La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 03

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Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 75-116).


CHAPITRE III

EXPULSION DES HABITANTS.


Au milieu des commotions les plus intenses, la nature garde ses droits. M. de Clairon parti, j’éludai comme je pus les questions de ma femme et de ma mère et je rentrai dans ma chambre pour me mettre au lit où je m’endormis presque aussitôt d’un profond sommeil. Ce fut exquis de sentir chavirer mes facultés pendant quelques minutes et de voir s’évanouir les mille problèmes qui me torturaient depuis deux jours. Oublier parfois est si bon !

Quand on se réveille, le matin, il faut d’ordinaire un certain temps pour reprendre conscience de soi-même. Pensées et sentiments flottent confusément entre les souvenirs de la veille et les prochaines occupations de la journée qui commence. Ce matin-là, au contraire, bien qu’il fît encore très noir, je me sentis du coup, pleinement lucide et prêt à l’action, comme un voyageur qui s’est fait appeler de bonne heure pour ne pas manquer son train. Je me levai donc sans muser d’aucune sorte ; et, sans plus de surprise que si tout cela eût été prévu la veille, je vis ma femme, déjà tout habillée, aller et venir, remplissant de linge une petite valise. Nous nous hâtions en silence. Une fois habillé, je fis du regard le tour de ma chambre, pour voir si je n’avais rien oublié, comme lorsqu’on laisse une chambre d’hôtel. Je pris ma montre, mon portefeuille et le léger pardessus que j’avais sur moi, l’autre nuit, pendant ma ronde. « Et maintenant, dis-je, Agnès, je suis prêt. » Pour qui ? pour quoi ? ni elle ni moi nous n’en dîmes rien. Notre petit Jean et ma mère nous attendaient sur le palier. Celle-ci, non plus, contrairement à ses habitudes, ne me dit rien. Le petit était plus sage que jamais. Nous descendîmes en silence, nos serviteurs très affairés, derrière nous. Ne me demandez pas de vous décrire les sentiments que j’éprouvais. Je ne pensais à rien qu’à obéir à la force indéfinissable qui me poussait en avant. Je sentais qu’il me fallait m’en aller et la surprise m’enlevait jusqu’au désir d’opposer la moindre résistance. Chose étrange, ce n’était pas la peur qui m’entraînait, ni même une force étrangère. C’était bien moi, semblait-il, moi-même qui étais anxieusement pressé de partir. Je lus la même anxiété sur les visages des miens. Aucune hésitation, aucun examen, il fallait partir. Dans la rue, les autres familles de Semur se hâtaient aussi, les enfants en bon ordre, à côté de leurs parents. En temps ordinaire, mon petit Jean aurait couru à ses camarades, les enfants de Bois-Sombre, ou eux à lui. Mais ce matin-là, rien de pareil. Les tout petits marchaient aussi graves que nous. Ils ne demandaient même pas où l’on allait. Aussi bien, d’un groupe à l’autre, on ne songeait pas à s’enquérir du pourquoi de cette promenade si matinale. Cela nous semblait à tous comme naturel. Et nous allions tous ainsi, dans la même direction, poussés, d’un même mouvement vers les portes de la ville. Je donnais le bras à ma mère ; ma femme, de l’autre côté, tenait le petit Jean par la main. Encore une fois, je ne pouvais réfléchir à quoi que ce fût ; je ne pensais qu’à m’en aller. Voici pourtant deux incidents qui m’occupèrent quelques secondes. Sous la porte cochère, au moment où nous sortions de la maison, je crus voir que la figure de ma femme s’éclairait soudain. Ce n’est pas parce qu’elle est ma femme, mais je puis dire sans exagérer que Mme Dupin de la Clairière est d’une beauté peu commune. Tout le monde répète à Semur qu’elle ressemble à une madone. Or, elle était, ce matin-là, plus blanche que de coutume et la tendre gravité que ses regards respirent habituellement avait quelque chose de plus grave encore, de plus doux et de plus profond. Soudain, sa figure s’illumina. Des larmes, ou bien je ne sais quelles gouttes de rosée lumineuse perlèrent au bord de ses yeux bleus qui prirent une expression angélique. Ses lèvres closes laissèrent échapper un faible cri. Elle s’attarda sur le seuil une seconde, inclinée comme si elle parlait avec quelqu’un de plus petit qu’elle, puis elle nous rejoignit, le visage encore rayonnant. Trop absorbé pour l’interroger à ce sujet, je remarquai néanmoins cet incident, tout comme, quelques minutes après, je ne pus m’empêcher de remarquer la curieuse figure que M. le Curé faisait près de la porte du presbytère.

