La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 09

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Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 237-269).


CHAPITRE IX

RÉCIT DE Mme Vve DUPIN, NÉE LEPELLETIER


Désirant laisser dans les archives de Semur un procès-verbal aussi complet que possible des miraculeux événements de ces derniers jours, mon fils m’a priée de prendre la plume à mon tour et de rédiger mes propres souvenirs de cette aventure. Je ne me suis pas décidée sans peine à le satisfaire, d’abord parce que j’ai eu trop à faire dans ma vie pour m’exercer à écrire, ensuite et surtout parce que sur certains points importants, mon fils et moi nous ne sommes pas d’accord. Je sais mieux que personne la haute valeur de mon fils, mais les préjugés aveuglent les hommes les plus sages et c’est ainsi que Martin s’est obstinément, et contre l’évidence même, refusé jusqu’ici à reconnaître que la Providence, en nous envoyant ce fléau, n’avait eu pour but que de châtier la faute commise contre les sœurs de l’hôpital Saint-Jean par le maire et les conseillers municipaux de Semur. Est-il possible qu’un homme aussi excellent, s’entête de la sorte dans un esprit d’indépendance et de révolte, ne veuille pas entendre parler, même à l’heure où j’écris ces lignes, de réparer l’outrage commis contre les bonnes sœurs ? Je me hâte d’ajouter que cela a été néanmoins une bénédiction pour la ville que d’avoir mon fils à sa tête, en d’aussi graves circonstances. Quel autre que lui aurait gardé son sang-froid, aurait pourvu aux besoins de tous ? Quel autre aurait eu le courage de rentrer, comme il l’a fait, dans Semur et, l’épreuve terminée, de reconnaître solennellement et sans ombre de respect humain ce que nous devions au bon Dieu ? Je ne le dis pas parce que je suis sa mère, mais vraiment c’est une âme généreuse et un cœur d’or.

Pour moi, je sentais depuis longtemps que l’heure de la vengeance divine était proche. Les hommes ne pensaient plus qu’à l’argent et au plaisir, les femmes qu’à la toilette. Plus de respect, plus de décence chez les domestiques — j’en ai changé assez souvent pour le dire — plus d’honnêteté chez les marchands. Inutile de parler de la religion. Il n’y en a plus parmi nous. À certains jours de fête, nous étions juste quatre personnes à la messe, quatre femmes, bien entendu. Je l’avais dit bien souvent : c’était là plus qu’il n’en fallait pour faire sortir les morts de leurs tombes… Hélas ! hélas ! ils en sont sortis.

Bien qu’il m’en coûte extrêmement, je dois reconnaître que je ne suis pas de celles qui les ont vus. Je me suis demandé souvent pourquoi cette faveur m’était refusée. Jamais il ne m’est arrivé, même en rêve, de revoir ceux que j’ai perdus. Il me semble pourtant que je les ai aimés avec autant de cœur que les autres. Je les ai soignés, je suis restée seule jusqu’à la dernière minute, auprès de leur lit de mort. C’est moi qui ai fermé leurs paupières. Mon Dieu, mon Dieu, que de fois j’ai vidé cette coupe jusqu’à la lie ! Et cependant, jamais, jamais, il ne m’a été donné ni de les voir, ni de les entendre. Hélas ! puisque Dieu ne l’a pas voulu, que sa volonté soit bénie ! Agnès, ma belle-fille, est une bonne créature. Je n’ai rien à dire contre elle, et si, par moments, mon cœur se révolte à la pensée que ses yeux sont ouverts à elle, pendant que les miens restent fermés, Dieu m’est témoin que je ne songe pas à me plaindre. Après tout, faute d’autres privilèges, j’ai celui d’être à la hauteur de tout mon devoir. Comme M. le Curé le remarque très justement, aucune faveur ne vaut celle-là. Grâce à Dieu, je suis assurée que Martin n’a pas à rougir de sa mère.

