre. »

Il fit mine de tourner les talons, consterné par cette humiliation nouvelle. N’était-il pas le représentant, le vice-gérant de l’invisible, avec pleins pouvoirs sur le ciel et sur l’enfer ? Il resta pourtant près de moi, prêt à écouter cet ambassadeur. Pour moi, j’avais pitié de sa souffrance et je lui donnais un peu raison, je l’avoue. En vérité, ce choix était plus qu’étrange.

« Lecamus, balbutiai-je d’une voix qui s’étranglait dans ma gorge, revenez-vous de chez les morts ? êtes-vous encore en vie ?

— Je ne suis pas mort, répondit-il, en levant sur nous des yeux pleins de larmes. Mes amis, mes chers amis ! » disait-il. Et il étendait les mains, il nous touchait pour s’assurer que c’était bien nous.

« Monsieur Lecamus, continuai-je, la circonstance est solennelle, vous le sentez bien, et il ne convient pas de perdre notre temps en de vaines paroles. Oui ou non, avez-vous été avec ceux qui se sont emparés de notre ville ? Vous voyez mon écharpe. C’est à moi que vous devez vous adresser. Si vous avez à remplir une mission auprès de nous, dites-le.

— C’est juste, répondit-il, c’est juste. Mais donnez-moi le temps de me reconnaître. Il est si bon de retrouver ceux qui respirent. Mes amis, mes bons amis, si je vous ai jamais manqué en quoi que ce soit, pardonnez-moi. »

Je l’interrompis brusquement, si vive était mon angoisse. « Allons, Lecamus, remettez-vous ! Voici trois jours que nous sommes ici en détresse. Nous ne pouvons plus attendre. Dites-nous votre message.

— Trois jours, commença-t-il tout étonné, j’aurais cru trois siècles. Le temps est si long lorsqu’il n’y a plus ni jour ni nuit. » Alors il se tourna vers la ville, et la tête découverte : « Ceux qui m’envoient, dit-il, veulent que vous sachiez qu’ils ne sont pas venus dans une pensée de colère, mais de bonne amitié pour vous. C’est pour l’amour qu’ils vous portent qu’ils ont obtenu cette permission. »

À mesure qu’il parlait, nous voyions sa faiblesse disparaître. Il tenait la tête haute et s’énonçait avec une autorité, une netteté qui ne lui étaient pas ordinaires. Massés près de lui, nous étions suspendus à ses lèvres. Le moindre mot, le moindre souffle de cet homme nous était sacré.

« Ce ne sont pas les morts. Ce sont les vivants, ceux qui ne doivent plus mourir et qui habitent — il s’arrêta longuement — dans une autre sphère. D’autres travaux les occupent, qu’ils ont interrompus à cause de nous. Ils demandent : « Comprenez-vous maintenant ? — Comprenez-vous maintenant ? » Voilà ce qu’ils m’ont chargé de vous dire.

— Quoi, dis-je ou du moins essayai-je de dire, mais mes lèvres se refusaient à la parole — que nous faut-il donc comprendre ? »

Mais une vive clameur s’élevait de la foule et tous répondaient : « Ah ! oui, oui, oui ! » tous, les hommes comme les femmes ; les uns sanglotaient, d’autres faisaient le signe de la croix ou tendaient les bras vers le ciel : « Oui, nous comprenons : jamais plus nous ne refuserons de croire à la religion, jamais plus nous ne manquerons à nos devoirs. Et les églises seront pleines, et nous observerons toutes les fêtes des saints. Monsieur Lecamus, allez leur dire que nous ferons dire des messes pour eux et que nous leur obéirons en toutes choses. Nous avons assez vu ce qu’il en coûte de vivre comme des bêtes. Nous ferons un vœu à la sainte Vierge.

— Et, cria Jacques Richard, si cela fait plaisir à ces dames, on dira à l’hôpital autant de messes qu’il y aura de prêtres pour les dire.

— Silence, garnement, lui dis-je, est-ce à vous à faire des promesses au nom de la commune ? » J’étais hors de moi. « Monsieur Lecamus, est-ce à cause de cette affaire de l’hôpital qu’ils sont venus ? »

Il était redevenu le pauvre être de faiblesse que nous connaissions. La tête basse et l’air égaré : « Est-ce que je sais ? répondit-il. C’étaient eux que je voulais et je n’avais cure de la cause de leur visite. Mais j’ai encore quelque chose à dire. Vous devez leur députer deux d’entre vous — les deux qui vous paraîtront les plus considérables — pour leur parler, en votre nom, face à face. »

Il n’y eut qu’un cri dans la foule, et, en moins d’une seconde, une poussée invincible nous porta, M. le Curé et moi, vers la porte Saint-Lambert. On ne nous laissait même pas parler. « Tout, nous promettons tout, nous criait-on, tout ce qu’ils voudront, mais rentrons chez nous ! »

Étrange chose qu’une foule ! Ils n’auraient pas hésité davantage s’il s’était agi pour nous de leur rendre leur ville au prix de notre sang, quitte ensuite à nous célébrer comme des martyrs. Personne, sans doute, parmi eux, n’aurait eu le cœur d’aller parlementer avec les fantômes. Ce n’était pas eux, c’était nous, et dès lors que leur importait ? Nous aurions dû courir pour satisfaire à leur impatience, et il me fallut presque me battre pour ne pas partir avant de leur avoir désigné un chef. C’était là pourtant une chose indispensable. Que savais-je si je reviendrais jamais parmi eux ! Je ne pouvais pas hésiter sur le choix de mon suppléant. Dans les circonstances présentes, M. de Bois-Sombre était seul à la hauteur d’une pareille tâche. Devais-je lui passer mon écharpe ? J’en eus la pensée d’abord, puis je réfléchis que, lorsqu’un homme se lance dans la mêlée, lorsqu’il va risquer sa vie pour les siens, il a le droit de porter les insignes qui le distinguent du commun, et qui montrent à quel titre et pour quelle cause il se prépare à mourir.

En conséquence, je me campai solidement pour résister à la pression de cette multitude, et je dis à voix très haute : « En l’absence de M. Barbou, qui nous a abandonnés, je choisis, pour mon représentant, l’excellent M. Félix de Bois-Sombre. Qu’en mon absence, mes concitoyens veuillent bien lui témoigner le même respect et la même obéissance qu’à moi-même. » Ce choix fut approuvé par acclamation. Ils auraient tout accepté pour nous voir partir plus vite.

Que leur faisait à eux notre misère ? C’est ainsi qu’ils nous abandonnèrent d’un cœur léger au seuil de ce mystère de ténèbres. Nous restâmes là quelques secondes, immobiles, accablés par une détresse infinie. Mais bientôt la poterne s’ouvrit doucement d’elle-même et se referma sur nous. M. le Curé et moi nous étions rentrés dans Semur.