La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 10

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Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 271-299).


CHAPITRE X

FIN DU RÉCIT DE M. LE MAIRE


Le lecteur a pu lire les divers récits que j’ai demandés à des témoins oculaires pour compléter mon rapport, et sait maintenant ce qui s’est passé devant Semur et à la Clairière pendant que M. le Curé et moi nous reprenions possession de la ville. Sauf quelques divergences peu importantes, les autres témoignages que j’ai recueillis confirment de point en point ces divers récits. On s’accorde notamment à reconnaître que peu après notre départ, à M. le Curé et à moi, une étrange somnolence s’était appesantie sur tout le monde, et, de son propre aveu, sur M. de Bois-Sombre lui-même. Ils dormaient pendant que nous achevions de remplir notre dangereuse et solennelle mission. Les cloches de la cathédrale les réveillèrent et tous se levant d’un même bond virent soudain reparaître devant eux les remparts et les maisons de Semur qui se dessinaient sur le bleu du ciel. L’air était parfaitement calme, mais, très au-dessus des tours de la cathédrale, un vent terrible déchirait, effaçait les derniers flocons du sinistre brouillard.

Un brusque saisissement de joie les tint immobiles pendant quelques secondes, mais déjà, en dépit de M. de Bois-Sombre qui tâchait de les arrêter, ils se ruaient en désordre vers la porte Saint-Lambert, lorsqu’un cri perçant les arrêta net. Au même instant deux formes s’écroulaient, l’une près de l’autre, à deux pas de la porte. C’étaient, comme vous savez déjà, Paul Lecamus et Mme Martin. Comme on s’empressait autour d’eux, je franchissais moi-même la porte Saint-Lambert. Ma femme était là, étendue, blanche comme une morte. Je ne vis même pas Paul Lecamus. Que m’importait maintenant la délivrance de Demur ? Me faudrait-il la payer si cher ? Je fis porter ma femme chez moi où peu à peu elle revint à elle-même. Elle fut ainsi la première à rentrer dans Semur. Quant à Paul Lecamus, il n’avait plus besoin de rien. « Il est parti, il a rallié l’armée en marche », dit le docteur qui a jadis servi dans les camps. On lui ferma les yeux, on lui couvrit la figure, et la foule défilant devant ce cadavre, rentra sans désordre dans la ville.

Une fois tranquille sur la santé de ma femme, de nouvelles responsabilités pesaient sur moi. Si vous croyez qu’après ces trois jours d’angoisse et de privations le maire de Semur n’avait pas à veiller pour maintenir l’ordre, c’est que vous n’avez pas comme lui l’expérience des hommes et des revirements populaires. Par une détente naturelle, ils avaient déjà tout oublié et ne pensaient qu’au plaisir. Si je n’avais pas fait bonne garde, dans quelles orgies n’auraient-ils pas noyé les dernières traces de ce qui ne leur semblait plus qu’un mauvais rêve !… j’envoyai donc des messagers à la Clairière pour ordonner le retour immédiat des femmes et des enfants, et réunissant autour de moi les plus considérables de mes concitoyens, j’en détachai quelques-uns à la porte des principaux cabarets, leur enjoignant d’empêcher tout rassemblement séditieux. D’autres furent chargés de faire en patrouille le tour de la ville pour veiller à la même fin. Je supputais avec impatience le moment où les femmes nous reviendraient enfin. Une fois là, je savais bien que tout rentrerait dans l’ordre. Mais il leur fallait bien au moins quatre heures, et c’était long. Quelle ne fut donc pas ma joie d’entendre soudain sur la route un bruit de roues qui se dirigeait vers la ville ! Je montai au haut de la tour Saint-Lambert d’où je distinguai Bientôt la plus extraordinaire des processions. Voitures à bras, lourdes charrettes, tout ce qu’on avait pu trouver de véhicules, soit à la Clairière, soit aux environs, nous arrivait au galop. Puis ce fut une délicieuse confusion de mouchoirs agités, de cris, de rires et de cantiques.