Je dois avouer aussi que je ne me suis pas résignée sans beaucoup de répugnance à me séparer de mon fils pour me rendre à la Clairière. Je n’ai que lui au monde. Il est ma joie, mon orgueil et ma vie. Comment pouvais-je consentir à l’abandonner dans une telle détresse pour donner mes soins à toutes ces femmes qui ne me sont rien ? Et puis, j’espérais quand même, qu’à force de tendre l’oreille vers Semur, je finirais, moi aussi comme tant d’autres qui ne sont pas meilleurs que moi, par entendre ces voix qui, disait-on, venaient de la ville. Mais quand je vis l’affolement de ces pauvres êtres, et que tout ce monde n’avait plus de confiance que dans le courage et la résolution de mon fils, j’eus honte d’hésiter ainsi devant le sacrifice que Martin me demandait. Près de moi, une pauvresse consolait ses petits en leur disant qu’on allait partir pour la belle campagne de M. le Maire. Les petits ne pleuraient plus, ils battaient des mains en criant : « Allons, allons vite chez M. le Maire. » Cette vue acheva de me décider, je ramassai toutes mes forces et je suivis le cortège qui déjà se mettait en route. Mais laisser mon fils seul en présence du ciel courroucé, non, jamais de ma vie je n’ai tant souffert. Qu’importe ? Comme lui, j’avais un devoir à remplir et je ne voulais pas qu’il eût honte de sa mère.

Je puis bien dire que sans moi la petite troupe ne serait jamais arrivée jusqu’à la Clairière. À chaque pas, je croyais qu’ils allaient rebrousser chemin. Bientôt gagnés par le découragement de leurs mères, les petits enfants avaient perdu leur entrain. Pour moi, quand j’ai pris une résolution, je vais droit au but, coûte que coûte ; mais les femmes d’aujourd’hui n’ont plus de courage. Elles s’égrenaient sur la route et restaient là, immobiles à pleurer et à regarder indéfiniment du côté de Semur. J’allais et venais d’un groupe à l’autre, essayant de les secouer. Agnès elle-même me donnait du souci. Je ne crois pas être injuste envers Mme Martin. En vérité, c’est une sainte. Mais, avec ces natures enthousiastes, quand la première exaltation est passée, la faiblesse reprend le dessus. Elle s’était mise allègrement en route, légère comme une jeune fille, et entraînant tout le monde derrière elle. Mais bientôt, elle ralentit le pas comme les autres. Elle souriait toujours, mais ses larmes l’étouffaient. « Courage, ma fille, lui criai-je, courage ! encore un effort et nous arrivons. Pense au travail qu’il nous faudra faire, quand nous serons là. Où logerons-nous tout ce monde ? Enfin, nous verrons bien. On pourra mettre plusieurs lits dans la grande chambre où est mort mon pauvre mari. — Mère, me dit-elle, en serrant ma main sur son cœur, il n’est pas mort, il est à Semur. » Que Dieu me pardonne, mais, en entendant ces paroles, un frisson de colère me secoua de la tête aux pieds. Elle l’avait donc vu, elle, et moi je n’avais rien vu. Je lui répondis sèchement qu’il me suffisait à moi de savoir que mon pauvre mari était au ciel et que j’offrirais à ces pauvres gens la chambre où personne n’avait plus couché depuis sa mort. Le reste du voyage fut affreux. La plainte des enfants ne s’arrêtait pas, moins pénible cependant pour nous que la désolation muette des femmes. Lorsque enfin nous arrivâmes à la Clairière, je n’en pouvais plus. Mes vieilles jambes qui ont perdu l’habitude des longues promenades pliaient sous moi. Mais je n’avais pas le droit de me reposer. Le plus dur de notre besogne restait à faire. Agnès courait déjà par la maison, ouvrant portes et fenêtres, légère comme un oiseau. En vérité, elle est étonnante. Si pâle, si fragile, on croirait qu’elle va tomber au moindre effort. Mais ses nerfs la soutiennent. Après cette terrible matinée, elle ne semblait même pas avoir besoin de repos.