Je l’ai déjà dit, c’est un homme vif, tout d’une pièce et que rien ne déconcerte. Or, pour la première fois de sa vie, il avait un air contraint et stupéfait. Il avançait avec une lenteur obstinée, tout différent de nous qui nous laissions doucement faire, et, visiblement désireux de revenir en arrière, les bras solidement croisés sur la poitrine, il opposait une résistance désespérée au coup de vent qui le poussait. Chose étrange, de notre côté de la rue, nous ne percevions pas la moindre bise, tandis que du côté de M. le Curé on aurait dit une violente tempête. Le digne homme faisait tous ses efforts pour ne rien laisser paraître de sa surprise, affectant un air naturel, comme si rien d’anormal ne se passait. Pour moi, avec tous les sujets de préoccupation qui me hantaient, je ne sais pourquoi ni comment j’eus le temps de trouver étrange que M. le Curé, lui aussi, fût du cortège.

Derrière lui, j’aperçus Jacques Richard que je vous ai déjà présenté. Seul, absolument seul, personne ne le touchait, et cependant il résistait de tous ses membres, non plus passivement, comme M. le Curé, mais avec une sorte de rage. Solidement arc-bouté sur lui-même, les bras tendus en avant, il luttait désespérément contre cette force irrésistible, ne cédant que pas à pas, mais cédant toujours.

Cependant nous avancions, mon petit Jean trottinant près de nous, ma femme touchant à peine terre, et ma digne mère, qui geignait doucement mais sans mot dire, me tirant si fort après elle que j’avais peine à ne pas courir. Tous nos voisins dévalaient sur nos talons, et toute la ville, avec nous, se hâtait, en procession vers la porte Saint-Lambert.

Il faisait encore presque nuit, et tout se taisait sauf les cloches de la cathédrale qui s’étaient mises soudain à sonner le glas. Une fois près de la porte, une brusque stupeur s’empara de moi. Mais enfin, que faisions-nous là, tous, tant que nous étions, à quitter nos demeures pour nous engouffrer dans un brouillard glacial ? Je fis halte et me retournai pour parler à la foule, mais je vis bien alors que je ne m’appartenais plus. Ma langue enchaînée ne put articuler une parole et voici que toujours poussé par la même force, douce mais ferme et irrésistible, je me trouvai de l’autre côté de la porte. Les hommes autour de moi étaient balayés de la même façon. Si ma mère avait été plus forte, j’aurais pu me croire entraîné par elle car dans sa frayeur elle s’opposait énergiquement à toute tentative de retour. Mais quoi, M. Barbou qui, célibataire, n’était embarrassé de personne, lui aussi, malgré tous les efforts qu’il tenta pour rebrousser chemin, je le vis pirouettant sur lui-même comme une toupie, et refoulé vers la porte avec une telle impétuosité qu’il manqua renverser ma femme qui se trouvait sur son passage. Mais la chère créature ne parut pas même y avoir pris garde. Elle va toujours ainsi, se coulant parmi les obstacles, souple, droite et légère comme une sainte du paradis. Le pauvre Barbou se confondit en excuses : « Pardon, madame, mille pardons, madame », et ces mots, les premiers que nous ayons entendus depuis le départ, sonnèrent comme une voix d’outre-tombe.

Alors, je me retournai et laissant le bras de ma mère : « Alerte ! mes amis, criai-je, où allons-nous et qui donc nous chasse ? » Je vis que de tous côtés on se préparait enfin à la résistance. Sans un mot, M. de Bois-Sombre sortit des rangs et vint se placer à côté de moi. Enfin nous allions tenir tête à l’impulsion mystérieuse qui nous avait mis dehors. La foule s’amassait autour de nous dans la lumière incertaine.