Sous les lourdes bâches et sous les ombrelles de pampre qu’on avait disposés pour les préserver du soleil, de joyeuses têtes d’enfants paraissaient et disparaissaient tour à tour, comme font les oiseaux au bord de leur nid. Que vous dirai-je ? Nous avions pourtant dominé les terreurs atroces de ces derniers jours, et maintenant nos forces nous échappaient. Pleurant, riant, tremblant d’émotion, nous descendîmes à leur rencontre. Une immense fierté me gonfla le cœur, quand je vis ma mère se lever sur la première charrette et me montrer tous ces petits êtres qui s’agitaient autour d’elle. « Mon fils, me dit-elle, voici le dépôt que tu m’avais confié, et, avec ces enfants, la bénédiction du Ciel. — Que Dieu te bénisse, ma mère », criai-je. Je lui baisai la main et tous les hommes qui étaient là firent comme moi.

Oh ! la joie de cueillir par brassées, toutes parfumées de l’air des champs, toutes chantantes comme des oiseaux, ces belles fleurs du paradis ! Nous les prenions par grappes de deux ou trois et nous les mangions de caresses avant de les remettre par terre. Une fois libres, ils s’envolaient à tire-d’aile, semant, sur leur route, la paix et la joie. En les voyant venir, les hommes oubliaient leur fièvre et les pensées mauvaises qui, peut-être, montaient en eux. C’étaient de nouveaux cris, de nouveaux rires, de nouvelles caresses ; puis, bien vite, ils repartaient, chacun d’eux pressé de retrouver sa maison. C’était bien ainsi, car s’ils n’étaient pas rentrés les premiers chez eux, la plupart de ces pauvres femmes auraient hésité avant de franchir le seuil, terrifiées par la pensée de ce qui s’était passé là pendant leur absence. L’innocence des tout-petits réconciliait le ciel et la terre. Moi-même, vous le dirai-je, j’éprouvais encore une vague crainte en rentrant chez moi, et je ne fus pleinement tranquille que lorsque mon petit Jean, me prenant par la main, m’eut fait faire, chambre par chambre, le tour de toute la maison.

Avant la nuit, les deux tiers de la population étaient revenus. La foule se pressait dans la Grand’Rue et devant la cathédrale grande ouverte et illuminée. Mais, grâce aux précautions prises, nous n’eûmes à regretter rien de fâcheux. Assis à ma fenêtre, je me félicitais de ce résultat, quand je vis sortir de la maison ma mère et ma femme, encore toute pâle et défaillante, qui tenait par la main notre petit Jean. Elles se rendaient à la cathédrale pour remercier Dieu de notre délivrance. Elles se détournèrent un instant vers moi et me firent signe, mais sans me demander d’aller avec elles, les chères femmes. Comme j’ai toujours respecté leurs opinions, elles respectent les miennes. Mais leur silence même me remua plus que n’auraient fait les paroles les plus suppliantes. Une inspiration soudaine me vint au cœur. Je n’avais pas encore laissé mon écharpe municipale, cette écharpe aux couleurs glorieuses qui avait été, pendant ces jours de trouble, le drapeau de la sécurité et de l’ordre. Muni de cet insigne, qui faisait de moi le représentant officiel de la commune, je descendis, tête découverte, sur la place, et je m’avançai, à quelque distance de ces dames, d’un pas lent et solennel. Je ne dis pas une parole, mais la vive intelligence de mes concitoyens devina en un clin d’œil ce que je me proposais de faire. Un à un, tous se découvrirent et vinrent se ranger derrière moi. De mémoire d’homme on ne vit jamais pareille procession dans les rues de Semur. Notre épuisement à tous, nos yeux d’insomnies et nos figures ravagées ajoutaient encore à la solennité du spectacle. J’ai su depuis par M. le Curé que nos pas lourds mais décidés, résonnant sur le parvis de la cathédrale, firent courir un frisson à travers la foule des femmes qui nous avait précédés dans l’église. Nous entrâmes au moment où on allait exposer le Saint-Sacrement. Avec la merveilleuse vivacité de leur instinct, toutes les femmes comprirent aussitôt notre pensée. Elles s’écartèrent pour nous laisser un chemin jusqu’au sanctuaire et se replièrent en cercle derrière nous. Ayant placé le Saint-Sacrement sur l’autel, M. le Curé entonna le Te Deum sans plus attendre. D’une seule voix, mâle et vibrante, toute la ville continua l’auguste cantique, réveillant les échos de ces vieilles voûtes qui, depuis tant de siècles n’avaient pas répondu à de tels accents. Vaincues par une joie trop forte pour elles, les femmes ne nous accompagnaient qu’avec leurs sanglots.