Cependant, la vieille Léontine qui garde la maison pendant notre absence, contemplait cette invasion avec des yeux atterrés. « Mais, madame, me disait-elle, en me suivant hors d’haleine, mais, madame », et se retournant vers les autres femmes : « Allez-vous-en, allez-vous-en ; attendez qu’on vous dise de monter » ; puis, me tirant par la robe : « Madame, madame, qu’est-ce qui arrive ? Voilà que Mme Martin installe cette vermine dans les plus belles chambres. Heureusement, madame est ici et tout va rentrer dans l’ordre. — Tais-toi, ma bonne Léontine, lui répondis-je, et laisse-nous faire. Je t’expliquerai plus tard. Les gens de Semur ont quitté la ville. Il faut qu’ils logent chez nous. » Elle laissa tomber son trousseau de clefs. Vingt-quatre heures après, elle n’était pas encore revenue de sa surprise. Avouez qu’il y avait de quoi. Sans rien faire, elle me suivait de chambre en chambre, grommelant entre ses dents : « Mme Martin, tout est possible, avec son imagination, mais je n’aurais jamais cru ça de madame. »

Comment nous avons réussi à loger tout ce monde, soit dans la maison même, soit dans la ferme, les greniers et quelques masures du voisinage ; comment nous avons pu les nourrir et trouver encore assez de provisions pour les hommes que nous avions laissés devant Semur, ne me le demandez pas. Toujours est-il que personne n’eut à souffrir de la faim, et que, le soir venu, tout le monde put se coucher à l’abri du serein. Les enfants qui avaient bien vite cessé de pleurer et qui avaient gambadé tout l’après-midi dans la campagne, dormaient maintenant comme des bienheureux. Ma belle-fille et moi, nous étions mortes de fatigue, mais brûlées d’une telle fièvre que nous ne pouvions pas songer à dormir ; aussi quand tous furent couchés, nous nous trouvâmes, sans nous être donné le mot, assises toutes les deux, devant la porte sur le petit banc où nous avions pris l’habitude, le soir venu, de regarder les lumières et les fumées de Semur. Nous ne pouvions rien voir ce soir-là. Le brouillard nous cachait la ville et les faibles lampes du campement ne rayonnaient pas jusqu’à nous. Mais nous étions bien ainsi, appuyées, serrées l’une contre l’autre, dans cette fraîcheur et dans ce silence. Agnès pleurait doucement ; moi je n’avais plus de larmes, et puis j’oubliais tout pour ne plus penser qu’à l’héroïsme de mon enfant.

