La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 08

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Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 219-235).


CHAPITRE VIII

EXTRAIT DES SOUVENIRS DE Mme DUPIN
DE LA CLAIRIÈRE, NÉE DE CHAMPFLEURY.


J’accompagnai mon mari jusqu’à la porte de la ville. Ne voulant pas le distraire de sa mission, j’étouffai si bien mes pas qu’il n’a pas su que je le suivais. Mais tout mon cœur était là près de lui, pour le soutenir. Tourmentée de le voir partir, j’aurais souffert plus encore si l’on avait choisi un autre que lui. Lui ou moi, j’aurais tant voulu que ce fût moi, même et surtout s’il avait fallu une victime pour apaiser la colère des morts. Mais je ne croyais pas à leur colère. Ils ne nous veulent que du bien. Enfin, mieux vaut peut-être qu’une femme n’ait pas été choisie pour cette ambassade. On n’aurait pas voulu croire à celle de nous qui serait revenue avec la réponse des morts. Quand nous parlons des choses invisibles, les hommes nous prennent pour des hystériques. Je n’ai jamais bien compris pourquoi.

Je me glissai donc derrière mon mari, prête à le suivre jusqu’au bout. Mais ce bonheur me fut refusé ; une force invisible m’arrêta brusquement à quelques pas de la ville, et j’entendis le bruit de la porte qui se refermait sur lui. Une grande douceur se mêlait à mon angoisse. C’était par lui que notre ville serait sauvée. Je restai donc là pour l’attendre, repassant dans mon esprit les événements de ces derniers jours et suppliant le bon Dieu de mettre un terme à notre épreuve.

Car, nous aussi, nous avions eu beaucoup à souffrir pendant les trois jours que nous venions de passer à la Clairière. Nous vivions dans une inquiétude incessante au sujet de nos maris qui s’obstinaient à ne pas comprendre la leçon, pourtant si claire, que la Providence nous avait donnée et qui par là appelleraient peut-être sur eux de nouveaux malheurs. Grâce à Dieu, nous avions trop à faire pour nous abandonner à l’obsession de cette épouvante. La Clairière n’est qu’une petite maison de campagne — rien d’un château — et il nous fallait y installer plusieurs familles. Notre premier soin fut pour les enfants que ces vacances improvisées avaient mis en fête. Les pauvres petits s’étaient emparés du jardin et leurs mères se cachaient souvent pour ne pas entendre leurs cris de joie ; Agathe de Bois-Sombre surtout, qui est portée, plus que moi, aux idées noires. Quant aux pauvres femmes que nous avions recueillies, quelques-unes — oh ! pas beaucoup — nous causèrent quelque ennui. Elles se mettaient à l’aise dans les fauteuils du salon, se couchaient sur le divan, prenaient leur part du goûter préparé pour les enfants et ne songeaient d’aucune façon à travailler avec nous. Elles aussi, les pauvres créatures se croyaient en vacance et déjà elles avaient tout oublié. Ma belle-mère indignée, parlait à chaque instant de les mettre à la porte, elles et leurs enfants. J’avais bien du mal à la calmer. Elle est très bonne, mais elle ne peut souffrir les paresseux. Elle me gronda aussi d’avoir donné ma chambre aux malades. « Si tu ne la gardes pas pour toi, me disait-elle, offre-la du moins aux Bois-Sombre. La chambre de Martin n’est pas faite pour ces pauvresses. » Il me semblait, au contraire que nous devions leur donner ce que nous avions de mieux et que cette bonne œuvre nous mériterait peut-être la conversion de mon mari. Je le dis à ma belle-mère et cette pensée la fit pleurer. Car c’est notre gros chagrin à toutes les deux, de sentir que Martin n’a pas sur la religion les mêmes idées que nous.

Des enfants dans tous les coins, ma chambre transformée en hôpital, la maison pleine de femmes affolées et inactives, des provisions à porter à nos maris, on voit que la besogne ne manquait pas. On se fait si vite à ces choses ! Sans l’angoisse qui nous martelait le cœur, nous aurions vécu gaiement au milieu de ce branle-bas. Mais nous ne pouvions nous tenir d’aller sans cesse prendre des nouvelles et de chacune de nos visites nous revenions plus consternées. La nuit venue, on se relayait sur une petite colline d’où l’on commande Semur, pour voir si rien de nouveau ne se produisait. Agathe de Bois-Sombre, nos enfants à toutes les deux et moi nous avions pris une petite chambre, près des combles. Cette pauvre Agathe passait son temps à prier et à pleurer, mais malgré toute sa dévotion, elle n’avait plus de courage. Elle s’imaginait que notre épreuve allait durer jusqu’à la fin du monde ; elle écrivait à son mari de l’emmener ailleurs et de renoncer à Semur. Elle est faite ainsi. Rien ne lui a jamais manqué et la moindre contrariété l’accable. Pour moi, j’ai bien connu les privations de tous genres dans mon enfance, car mes parents n’étaient pas riches et je n’ai pas grand mérite à souffrir sans trop me plaindre.