Je n’ai jamais rien vu de comparable à la frénésie d’enthousiasme qui nous salua sur la place quand nous sortîmes de la cathédrale. Toutes ces femmes se précipitaient autour de moi, s’emparant de mes mains qu’elles couvraient de leurs baisers et de leurs larmes et appelant sur ma tête les bénédictions du Ciel. J’entendis une jeune femme qui criait : « Le bon Dieu n’est pas habitué à des chants pareils et les saints du paradis en doivent être joliment surpris. » Et une autre : « Ah ! ce n’est pas comme nos petites voix à nous qui, sans doute, s’arrêtent à moitié chemin. »

Je souriais à ces excès de l’imagination populaire. Au demeurant, comment ne pas reconnaître la justesse de cette idée ? Assurément, cette soumission de nos intelligences d’hommes avait dû toucher le ciel d’une façon particulière. Une femme en prières, cela va de soi et n’a rien de rare : mais notre action de grâces à nous, hommes de sens et de réflexion, voilà qui avait un sens et une réelle portée. Nous nous séparâmes lentement, pénétrés de la solennité de ce que nous venions de faire, heureux d’avoir réjoui la terre et le ciel.

Le lendemain matin, grand’messe à la cathédrale. Toute la ville était là. Ceux qui n’avaient pu trouver de place à l’intérieur s’entassaient à genoux sur le parvis et jusqu’au milieu de la place. Ce fut très beau, mais au dire de plusieurs, moins saisissant que le Te Deum de la veille. Après quoi chacun retourna à ses occupations ordinaires et Semur reprit son existence de tous les jours.

On aurait pu croire que cette ville, où venaient de se passer des choses si extraordinaires, en resterait marquée pour longtemps. Ces rues, encombrées pendant trois jours et trois nuits par de si mystérieux visiteurs, garderaient assurément quelque empreinte de leur passage. La vie de Semur allait se distinguer par je ne sais quelle gravité de la vie des autres villes ; enfin, chacune de ces familles, pour le salut desquelles les morts étaient sortis de la tombe, proclamerait par une complète métamorphose la réalité bienfaisante d’un semblable privilège. Eh bien, non ! Il n’en fut rien. Vous aurez de la peine à me croire, mais il est trop certain que cette merveilleuse interruption de notre vie ordinaire fut bientôt comme si elle n’avait jamais été. Moins de vingt-quatre heures après avoir réintégré leurs maisons, la plupart avaient à peu près oublié qu’ils en avaient été bannis pendant trois jours. Et moi-même qui vous parle et qui certes ne suis pas dénué d’imagination, j’ai besoin parfois d’entrer dans la chambre de ma femme, de voir et de toucher la branche d’olivier sur le portrait de ma petite Marie, pour m’assurer que tout cela ne fut pas un rêve et pour retrouver quelque chose de l’impression dont j’étais rempli lorsque je rentrai tout bouleversé dans ce sanctuaire. J’ai laissé le bureau de mon grand-père au milieu de mon cabinet de travail, mais je m’y suis vite habitué et je ne m’aperçois même plus qu’il est là. Rien de changé. Les choses ont repris leur train journalier et j’ai de la peine à croire que de cette maison, moi et les miens, nous avons été chassés, qu’à la place où nous sommes, des hôtes invisibles sont venus s’installer pendant trois jours. Les choses ont repris leur train journalier ; elles vont comme si elles ne devaient jamais finir. Nous savons bien pourtant qu’elles finiront ; mais, pour le savoir, en sommes-nous plus émus ? Alors pourquoi trouver surprenant que cet autre mystère ait bientôt cessé de nous émouvoir. Encore peu de jours, nous le savons, et comme eux nous ne serons plus que des ombres. Puisque ces fantômes de demain nous font si peu réfléchir, pourquoi les fantômes d’hier nous impressionneraient-ils davantage ? L’homme est ainsi fait. Pendant quelque temps, il y eut plus de monde à l’église le dimanche et Semur entendit moins de blasphèmes. C’est triste à dire, mais ce changement n’a pas duré et moi-même je suis bientôt revenu à mon scepticisme d’autrefois.