Mais bientôt, coup sur coup, à trois reprises, un bruit sec se fit entendre. Là devant nous, et dans les ténèbres, lentement, doucement, à notre nez, si j’ose dire, et comme poussés par des mains sûres de leur fait, les deux battants de la grande porte Saint-Lambert et la poterne, tournèrent sur leurs gonds et se refermèrent. D’un bond instinctif nous nous précipitâmes pour les arrêter. C’était trop tard. Alors je me cognai désespérément contre la porte. À quoi bon ? Elle aurait défié toutes les forces humaines. Plus tard, on m’a dit que je m’étais répandu en cris, en supplications : « Ouvrez, ouvrez, au nom de Dieu. » Est-ce vrai ? Je n’en sais rien, mais je me souviens d’avoir cru distinguer une voix que sans doute je fus seul à entendre puisque personne de mes amis ne m’en a parlé, une voix imperceptible comme les derniers sons d’une musique lointaine, l’écho peut-être de mes propres cris : « Fermé… au nom de Dieu. »

Un autre changement se produisit alors sur lequel du moins aucun doute n’était possible. Ces ténèbres, tantôt si noires que, tout près du rempart, nous avions entendu sans les voir les portes qui se refermaient, ces ténèbres avaient disparu. Le soleil nous éblouissait de sa gloire, et tous, d’un même mouvement, d’un même cri d’allégresse, nous saluâmes la lumière du jour.

La lumière du jour ! Non, jusque-là, je ne savais pas le plein sens, la pleine joie de ces mots. Le soleil ; le chant des oiseaux ; au-dessus de nous, le ciel bleu indéfiniment reculé ; sous nos pieds, l’herbe qui semblait renaître ; la douce brise du matin jouant dans les boucles blondes des enfants et faisant flotter les voiles des femmes ; la couleur revenue sur tous les visages, quelle résurrection triomphale ! Saisis de joie, nous ne pensions plus aux sombres pressentiments de la veille, à l’avenir plus menaçant qui nous attendait. La fraîcheur du matin était sur les routes et sur les prairies. Le soleil pompait les dernières gouttes de rosée. La rivière coulait, toute bleue et rose. Je l’avais vue si noire — un abîme d’encre — l’autre jour en la regardant du haut du mont Saint-Lambert. Elle courait, maintenant, argentine et claire comme le rire des enfants. Que voulez-vous ? pour nous autres, gens du Midi, la vie disparaît avec le soleil. Nous avions tant souffert, pendant trois jours, de ne plus le voir !

Peu à peu, néanmoins, cette exaltation s’apaisa et la lumière elle-même rendit plus réelle et plus accablante l’étrangeté de notre situation. Tantôt, dans la nuit, nous pouvions nous croire abusés par un mauvais rêve. Maintenant, comment ne pas se rendre à cette évidence trop lumineuse ? Le moyen de croire que toute cette aventure n’était qu’un jeu ? M. de Clairon était là, comme les autres, bouche bée devant ces portes que nulle science ne pouvait ouvrir. Là aussi, M. le Curé, dont la présence était encore plus significative. Ainsi donc l’Église elle-même n’avait rien pu. Nous étions là, foule lamentable d’exilés chassés de nos maisons, le cœur navré, incapables de répondre à l’inquiète caresse des enfants pendus à nos bras. Dans les yeux les uns des autres chacun lisait sa propre détresse. Les femmes s’étaient assises en pleurant sur les pierres de la route ou sur le gazon. Gagnés à leur désolation, les petits se mirent à pleurer avec elles. Qu’allions-nous devenir ? Désespéré, je parcourais du regard cette foule. Des vivres, un abri, un mot d’ordre, c’est à moi qu’ils allaient avoir recours pour tous leurs besoins, à moi, chassé comme eux de ma maison et de ma ville, mais qui n’avais plus le droit de songer à ma propre personne. Par bonheur j’avais eu soin de mettre, dans la poche de mon pardessus, mon écharpe municipale ; je m’écartai derrière un arbre pour m’en revêtir. C’était quelque chose. Quoi qu’il arrivât, il y aurait là du moins, au milieu de ces bannis, un représentant de l’ordre et de la loi. Le geste ne passa pas inaperçu et rendit confiance à plusieurs. Les plus pauvres vinrent se serrer près de moi, les femmes surtout, dont la détresse est plus impuissante. Ce mouvement parut faire une grande impression sur M. le Curé. Il changea de couleur, lui, toujours si maître de lui. Jusque-là, étonné sans doute de se trouver au même point que les autres — ce qui, soit dit en passant et dussiez-vous me taxer de superstition, m’avait fort étonné moi-même — jusque-là, il avait gardé un air ahuri. Mais il venait de se ressaisir, et, montant sur quelques bûches qu’on avait laissées près de la porte : « Mes enfants… », commença-t-il, mais, à l’instant même, les cloches de la cathédrale, sonnant à toutes volées, l’empêchèrent de poursuivre. Ce n’était pas le glas qui avait accompagné notre exode et qui depuis n’avait pas cessé sa lamentation monotone, mais un vacarme assourdissant et sauvage, sans arrêt, sans mesure, comme si des bras forcenés s’étaient suspendus d’un même élan à toutes les cordes. Sonnerie joyeuse peut-être, mais quelle étrange et terrible joie, qui glaçait le sang dans nos veines ! Tout blême, M. le Curé se hâta de descendre, et nous reculâmes tous avec lui.