La dernière nuit que je passai à la Clairière, la mère Julie vint nous réveiller en sursaut. Elle avait vu, disait-elle, une procession d’anges envoyés du ciel pour nous reconduire à Semur. En un clin d’œil tout le monde fut sens dessus dessous. Ils ne savent donc pas comment viennent les anges voletant près de nous dans la nuit, invisibles, et si légers et parlant si doucement qu’on se demande si on n’est pas le jouet d’un rêve ? Ils ne viennent pas en procession, mais un à un seulement et ils ne se laissent voir qu’au fond de l’âme. C’est ce que j’essayai de dire à mes amis, mais on ne voulait pas m’entendre. Agathe elle-même était ravie de cette vision.

Quand le jour se fut levé, je pris une corbeille de provisions et je descendis vers la ville. L’idée m’était venue de pénétrer comme je pourrais jusque dans Semur, et de supplier nos morts d’avoir enfin pitié de notre misère. Et j’aurais réussi peut-être, si j’avais eu la force de garder mon dessein pour moi seule et de n’en rien dire à mon mari. Mais comment l’aurais-je fait ? Hélas ! maintenant tout est changé. C’est lui qui est parti pour cette ambassade. Il en était plus digne que moi. Sans cela, le bon Dieu l’aurait-il choisi, le bon Dieu qui connaît tous nos secrets, et qui, malgré les apparences, trouve sans doute, dans le cœur de mon mari plus de vraie religion que dans le mien ? Il y a des choses qui me troublent. Mon mari est le plus honnête homme de Semur, et tant d’autres que je sais moins bons que lui, font profession de croire et vont à la messe ! Et pourtant, vous voyez bien que le bon Dieu l’a choisi de préférence, lui et M. le Curé, un saint homme, s’il en fut jamais.

Il est parti. Que se passe-t-il maintenant entre lui et ces êtres qui n’ont pas besoin d’entendre nos paroles pour deviner nos plus intimes pensées ? Oh ! rien de terrible. C’est une âme si droite et si noble. Moi, j’ai mille folies dans le cœur, mais lui ! Je pleure en y pensant, mais des larmes de confiance et de joie. Ma petite Marie, ma petite sainte, peut lire dans le cœur de son père, ce qu’elle y verra, je le sais, ne troublera pas ses yeux d’ange.

Je restais ainsi dans une rêverie très douce, attendant sans inquiétude notre salut qui ne pouvait plus tarder. Tout dormait autour de moi et je me rappelai le psaume : « La grâce viendra à mes bien-aimés pendant leur sommeil. » C’est si vrai, mais il est vrai aussi que ceux dont Dieu veut faire les instruments de sa grâce ne doivent pas s’endormir. Peu à peu tout bruit avait cessé dans le camp. Seul M. de Bois-Sombre était resté debout. Puis je crus apercevoir la silhouette de M. Paul Lecamus. C’était bien lui. Il se dirigeait lentement de mon côté. Le pauvre homme, j’ai eu tant de pitié pour lui depuis la mort de sa femme ! Il n’a pas d’enfants. Rien ne le rattache à la vie et je ne puis vous dire la désolation de ses grands yeux vides.

Il s’assit tout près de moi, sans une parole. Il avait l’air d’un agonisant.

« Monsieur Lecamus, lui dis-je, vous êtes trop fatigué pour rester ici. Laissez-moi vous conduire quelque part ailleurs où vous seriez mieux.

— C’est vrai, madame, me répondit-il ; cette pierre est un peu dure, mais le soleil me fait du bien. Et puis, quand j’aurai écrit ce que M. le Maire m’a demandé, ce sera fini. Je n’aurai plus besoin de rien. »

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Je lui demandai de me laisser l’aider un peu. Mais il secoua la tête, cette pauvre tête couleur de cendres, aux yeux ravagés. « Mille mercis, madame, me dit-il avec un sourire, vous êtes si bonne ; mais, quand j’aurai fini ma tâche, je serai tout à fait bien.

— Mais, monsieur Lecamus, je suis sûre que mon mari, que M. le Maire, n’a pas eu l’intention de tant vous presser.

— Non, dit-il, ce n’est pas lui qui me presse, c’est moi. Quel autre que moi pourrait écrire ce qu’il me faut écrire ? Je dois le faire pendant qu’il est encore jour.

— Oh ! mais alors, vous avez le temps. Il est encore loin de midi. Venez donc avec moi à la Clairière. Nous aurons bien soin de vous et vous reprendrez vos forces. »

Il secoua la tête. « Vous êtes déjà assez occupées à la Clairière », fit-il. Et, prenant son crayon, il se mit à écrire. Après un peu de temps, comme il s’arrêtait, je me hasardai à lui parler de nouveau.