Le lendemain nous fûmes debout les premières. De nouveaux ennuis nous attendaient que nous n’avions pas prévus. Parmi les femmes qui étaient avec nous, plusieurs oubliaient bravement leur chagrin et nous aidaient de leur mieux. Mais, en revanche, plusieurs manquaient tout à fait de courage et nous donnaient plus de fil à retordre que les enfants. Encore si elles s’étaient contentées d’encombrer les appartements et de pleurer en silence. Mais non, elles nous fatiguaient de leurs plaintes et des absurdes projets qui leur passaient par la tête. Il nous fallait par moments les empêcher d’aller démoraliser leurs maris qu’elles voulaient décider à fuir loin de Semur avec elles. D’autres s’épuisaient à maudire les auteurs responsables de nos malheurs, soit les prêtres, soit la République, soit les francs-maçons. D’autres s’accusaient elles-mêmes, elles avaient manqué la messe, elles avaient fait gras le vendredi. Dieu nous punissait à cause d’elles. Rien de ce que nous leur donnions n’était assez bon pour elles. Bref, chacune se croyait seule à souffrir. J’en avais par-dessus la tête. Qu’elles s’en aillent, puisqu’elles ne sont pas contentes et se tirent d’affaire sans nous. Ma belle-fille me calmait. J’avoue qu’elle a plus de patience que moi. Ces pauvresses que j’aurais voulu mettre à la porte, elle les laissait dire gentiment, elle essuyait leurs larmes, elle les consolait comme des enfants. Je ne sais pas comment elle fait, c’est à peine si elle parle et cependant elle a une façon de sourire à laquelle il est impossible de résister. Et avec cela, quand elle s’est mis quelque chose dans la tête, il n’y a pas moyen de la faire changer d’avis. C’est ainsi qu’elle s’est entêtée à donner sa jolie chambre aux plus misérables de la bande, la chambre que Martin a fait mettre à neuf pour son mariage. J’eus beau me fâcher. Elle tint bon sous prétexte que Notre-Seigneur était mort pour ces va-nu-pieds. Et pour toi aussi, nigaude. Là-dessus, voici Mme de Bois-Sombre qui intervient de son air pincé : « Vous voyez bien, madame, qu’Agnès veut achever l’œuvre du bon Dieu, en nous faisant souffrir davantage. » Ah ! cette voix aigre-douce et ces yeux mauvais ! Vous pouvez penser si ma colère mit du temps à changer d’adresse. « Vous avez raison, madame, lui répondis-je ; en vérité, Agnès a bien des façons de remplacer le bon Dieu. » Les Bois-Sombre n’ont pas le sou. Agnès habille leurs enfants des pieds à la tête et pourtant cette mijaurée avait le front de se moquer de ma fille. Elle trouve sans doute que la Clairière n’est pas assez bien pour elle. Je ne suis pas noble, quoique, après tout, haute bourgeoisie vaille noblesse, mais on ne m’en impose pas avec ces grands airs.

Il y avait toujours du monde sur le banc devant la maison et sur la terrasse d’où l’on domine la ville. Tout ce monde avait les yeux fixés sur le même point, sur ce rideau de ténèbres qui nous empêchait de voir nos maisons. Plusieurs restaient là des heures entières, priant à genoux. Pour moi je n’aurais pas pu. De temps en temps, à chaque minute libre, je courais à la terrasse voir s’il n’y avait rien de nouveau, et je rentrais aussi vite que j’étais venue ; je serais devenue folle si je m’étais arrêtée à regarder ce tableau désespérant et à sonder ce mystère. Je ne pouvais même pas prier comme tant d’autres. Je me contentais de mes dévotions ordinaires et je n’ai pas besoin de vous dire que la pensée de mon fils ne me quittait pas. Mais exprimer, même par une prière tous les sentiments qui me déchiraient le cœur, non, je n’aurais pas pu. La tête me tournait dès que je m’abandonnais à mes réflexions. J’envie ceux qui peuvent mettre le bon Dieu dans leurs confidences, et tout lui dire comme à un ami. Pour moi, cela me dépasse. Nous ne sommes pas tous bâtis de la même façon. Je faisais de temps en temps un grand acte de confiance et je me remettais plus vivement au travail.

Plusieurs de ces jeunes femmes m’étonnaient par leur courage et par leur résignation souriante. Une larme furtive, un petit mot gentil en passant et on travaillait de plus belle. Elles m’enlevaient les corvées les plus pénibles. « Laissez-nous faire, madame, nous avons l’habitude. » Les heures coulaient ainsi. Nous avions fait en sorte que chacune, à tour de rôle, eût une couchette pour se reposer. Le matin venu, leur première pensée était de courir à là fenêtre, dans l’espoir que les ténèbres se seraient enfin dissipées. Et bientôt, le même cri partait de toutes les lèvres, le même geste crispait les mains désolées. Pas de parole. À quoi bon ! Nous savions bien ce qu’elles avaient vu.