J’avoue, sans honte, que je tremblais très fort moi aussi, et n’eût été le sentiment de ma responsabilité officielle et l’honneur de cette écharpe municipale qui me désignait comme une sorte de providence aux regards de tous, j’aurais imité mes concitoyens dans leur fuite éperdue. Faisant un vigoureux effort sur moi-même, je ne reculai qu’à pas comptés, laissant entre la foule et moi un espace qui allait bientôt me permettre, le premier affolement passé, de leur adresser la parole. Préoccupé avant tout d’éviter une bagarre et de pourvoir aux nécessités les plus urgentes : « Mes amis, leur dis-je, en les rassurant du geste, tout ceci est bien étrange et demande à être examiné de sang-froid avec la plus minutieuse attention. Mais, en attendant que nous ayons trouvé le mot de l’énigme, prenez courage, je m’engage sur l’honneur à ne pas quitter la place jusqu’à ce que les portes soient ouvertes et que vous puissiez rentrer chez vous. Mais, pour l’instant, les femmes et les enfants ne doivent pas rester ici. Que celles qui ont des amis dans les villages des environs aillent leur demander un abri. Je mets à la disposition des autres ma maison de campagne de la Clairière. À vous, ma mère, à vous, ma femme, de vous montrer à la hauteur de la position que vous occupez et de donner le bon exemple. C’est moi qui vous le demande, conduisez nos voisins à la Clairière. »

Ma mère est âgée et faible, mais c’est une femme d’un grand cœur : « J’irai, mon fils, dit-elle, et que Dieu te bénisse. Et puis, ne crains aucun mal, car, si ce que j’entends dire autour de moi est vrai, ton pauvre père lui-même vient de rentrer à Semur. »

Alors se produisit un de ces événements que les calculs les plus assurés de notre sagesse ne peuvent prévoir.

Les paroles de ma mère eurent pour effet de rompre les digues, de livrer passage aux flots impatients. Ma femme s’approcha de moi, la figure illuminée de ce rayon d’extase que j’avais remarqué tantôt : « C’était notre petite Marie, notre ange », me dit-elle. De tous les côtés, une vaste clameur lui fit écho, hommes et femmes parlant à la fois. « J’ai vu ma mère, disait une voix, ma mère, morte depuis bientôt vingt ans » ; « Et moi, mon petit René », criait une autre, « Et moi, mon fils Camille tué en Afrique. » Et tous de courir passionnément vers ces mêmes portes qu’ils venaient à peine de fuir avec épouvante. Ils frappaient, ils criaient : « Ouvrez-nous, ouvrez-nous, ô bien-aimés. Pensez-vous qu’on vous ait oubliés ! Non, nous ne vous oublions pas. » Ils pleuraient, ils souriaient, ils tendaient les bras vers… vers quoi ? juste ciel ! Que faire ? Agnès elle-même ne m’écoutait plus, fascinée par ce qu’elle croyait être la présence de notre petite Marie. Et c’étaient les plus faibles, les femmes surtout, les vieillards, les malades et quelques enfants qu’exaltait ainsi une certitude que nous ne pouvions partager. Je me rappelle avoir cherché à reconnaître parmi eux Paul Lecamus et avoir trouvé étrange qu’il ne fût pas là. Faibles sans doute, mais forts de cette passion qui domine tout dans de telles crises. Que faire encore une fois ? Comment les arracher de cette porte derrière laquelle, dans leur délire, ils croyaient parler à leurs bien-aimés ?