Je n’ai certes rien relâché de l’amitié fraternelle qui s’est nouée entre M. le Curé et moi au cours de nos communes épreuves. Je le tiens plus que jamais pour un prêtre admirable, d’une noblesse, d’une droiture et d’une vertu sans pareilles. Toutefois, comment ne pas reconnaître qu’il faudrait une crédulité héroïque pour accepter sans résistance les dogmes qu’il nous propose ? Je vois bien que plusieurs passent aisément par-dessus les difficultés de la foi chrétienne, ma femme, par exemple, qui fait, les yeux fermés, un acte de foi à tout ce que M. le Curé lui propose. « Tu es plus intelligent que moi, me dit-elle souvent, et je ne saurais que répondre à tes objections. Il y a même dans le catéchisme certains points qui me font de la peine, mais enfin j’accepte tout, puisque l’Église le veut ainsi. » Elle raisonne en femme et ce n’est pas moi qui lui en ferai un reproche. Quant à mon ami de Bois-Sombre, il est encore plus expéditif. « Ma foi, dit-il, la vie est trop courte pour raffiner sur tous les détails. J’ai vu de mes yeux le bien que fait l’idée religieuse. L’expliquer et la défendre n’est pas mon affaire. Si M. le Curé venait me faire la leçon sur un point de tactique militaire ou s’il critiquait la façon dont vous gérez vos vignobles, nous le renverrions à sa sacristie. Et de même les choses de la foi le regardent. Je ne me mêlerai pas de son métier. » Félix de Bois-Sombre est un excellent homme, mais il a une philosophie de traîneur de sabre. Pour moi qui ne suis ni femme ni soldat, je reste hésitant et je demande plus de lumière. Au demeurant, il va de soi qu’aussi longtemps que je serai maire de Semur non seulement je tiendrai la main à ce que personne ne soit inquiété dans la pratique de sa religion, mais encore je fraterniserai de mon mieux avec les catholiques pratiquants.