Une d’elles, la femme de Riou, m’avait touchée plus encore que les autres par sa douceur et son dévouement silencieux. Son lit était près du mien. Elle ne dormait guère plus que moi et souvent je la voyais qui se levait, sans bruit pour courir à la fenêtre. Puis elle revenait lentement et se recouchait en étouffant un long soupir, toujours le même. Pourtant elle ne perdait pas confiance. Peu à peu une sorte d’entente affectueuse s’était établie entre nous deux. Nous nous comprenions. Si l’une était occupée et l’autre libre, celle-ci descendait vite sur la terrasse en jetant à l’autre un regard qui voulait dire : j’y vais. Quand c’était Mme Riou qui allait voir, je lui faisais signe de la tête, comme pour lui dire : oui, et elle me répondait par un sourire plein d’espérance. Pauvre espérance, hélas ! je le savais trop. Quand elle me revenait toute triste et les yeux mouillés : « Je te l’avais bien dit, ma petite », lui faisais-je, mais elle : « Ce sera pour la prochaine fois, madame », et vivement elle s’essuyait les yeux avec son tablier.

Nos enfants du moins étaient au bonheur. La vieille sœur Mariette — nous l’appelions ainsi parce que son nom : Marie de la Consolation, est trop long — était chargée de les surveiller. Environnée de cette marmaille, la bonne fille rayonnait de sérénité. On ne la voyait jamais sur la terrasse parmi les groupes qui regardaient du côté de Semur. Et sans doute, elle aimait bien son couvent et son hôpital, mais, que voulez-vous, elle n’avait laissé là-bas ni un fils, ni un mari. « Le bon Dieu fera ce qu’il voudra, répétait-elle pour nous consoler, et ce sera bien. » Évidemment, elle avait raison, mais enfin qui nous assurait qu’il ne plairait pas à Dieu de détruire notre ville, de nous ruiner toutes et peut-être de faire périr ceux que nous aimons ? « Ma sœur, lui répondais-je parfois avec un peu d’humeur, nous ne sommes pas des religieuses, nous autres, et nous tremblons pour les vies qui nous sont chères. » Mais rien ne l’aurait fait sortir de son calme. « Voilà soixante ans que je sers le bon Dieu, disait-elle, et il m’a tout enlevé. » Elle souriait en disant ces choses atroces. À moi du moins, Dieu n’a pas tout pris. Fallait-il maintenant pour que je devinsse sainte, qu’il m’enlevât ceux qui me restaient encore ? Et sœur Mariette continuait : « Voilà ce qu’il m’a donné en revanche. » Là-dessus, elle rassemblait tous ces petits, en grappe, autour d’elle et leur racontait l’histoire du bon Pasteur. La brise jouait suavement dans les branches, les petites mains immobiles laissaient tomber leurs bouquets de pâquerettes, et la voix paisible de la vieille sœur ressemblait à une musique céleste. On pleurait pourtant à vingt pas de là et de pâles figures scrutaient anxieusement le nuage noir qui couvrait Semur.

Quelques femmes revenaient du camp et déposaient sur le seuil leurs corbeilles vides. « Rien de nouveau ? » leur demandions-nous, et leurs larmes seules nous répondaient.

Au beau milieu de la nuit qui précéda notre délivrance, il se fit soudain un grand tumulte dans la maison. Nous nous levâmes toutes précipitamment, partagées entre l’espoir et la défiance. Le bruit venait de la chambre où était la mère Julie. Il faut que je vous dise que cette Julie est une dévote à tous crins, toujours fourrée à l’église, au demeurant moins que scrupuleuse dans son petit commerce. C’est Jacques Richard, son vaurien de fils, qui nous a mis dans le pétrin où nous sommes, en réclamant plus haut que personne la fermeture de la chapelle Saint-Jean. Depuis que nous étions à la Clairière, la mère Julie, se disant malade, avait pris pour elle la meilleure chambre et le meilleur lit, et, sans plus bouger de là, s’était montrée, pendant ces deux jours, d’une exigence intolérable. Il ne lui manquait plus vraiment que d’interrompre notre pauvre sommeil et de mettre la discorde parmi nous.