Je restais donc indécis lorsque soudain de grandes voix éclatèrent de l’autre côté du mur. Repris de terreur, quelques-uns des nôtres s’enfuirent de nouveau, mais chez la plupart le besoin fou de savoir enfin ce que tout cela voulait dire fut plus fort que la crainte et nous nous portâmes en masse vers l’endroit précis d’où venaient les voix. Pour moi, malgré mes efforts, je n’arrivai pas à trouver un sens à ces voix encore plus confuses qu’éclatantes, mais plusieurs parurent comprendre. En tout cas, plus d’agitation, plus de larmes. Bien des visages rayonnaient de cette lumière que j’avais déjà remarquée chez Agnès. Vous imaginez notre stupeur et notre embarras à nous qui n’avions pas reçu ce message. Plusieurs autour de moi se mettaient à genoux. Il y eut quelques secondes de silence, puis les femmes, toujours tournées vers le mur, répondirent d’une voix toute naturelle, comme si elles avaient vraiment parlé à quelqu’un : « Oui, ma chérie ! oui, mon ange ! » Alors elles se relevèrent, appelant leurs enfants autour d’elles pour se préparer au départ.

Comme je le lui avais commandé tantôt, ma femme prenait la tête du convoi. Après tout, elle ne faisait qu’obéir à mes ordres, et cependant, rien qu’à la voir, mon cœur se calmait. « Mon ami, dit-elle, il faut que je te laisse ; c’est eux qui l’exigent, car ils ne veulent pas que les enfants aient à souffrir. » Que pouvais-je faire ? J’étais là debout, pâle, immobile, regardant passivement se former cette petite armée d’enfants et de femmes. Ma mère, comme moi, restait immobile. Elle non plus n’avait rien entendu. Elle était blanche comme un linge et ses lèvres tremblaient de douleur. C’était bien elle qui tantôt s’était prêtée si docilement à exécuter mes ordres, mais maintenant elle se raidissait contre cette même consigne. Le cortège une fois formé, elle suivit, mais parmi les dernières. Ils nous quittèrent ainsi presque tous pleurant et se retournant vers nous à maintes reprises pour agiter leurs mains en signe d’adieu. Mon Agnès s’était voilé le visage. Elle n’eut pas la force de me regarder. Elle obéissait pourtant. À une certaine distance, ils se séparèrent pour aller les uns d’un côté, les autres d’un autre. Et nous, tant qu’on put les distinguer sur le chemin nous restâmes à les regarder. Qu’est-ce que leurs anges leur avaient dit ? Mystère ! Moi du moins, je n’en savais rien, n’ayant entendu que l’éclat très doux d’une musique céleste. J’interpellai M. le Curé, debout près de moi. « Mais qu’est-ce donc ? Vous êtes leur confesseur, vous êtes prêtre ; les choses invisibles sont votre domaine. Qu’est-ce donc qu’on leur a dit ? » J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour M. le Curé et je le crois très homme de bien. Je vis de grosses larmes couler le long de ses joues. « Je ne sais pas, me dit-il, je ne suis qu’un maudit comme vous autres. Ce qu’ils ont entendu, c’est leur secret et celui du Ciel. Moi ! je suis de la terre, hélas ! comme vous. »

Ainsi nous restâmes seuls, nous, les hommes de Semur, à charge de prendre telles mesures qu’il conviendrait pour réintégrer nos maisons. Quelques-uns, parmi nous, en petit nombre, avaient bien fait la même expérience merveilleuse que j’ai dite, mais ceux-ci étaient trop chétifs pour nous apporter le moindre concours. Quant aux femmes qui n’avaient pas voulu suivre les émigrantes, qu’il me suffise de dire qu’elles n’étaient pas la fleur du panier. Un peu remis de mes dernières émotions, j’appelai l’adjoint, M. Barbou, qui tremblait comme une feuille et avec lui les principaux notables de la ville, M. le Curé compris, en vue de délibérer avec eux sur ce qu’il convenait de faire.

Étrange situation que la nôtre ! Nous autres Français, nous n’avons plus grand’chose à apprendre sur les horreurs de la guerre et de l’état de siège. Nous savons trop, par expérience, comment nous comporter en de pareils cas. Mais être refoulé par des forces irrésistibles, mais être plantés là tout près de nos propres maisons et les portes de notre ville fermées devant nous, mais avoir à affronter, quoi donc ? rien, personne, le brouillard, le silence, les ténèbres ; en vérité c’est de quoi paralyser les plus braves. De fait, plusieurs perdirent tout à fait la tête, et coururent porter la nouvelle aux villages voisins où, comme on nous l’a dit plus tard, on les accueillit en se moquant d’eux. D’autres n’avaient même pas la force de se mouvoir et restaient assis, les jambes pendantes, figés dans la contemplation du brouillard qui enveloppait Semur et s’attendant, à chaque minute, à voir la ville entière s’abîmer sous une pluie de feu. Le dirai-je, une ou deux bandes allèrent s’installer, et avec elles l’orgie la plus dégoûtante, dans le petit cabaret qui est à cinq cents mètres, sur la route Saint-Lambert.