Mais garderai-je longtemps la confiance de mes concitoyens ? Un événement assez ridicule, qui s’est produit il y a quelques jours, me laisse des doutes sur ce point. Vous vous rappelez que le jour de la délivrance de Semur, au moment où nous allions sortir de la ville, nous avions été arrêtés par les gémissements d’un pauvre homme laissé seul à l’hôpital pendant ces trois jours. Vous n’avez pas oublié non plus que celui-ci ne s’était aucunement douté de notre mystérieuse aventure. Imaginez donc que, par suite de machinations, passablement obscures, cet individu devint comme un instrument redoutable entre les mains de la cabale qui avait juré de nous faire rapporter la mesure prise par le Conseil municipal au sujet de la chapelle de Saint-Jean. C’était là, disait-on, ce qui avait attiré sur nous la colère du ciel, et, pour éviter une nouvelle catastrophe, on demandait à cor et à cri que la messe quotidienne fût rendue aux malades de l’hôpital. Jacques Richard menait la campagne, dûment appuyé par la sottise des foules. Pour moi, dès le premier jour, j’avais clairement manifesté ma ferme intention de ne pas céder sur ce point. Je trouvais très irritant qu’on fît tant de bruit pour si peu de chose. Ces hommes auraient vendu leur âme pour quelques sous. Ils avaient vécu comme des brutes, insultant la religion et les prêtres, fermés à toute pensée généreuse, mais de tout cela, ils n’avaient cure. C’était moi, le seul coupable, c’était pour venger mes crimes que les morts étaient sortis de la tombe. Et quels crimes, juste ciel ! Une petite messe de moins dans une chapelle de couvent. Prêter à Dieu de si misérables rancunes, en vérité n’était-ce pas le comble de la superstition et du blasphème ? J’épanchais ma bile devant M. le Curé, un peu amusé de mon éloquence. Au fond, je crois bien qu’il n’était pas moins indigné que moi. Ce fanatisme stupide lui faisait peine, mais c’est un homme que rien ne met en colère.

« Ils auront raison de vous, mon ami, me disait-il.

— Jamais, criai-je. Avant cette campagne, j’aurais pu céder, mais venir me dire que les portes de la ville ont été ouvertes, que le ciel s’est montré à nous et que l’Être suprême a dérogé aux lois de sa providence, uniquement pour endosser les réclamations d’une poignée de nonnes et permettre à quelques malades d’entendre la messe chaque matin, non, jamais, je n’admettrai une absurdité pareille.

— Sans doute, sans doute, répondait M. le Curé ; vous verrez pourtant qu’ils auront le dernier mot. »

Ma colère redoubla à l’entendre parler ainsi ; mais, pour comble d’ennui, ne voilà-t-il pas que ma mère elle-même vint un beau matin me donner l’assaut. « Il y a du nouveau, disait-elle secouée par une agitation fébrile ; tout s’est éclairci. Il paraît que Pierre Plastron qui est resté à l’hôpital pendant notre exode, a vu et entendu des choses merveilleuses. La sœur Geneviève vient de me l’apprendre. Pierre Plastron s’est entretenu avec notre saint patron lui-même, saint Lambert, et il a reçu de lui des instructions au sujet d’un pèlerinage…

— Pierre Plastron, m’écriai-je, en frappant du poing sur la table, non, c’est par trop fort ! Pierre Plastron n’a rien vu du tout. Il ne s’est même douté de rien, et, le matin du dernier jour, il ne songeait qu’à se plaindre de la négligence des religieuses.

— Mon fils, me dit-elle avec un air de reproche, que t’ont fait les bonnes sœurs ? Pourquoi prends-tu de travers tout ce qui les touche ?

— Je me moque bien des sœurs ! Je te répète, ma pauvre maman, que Plastron n’a rien vu, ni rien entendu. Demande plutôt à M. le Curé. »

Elle me répondit d’un ton plus sévère :

« Je te crois toujours, mon enfant, excepté lorsque tu te laisses aveugler par tes préjugés. Quant à M. le Curé, tout le monde sait que le clergé est souvent jaloux des bonnes sœurs. »

Allez croire, après cela, à la justice des hommes ! Quelques heures plus tard, la ville entière ne parlait plus que de la fameuse révélation. Pierre Plastron avait vu et entendu des choses merveilleuses. Les saints lui avaient tout expliqué. Saint Jean lui-même était descendu parmi nous pour prendre la défense des pauvres sœurs et, si nous refusions de nous convertir, nous serions précipités, pieds et mains liés, dans les fournaises d’enfer. Quant à moi, vous pensez bien que je figurais en belle place, dans la liste des coupables qui parut, dès le lendemain, avec cent autres niaiseries du même goût, dans l’Étoile de Semur.

Dans un état d’exaspération que vous comprendrez sans peine, je courus chez M. le Curé et le suppliai de confondre cette imposture, du haut de la chaire et de rétablir les faits tels que lui et moi nous les connaissions.