« Monsieur Lecamus, ceux qui sont à Semur, est-ce bien, en vérité, ceux… ceux que nous avons connus ? »

Il tourna sur moi ses yeux vides : « Est-ce bien madame Dupin, me dit-il, qui peut me faire cette question ?

— Non, non, répondis-je vivement, vous avez raison. Je les ai vus, je les ai entendus. Et cependant, que voulez-vous, un peu après, on n’ose plus y croire, on se demande : n’était-ce pas un rêve ?

— C’est bien là ce qui me fait peur. Moi aussi, malgré tout ce qui m’est arrivé, si je continuais de vivre, je me demanderais comme vous : n’est-ce pas un rêve ?

— Monsieur Lecamus, pardonnez-moi si je vous fais de la peine, mais elle, l’avez-vous vue ?

— Non. Voir ? qu’est-ce que voir ? Et nos yeux de chair voient si peu de chose ! Mais, par bonheur, nous n’avons pas que nos yeux. Elle était avec moi, tout près de moi, plus près encore qu’autrefois. » Un éclair étrange passa dans ses prunelles creuses. « Voir n’est pas tout, madame.

— Non, monsieur Lecamus, j’ai entendu la chère voix de ma petite Marie. »

Il me corrigea brusquement : « Entendre non plus n’est pas tout. Elle ne m’a pas parlé, mais elle était là. À quoi bon parler quand le cœur de l’un se déverse dans celui de l’autre. Mais cela n’a duré qu’une seconde, madame, moins qu’une seconde. »

Je lui tendis la main, impuissante à lui dire ce qui m’étouffait. Quoi donc ? était-ce possible qu’elle fût partie si vite, qu’elle l’ait laissé, lui si faible, si désolé et si seul ? Il continuait lentement :

« Rien qu’une petite seconde. J’ai entendu d’autres voix, mais pas la sienne, et je crois vraiment que j’aime mieux cela. J’aime mieux ne pas la voir, ne pas l’entendre, jusqu’à ce que……

— Oh ! monsieur Lecamus, lui dis-je, je suis moins sainte que vous. Les voir, les entendre, je le voudrais tant.

— Non, chère madame, non, jusqu’à ce que… mais le temps presse. Ils viennent, ils viennent, je dois achever ma tâche. »

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, mais je ne lui posai plus de questions. Tout était merveilleusement calme autour de nous et je me sentais couler doucement dans cette immense quiétude. Me suis-je endormie ? je ne sais, mais j’ai fait un rêve. Cette enfant qui était là près de moi, pourquoi me cachait-elle son visage ? Ses yeux, ses traits, je cherchais en vain à la saisir, à la reconnaître. Enfin, enfin, elle se laissa voir dans une longue caresse. Vous n’avez pas besoin que je vous dise son nom.

Et moi, je criais à Dieu qu’il avait bien fait de me l’enlever, et que pour cette minute d’extase, je donnerais toutes les joies de ma vie. Était-ce un rêve ? La vision passa trop vite. Bientôt je me retrouvai appuyée contre le mur et le soleil dans les yeux. Une main était sur la mienne. Mon mari, mon enfant, peut-être. Non, c’était M. Lecamus. Il était là toujours près de moi, les nerfs raidis par une tension suprême, les yeux — des yeux de flamme — fixés dans les airs, très haut au-dessus de nos têtes, et il m’étreignait douloureusement le bras de sa main crispée. Ces quelques secondes me parurent infiniment longues, tant j’avais peur. « Écoutez, me disait-il d’une voix de plus en plus forte et bientôt triomphante, écoutez, ils arrivent. Les voici. » À ce moment même, les cloches de la cathédrale se mirent à sonner, joyeuses comme au jour de Pâques. D’un seul bond, tous ceux qui dormaient là-bas se levèrent, mais j’eus à peine le temps de les voir. Un poids glacé pesait sur mon bras. S’appuyant à moi des deux mains, M. Lecamus se dressait péniblement sur ses jambes tremblantes. Je poussai un grand cri. Sa figure était toute changée, souriante maintenant et baignée dans une lumière ineffable. Ses lèvres murmuraient je ne sais quelles paroles. Il mourut ainsi debout, les bras levés au ciel, puis il retomba sur le sol. Alors, il me sembla qu’une immense multitude en marche passait près de moi et m’écartait doucement. Une voix m’appelait : « Adieu, ma sœur », disait-elle, « ma sœur, ma sœur », c’est un autre mot que j’aurais voulu entendre. Pourquoi ma petite Marie ne m’a-t-elle pas dit adieu ? C’est là tout ce que je me rappelle. J’ai dû perdre connaissance à ce moment-là.