Ceux dont j’étais bien sûr, je les divisai en plusieurs patrouilles, qui eurent pour consigne de faire le tour des murs et de guetter le moindre mouvement qui pourrait se produire à l’intérieur. De telles circonstances montrent, si j’ose parler ainsi, ce que chacun a dans le ventre. En temps ordinaire, M. Barbou fait un adjoint suffisant — inutile d’ajouter que sous un maire tel que moi l’adjoint n’a presque pas d’importance — mais aujourd’hui, il n’était plus qu’une loque. Il se croyait encore dans le tourbillon qui, tantôt, l’avait jeté hors des murs, aussi léger qu’une feuille morte. Quand je l’invitai à prendre la tête d’une des patrouilles, il eut une attaque de nerfs. Il nous quitta dans l’après-midi, pour sa maison de campagne, escorté de quelques amis. « Qui peut se promettre, me disait-il en claquant des dents, qu’il nous sera jamais permis de rentrer dans notre ville ? Monsieur le Maire, je vous conjure de vous réfugier quelque part. — Il n’est pas de refuge à qui déserte son poste », lui répondis-je d’un ton sec auquel le malheureux n’était sans doute même plus capable de prendre garde.

En revanche, M. le Curé fut un de mes plus solides collaborateurs. Habitué de longue date à un dévouement de toutes les heures, il se multiplia pendant ces terribles jours sans jamais compter ni avec la fatigue ni avec la peur. Mais tout le temps, il garda un air de surprise d’autant plus visible qu’il prenait plus de peine à nous le cacher. Manifestement il ne s’expliquait pas que de tels événements se produisissent sans que l’autorité ecclésiastique y participât de quelque façon. À moi aussi, cette rencontre paraissait bien singulière.

L’active diversion que je viens de dire nous fut excellente. Cloués sur place à contempler l’épais rideau de ténèbres qui nous dérobait la vue de Semur, nous serions devenus fous, comme il advint à quelques-uns des nôtres. Mais voyez la bizarrerie humaine. À la recherche incessante de quelque brèche qui nous rendît possible l’accès de Semur, nous ne songions même pas à nous demander ce que nous aurions fait en cas de succès. La brèche trouvée, aurions-nous eu le courage de rentrer dans la ville ? En tout cas l’enceinte restait impénétrable et aucune forme humaine ne se laissait voir. Non pas que d’étranges visions ne soient venues par intervalles terrifier les plus braves. Je serais infini si je voulais noter un à un tous les incidents de ce genre. En voici un pourtant, le plus étrange de tous.

Les principales familles de la ville ont, à leur usage, de petites barques de plaisance, amarrées près du pont fortifié qui est un des monuments les plus pittoresques de Semur. Or, nombre de ces barques, nous les vîmes de nos yeux déboucher du vieux pont et sillonner, de-ci de-là, notre rivière. Les unes tendaient leurs voiles au vent, les autres ployaient sous les rames. Mais, dans cette flottille à la manœuvre impeccable, personne, vous m’entendez bien, personne. N’est-ce pas curieux ? « Courant magnétique », trancha M. de Clairon, mais sa voix se perdit dans sa moustache quand je lui fis cette question cinglante : « Qui a mis ce courant en action et qui le dirige ? » M. le Curé ne fit pas de commentaires. On le vit seulement qui remuait les lèvres pendant qu’il suivait avec nous sur la rivière ces évolutions mystérieuses.

Un imbécile proposa de faire feu sur les barques. M. le Curé se contenta de sourire. Je dois dire ici que l’estime que nous avions toujours eue pour lui était devenue une sorte de vénération à laquelle se mêlait, chez moi, une vive pitié. Ainsi, ce prêtre avait été parmi nous le témoin de l’invisible jusqu’à cette heure où l’invisible était descendu, en quelque façon, à notre portée. Et cependant il n’avait, lui, aucune part à cette révélation. Rien, dans cette aventure, qui le distinguât de nous. Quelle peine pour lui et quelle surprise ! C’est un homme de peu de paroles. D’autres auraient profité de l’occasion et péroré sur les choses religieuses. Lui point. Il faisait souvent le signe de la croix et remuait les lèvres avec une ferveur triste. Il pensait, j’imagine, que les puissances qui mènent toutes choses n’étaient pas contentes de lui.