« À quoi bon ? me répondit-il en secouant la tête.

— Comment, à quoi bon ? Mais ce sont des mensonges, une traînée de mensonges forgés de toutes pièces par Pierre Plastron, à moins que les sœurs elles-mêmes…

— Calmez-vous, mon cher ami, me répondit-il. En êtes-vous encore à apprendre le penchant que nous avons tous à nous illusionner nous-mêmes ? Ni les sœurs ni Pierre Plastron, personne n’aura voulu, n’aura cru mentir. Que cet homme soit resté à Semur en chair et en os, pendant les trois jours, n’y a-t-il pas là de quoi mettre en branle les imaginations les plus paresseuses. Moi-même, quand j’y pense, je ne puis m’empêcher de battre un peu la campagne. Sans penser à mal, et même en vue de nous édifier tous, les sœurs l’auront pressé de questions : « Voyons, Pierre, réfléchissez donc, essayez de vous rappeler. Vous avez dû voir ceci, puis cela. » Et secondé de la sorte, Pierre, aura fini par se rappeler tout ce qu’on aura voulu, et beaucoup plus encore.

— Tonnerre ! criai-je à bout de patience, mais vous savez bien que tout cela est faux, archifaux, et cependant vous ne voulez pas leur dire la vérité. »

Il me répondit, une fois encore, que cela ne servirait de rien. Peut-être avait-il raison, mais, pour ma part, si je l’avais pu je serais monté en chaire et j’aurais contredit, un à un, tous ces mensonges. Je m’en expliquai du moins sans ambages à qui voulut m’entendre, mais on ne me croyait pas. « Les meilleures gens ont leurs préjugés, disait-on. M. le Maire est un excellent homme, mais, que voulez-vous ? après tout, il n’est qu’un homme. »

En plusieurs quartiers du reste, la prétendue révélation fit long feu. On s’en amusa beaucoup et d’autant plus que Pierre Plastron est connu pour un assez pauvre sire. Je crois que M. le Curé aurait été bien inspiré de montrer plus de courage et de couper court à cette fable ridicule dont la diffusion acheva de dissiper la terreur salutaire qui avait secoué les plus incrédules.

« Ma foi, ricanait Félix de Bois-Sombre, le grand saint Lambert n’est pas difficile. La bizarre idée qu’il a eue de choisir pour confident un Pierre Plastron !

— Monsieur de Bois-Sombre a tort de rire, répondait ma mère, en armes sur ce point contre tout le monde, même contre moi. Dieu choisit souvent les fous pour confondre l’orgueil des sages. »

Mais Agnès, ma chère femme, était là du moins pour me consoler. « Mon ami, me disait-elle, laisse le grand saint Lambert et les paroles qu’on lui prête. Ce sont d’autres saints qui nous ont visités, et avec d’autres pensées au cœur pour toi et pour moi. »

Ce dernier incident était oublié tout à fait lorsque nous allâmes, Agnès et moi, porter des fleurs sur nos tombes, pour le jour des morts. Parmi les autres croix familières, une que je n’avais pas encore vue brillait au soleil. Sur la pierre qu’elle dominait, étaient inscrites ces paroles :

À PAUL LECAMUS
PARTI
Le 20 juillet 1875
AVEC LES BIEN-AIMÉS

Au-dessous de l’inscription, on avait gravé dans le marbre une petite branche d’olivier. Je pris les mains de ma femme, ces mains toutes pleines du parfum des violettes qu’elles venaient de répandre sur la tombe. Paul Lecamus n’a pas laissé de famille. Qui aurait ainsi pensé à lui sinon la chère créature qui l’aida de sa foi et de sa tendresse au moment où il s’apprêtait à rejoindre l’armée de nos bien-aimés ? Ma femme resta longtemps les yeux fixés sur la tombe puis elle me dit : « C’était notre frère : il dira à la petite Marie l’usage que nous avons fait de la branche d’olivier. »

FIN