C’était, près de son lit, une agitation extraordinaire. « Une vision, elle a eu une vision, criaient plusieurs voix éperdues, elle a vu les anges. » D’autres, la croyant prise d’une attaque de nerfs, lui frottaient les tempes avec du vinaigre ou allaient chercher une tasse de tilleul. Cependant la mère Julie commençait à se remettre et nous détaillait son rêve : des anges, en robe de satin blanc pailletée d’or ; des rubis autour du cou, des ailes d’aigle en plumes de paon, que sais-je encore ? et toutes ces pauvres têtes se penchaient sur elle, buvaient ses paroles avec une curiosité passionnée. Les anges avaient assuré qu’ils reviendraient pour nous reconduire en triomphe dans notre ville, lorsque tous les hommes auraient promis de se convertir, toutes les femmes d’aller à la messe et de faire maigre le vendredi. On la croyait, on promettait tout et plus encore. C’était du délire. Seule, Mme Martin restait calme et silencieuse. Elle avait pitié de ces femmes, mais visiblement elle ne partageait pas leurs transports. J’aurais voulu qu’elle parlât ; mais, comme elle se taisait, je crus nécessaire d’intervenir : « Mère Julie, dis-je, et vous aussi, mes bonnes femmes, nous sommes au milieu de la nuit et il nous faut prendre encore un peu de repos si nous voulons avoir assez de forces pour le travail qui nous reste à faire. Ce n’est pas ma fille ni moi qui vous empêcherons de promettre à Dieu ce que vous voudrez. Mais pour l’instant, calmez-vous et allez dormir. Les saints anges n’y voient sans doute pas de difficultés et en tout cas le bon Dieu vous le permet. »

On ne m’obéit pas sans difficulté, mais enfin, peu à peu, la maison rentra dans le silence. Pour moi, il ne m’était plus possible de dormir. Je me levai avec aussi peu de bruit que possible et j’allai m’asseoir sur le petit banc devant la porte. Rien n’était encore visible. C’était mieux ainsi, car je n’avais plus la force de rien regarder. Je respirais à pleine bouche l’air frais du matin, et, quand j’entr’ouvrais les yeux, je saluais, avec délices, le pâle bleu qui commençait à s’insinuer dans les ténèbres. Lentement je sentais tout mon être se détendre. Une étrange douceur me pénétrait. Enfin les larmes vinrent sans effort, sans souffrance, moi qui croyais n’avoir plus de larmes, moi qui n’avais pas pleuré une seule fois depuis ces trois jours. À ce moment je reconnus Agnès qui s’était blottie contre moi, sans que je l’eusse entendue venir.

« Vous pleurez, mère, me dit-elle.

— Ne t’inquiète pas, lui répondis-je, ce sont des larmes de tendresse. On dirait qu’un des anges de la mère Julie a mis sa main sur mon front.

— Oh ! mère, alors vous croyez, vous aussi, que le bon Dieu nous envoie des anges avec des colliers de rubis et des ailes en plumes de paon. Non. C’est quelqu’un de nos bien-aimés qui a posé ses fraîches mains sur vos yeux ! » En disant cela, elle m’attirait sur son cœur et me baisait longuement les yeux. Il m’est arrivé d’être dure pour la femme de mon fils, mais pas toujours et, Dieu le sait bien, sans avoir voulu être méchante. Les anges ne m’ont jamais frôlée de leurs ailes, mais je sais bien que leurs caresses ne peuvent pas être plus douces que les siennes.

« Que Dieu te bénisse, mon enfant, lui dis-je.

— Vous êtes si bonne ! répondit-elle. C’est vous qui me donnez du courage. Et maintenant ma résolution est prise. Il faut que je descende, que je dise à Martin le projet que j’ai dans le cœur. »

Il faisait presque jour maintenant. Je la regardai et je reconnus vite en elle cet air de décision inflexible qu’elle prend quelquefois. « Que veux-tu faire, ma fille ? Prends garde et ne risque pas le bonheur de mon fils en allant à quelque danger. Il t’aime plus que tout au monde.