Après le coucher du soleil, nos appréhensions redoublèrent. À la clarté de la pleine lune qui blanchissait la face extérieure du rempart, la ville enténébrée paraissait encore plus noire, large et lugubre tache qui recouvrait tous nos édifices et jusqu’aux tours de la cathédrale. On sait les bizarreries frissonnantes, le jeu des ombres au clair de lune. Derrière chaque tronc d’arbre nous redoutions un fantôme. D’invisibles regards nous épiaient de partout. Bien que tout le monde fût mort de fatigue, je donnai ordre de continuer les patrouilles. Tout, plutôt que de nous laisser gagner par la folie qui nous obsédait. Pour moi, je restai sur les bords de la rivière, aussi près de la ville que je pus, car, j’en ai fait vingt fois l’expérience, il y avait là une limite que nous ne pouvions franchir. J’y revins, cette nuit, à plusieurs reprises, me serrant dans mon pardessus pour me préserver du serein.

Pour le dire en passant, nous avions des vivres en abondance qu’on nous envoyait de la Clairière et des maisons voisines, mais ici, bien que je me sois fait une loi de ne pas vous parler de moi, permettez-moi de mentionner une expérience tout intime. Comme j’étais en observation, j’aperçus une barque, la mienne propre, engagée si avant dans les dernières couches du brouillard que l’extrême pointe de la proue baignait en pleine lumière. C’est ce qui me permit de reconnaître la jolie barque de plaisance dont j’avais fait cadeau à ma femme, et à laquelle nous avions donné le nom de notre Marie. Cette vue me bouleversa le cœur. Un être cher ne voulait-il pas me faire signe qu’il était là, près de moi ? Je me levai d’un bond pour essayer, une fois encore, de franchir la ligne fatale, mais mes pieds, devenus de plomb, refusèrent leur service ; mes oreilles bourdonnaient, toute ma force était partie ; je m’assis de nouveau et commençai à pleurer comme un enfant. Dans cette barque, c’était peut-être ma petite Marie.

Dieu sait si j’ai aimé cette petite, et cependant j’avais peur. Que l’homme est donc peu de chose ! Ainsi les miens venaient à moi, mon enfant, et, avec elle — un je ne sais quoi m’en assurait — mon cher père, et, parce que je les avais vus mourir tous deux, j’avais peur. Je me cachai la tête dans les mains. Alors, je crus entendre un frisson, un souffle, un de ces longs, longs soupirs où se soulage parfois une indicible tristesse. Instinctivement, je levai les yeux, je regardai. Il n’y avait rien, rien que la rivière blanche nettement coupée par une digue de ténèbres.

Si Agnès avait été là, elle aurait vu notre enfant, elle aurait reconnu sa voix ; moi, non. Et ceux qui auraient voulu me parler, ceux qui m’aimaient, ils avaient soupiré, ils étaient partis. Si la honte et l’orgueil ne m’eussent retenu, j’aurais couru à la Clairière pour y cacher mon agonie, l’agonie d’un lâche, et me blottir auprès de plus courageux que moi.

Un bruit derrière moi me fit sursauter. J’étais si démoralisé que la rencontre d’une souris m’aurait mis en fuite : « Monsieur le Maire, ce n’est que moi, dit une voix humble et apeurée. — Tiens, c’est toi, Jacques », répondis-je. Je l’aurais embrassé. On sait bien pourtant que je ne l’estime guère ; j’étendis la main. Un homme, en chair et en os, un homme chaud et vivant. Quelle joie ! quel réconfort ! Je n’oublierai jamais cette impression, j’étais rendu à moi-même.

« Monsieur le Maire, dit-il, je voulais vous poser une question. Est-ce vrai ce que l’on dit sur ces… comment dirai-je ? sur ces messieurs ? Dieu me garde de leur manquer de respect, monsieur le Maire.

— Qu’est-ce, Jacques ? que dit-on ? »

Je l’avais tutoyé tantôt, non par hauteur, mais parce que je le regardais alors comme un ami, comme un frère.