— Il vous aime tant aussi, ma mère, dit-elle.

— Oui, oui, répondis-je, il aime sa mère, mais pas comme toi. » J’étais forte maintenant et je regardais enfin sans la moindre révolte cette vérité qui m’avait fait tant souffrir. J’ai eu mon jour aussi, mais il est passé. Que la volonté de Dieu soit bénie ! Je ne pensais plus qu’à leur amour à tous deux, qu’au besoin qu’ils ont l’un de l’autre.

« Encore une fois, prends garde, ma fille, ne risque pas le bonheur de mon fils. »

Elle s’était levée déjà, légère et souriante. Elle me baisait les mains pour me dire adieu.

« Je pars, je vais lui porter du linge et des provisions et je lui dirai que vous ne faites que penser à lui.

— Mais tu es folle. Ces gros paniers sont trop lourds pour toi.

— Non, non, je suis forte. J’ai honte de ne pas l’avoir fait plus tôt. »

Que pouvais-je dire ? Les autres porteuses se préparaient à descendre. J’aidai vivement Agnès à remplir sa corbeille où je disposai moi-même un peu de linge fin parfumé de lavande. Cela ferait plaisir à mon fils qui verrait bien que cela venait de moi. J’aurais voulu faire une partie du chemin avec ma fille en prenant ma part du fardeau. Mais c’était trop pour ma faiblesse. Après un dernier adieu, je revins m’asseoir sur le petit banc.

J’avais la tête libre maintenant et je laissais leur cours à mes réflexions. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien vouloir dire ? Certes on avait eu grand tort de fermer cette chapelle, et de priver les malades de la sainte messe. Mais quoi ! Dieu n’avait-il pas toléré de plus graves scandales sans intervenir ? Et cependant l’outrage fait à ces pauvres religieuses ne criait-il pas vengeance ? Au milieu de ce monde méchant, il ne reste guère à l’Église et au bien qu’une poignée de pieuses femmes. N’est-il pas naturel que les saints du ciel descendent du ciel pour les soutenir contre les lâches qui les persécutent ? Oui, c’était bien cela. Maintenant, j’en étais sûre.

La colère du ciel châtiait notre ville ingrate ; nos morts nous invitaient à réparer l’injustice commise contre les sœurs.

Après l’alerte de la nuit, on se leva tard, ce matin-là, à la Clairière. La fièvre des jours précédents avait fait place, chez toutes, moi comprise, à une sorte de quiétude engourdie. On allait moins souvent regarder sur la terrasse. Moi-même j’avais fini par m’asseoir, à côté de la sœur Mariette, le dos tourné à Semur et ne pensant plus à grand’chose. Le bonheur nous vient souvent quand nous l’attendons le moins. Ayant par hasard et machinalement tourné la tête, que ne vis-je pas soudain devant moi ! Semur, notre Semur, les tours de la cathédrale, les maisons, toute la ville en pleine lumière. Je poussai un grand cri. Tout le monde courut aux fenêtres, on descendit sur la terrasse. Plus de doute, plus de doute, le brouillard avait disparu, notre épreuve était finie.

On m’a dit depuis qu’à peine revenue de ma première stupeur triomphante, j’avais couru — couru, moi, pauvre vieille ! — à toutes jambes vers la ferme, donnant l’ordre d’atteler au plus vite toutes les charrettes pour ramener à Semur tous les malades et les enfants. Nos hommes seront tous fous de fatigue et d’émotion — avais-je pensé — rien ne leur fera plus de bien que la vue de leurs femmes et de leurs enfants. J’avais suivi mon instinct, mais j’ai su depuis par mon fils que cette idée était bonne. Quand ils entendirent les lourdes charrettes de la ferme, quand ils virent reparaître leurs femmes et leurs enfants que je ramenais dans leurs bras, ces malheureux eurent presque autant de joie que, deux heures auparavant, lorsqu’ils avaient appris leur propre délivrance.