« Monsieur le Maire, est-ce bien les morts qui sont à Semur ? »

Il tremblait et moi aussi. « Jacques, lui dis-je, vous en savez là-dessus aussi long que moi.

— Mais oui, monsieur le Maire, il n’y a pas de doute, c’est bien les morts qui nous ont pris notre ville. Avec les Prussiens, on saurait que faire, mais avec ces messieurs-là ?… Il y a une autre question qui me démange. Sont-ils venus pour nous punir de ce que vous avez fait aux petites sœurs, aux bonnes petites sœurs de l’hôpital ?

— Ce que je leur ai fait ! mais tu as été un des premiers à crier contre elles, à dire partout que leur messe assommait les malades. Nous avons besoin de dormir, et non d’entendre la messe. Tu parlais ainsi, vaurien, et maintenant tu dis que c’est moi.

— Vous avez raison, monsieur le Maire, répondit Jacques, mais, voyez-vous, quand un homme sort de l’hôpital, bien guéri et hors de danger, il ne faut pas prendre ce qu’il dit pour parole d’évangile. On s’en donne à cœur joie, on fait la nique aux diseurs de patenôtres, on mange du prêtre, et d’autant plus gaiement que les sentinelles du Ciel ont plus l’air de ronfler dans leur guérite. — Il se reprit vivement avec un grand signe de croix. — Que les saints me pardonnent d’avoir l’air de plaisanter à un pareil moment ! Et puis les petites sœurs étaient si gentilles. On a eu grand tort de fermer leur chapelle, monsieur le Maire. De là viennent tous nos malheurs.

— Allons donc, mécréant, lui criai-je, c’est toi et tes pareils qui êtes cause de tout. Vous pensiez qu’il n’y avait là-haut personne pour vous surveiller, et que Dieu n’aurait cure de vos blasphèmes. C’était hier. Je te vois encore jonglant dans les rues de Semur avec ton écu et disant à pleine bouche : « L’argent, l’argent, voilà le bon Dieu ! »

— Monsieur le Maire, monsieur le Maire, arrêtez-vous, je vous en supplie. Vous feriez descendre sur nous la colère de Dieu.

— Eh ! ne vois-tu pas qu’elle pèse déjà sur nous ? Va donc maintenant et demande à ton argent de nous tirer d’embarras.

— Je n’ai pas le sou, monsieur le Maire, et que pourrait ici tout l’argent du monde ? Nous ferions bien mieux de promettre un gros cierge pour l’autel de la Vierge et de rendre aux religieuses…

— Va-t’en au diable avec tes religieuses », lui répondis-je, emporté. J’avais tort, j’en conviens, car ce sont de saintes femmes et qui n’ont rien de commun avec ce vaurien. Et dire pourtant que ce vaurien que je méprise, je l’accueillais tantôt avec transport, parce qu’il me sauvait des chères âmes qui m’aiment. Honte sur moi ! je suis comme les autres. L’Invisible me fait peur ; je n’aime, je ne comprends que ce que je touche. Jacques s’était éloigné, sans pourtant me perdre de vue. Je tournai mes regards vers la ville. La rivière scintillait blanche sous la lune ; on aurait dit qu’elle faisait effort pour rompre le barrage de ténèbres qui la séparait de Semur. Et là, derrière, sous le ciel plein d’étoiles, dormait notre ville dont nous avions été bannis, la ville des morts.

« Ô Dieu, m’écriai-je, je ne te connais pas, mais pour toi ne suis-je pas ce que mon petit Jean est pour moi, un enfant et moins qu’un enfant ? Ne m’abandonne pas dans cette détresse. Même coupable au delà de toute mesure, est-ce que j’abandonnerais mon enfant ? Si tu es vraiment le Dieu dont parlent les prêtres, tu dois être un meilleur père que moi. » Cette prière me rendit un peu de courage. Il me sembla que je venais de parler à quelqu’un qui, morts ou vivants, nous connaissait tous. Que cette idée est étrange et réconfortante, lorsque, cessant d’être une formule apprise, elle se réalise soudain au plus intime de notre cœur ! J’entendis le bruit d’une des patrouilles qui arrivaient et j’allai à leur rencontre. Quelqu’un me suivait et arrivé sur mes talons, se cramponna aux basques de mon pardessus. C’était Jacques : « Laissez-moi aller avec vous, monsieur le Maire, suppliait-il, je n’oserais pas rester seul, si près d’eux. » Pauvre garçon, c’est moi qui étais son dieu maintenant !