La Ville noire/11

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 163-182).

XI


Tonine, ayant appris que Sept-Épées n’avait pas dit non, et que Gaucher commençait à tâter le terrain pour le mariage projeté, eut un nouvel accès de chagrin et pleura encore ; mais elle s’en cacha, même avec la Laurentis, et s’efforça de n’y plus penser.

Le lendemain, elle alla rendre visite à Rosalie Sauvière, une de ses plus chères compagnes qui s’était cassé un bras, et elle y rencontra le jeune médecin Anthime, celui qui avait soigné Audebert à la baraque. D’autres fois déjà, elle s’était retrouvée avec lui dans des circonstances analogues ; mais comme elle voyait bien dans ses yeux le goût qu’il avait pour elle, elle le tenait à si belle distance qu’il n’avait jamais osé lui parler d’amour. Ce jour-là, préoccupée et un peu abattue, elle ne remarqua pas qu’il restait plus que de besoin, et d’ailleurs elle ne pouvait croire qu’il osât lui faire la cour devant sa jeune compagne et devant la mère de celle-ci, qui était une femme très-estimée et très-religieuse ; mais à sa grande surprise M. Anthime lui prit la main et lui dit : — Mademoiselle Tonine, j’ai quelque chose de très-sérieux à vous confier, et il y a longtemps que j’en cherche l’occasion. C’est quelque chose de si honnête que la présence de madame Sauvière et de sa fille, loin de me gêner, me décide ; je les prends à témoin de mes paroles. Je suis amoureux de vous depuis le premier jour où je vous ai parlé, et depuis ce jour-là je vous ai vue faire tant de bien et j’en ai tant entendu dire de vous à tout le monde, que j’ai réclamé de mon père la permission de vous demander en mariage. Mon père est, vous le savez, un bon bourgeois philosophe dont le cœur répond à l’intelligence. Il a pris des informations sur vous et il a approuvé mon choix. Il n’est pas très-riche, mais je suis fils unique ; j’ai déjà une bonne petite clientèle et je suis un honnête garçon. Voulez-vous bien recevoir ma demande, y réfléchir quelques jours, prendre sur moi toutes les informations que vous jugerez nécessaires, et me rendre réponse le plus tôt possible, car je vais être bien inquiet et bien agité en attendant votre décision ?

Tonine fut si étourdie de cette déclaration et de la manière franche et respectueuse dont elle fut faite, qu’elle ne sut d’abord que répondre.

— Tu vois bien, ma fille, lui dit madame Sauvière, que monsieur te parle très-sérieusement, que c’est un grand honneur qu’il te fait, et, comme tu connais bien sa position et sa famille, je ne crois pas que tu aies de longues réflexions à faire.

— Je n’en ferai donc point, répondit Tonine, et lui dirai tout de suite que je le remercie et que je l’estime tout à fait pour son idée d’aimer une fille qui n’a que son honnêteté pour tout bien ; mais je ne veux guère me marier, et si je le voulais un peu, ce serait à la condition de ne pas quitter mon endroit, où j’ai de bons vieux amis et où je me regarde quasiment comme la fille à tous les honnêtes gens.

— En cela, tu as raison, reprit la Sauvière ; tu es la fille bénie et chérie des familles, la sœur de toute la jeunesse raisonnable, la mère à tous les pauvres petits enfants. Vous n’avez pas tort de vouloir d’elle, monsieur Anthime ; c’est l’honneur et le bonheur de la Ville Noire que vous nous enlevez ! Mais comme avant tout nous devons penser à ce qui lui est avantageux, ce n’est pas moi qui dirai un mot pour l’empêcher de monter au rang qui lui convient, et où je vous réponds qu’elle saura bien se tenir dans l’estime de tout le monde.

— Moi, je ne tiens pas au rang, dit Tonine, au contraire, je le crains beaucoup.

— Le rang d’un médecin, si rang il y a, répondit le jeune docteur, est pourtant celui qui convient le mieux à l’amie des pauvres.

— C’est vrai, monsieur, dit Tonine, mais je ne crois pas pouvoir quitter la ville basse. J’y ai été trop aimée pour me contenter de l’amitié que je pourrais trouver ailleurs. Il me faudrait devenir dame dans la ville haute, et j’y serais moquée comme ma pauvre sœur l’a été. Cet endroit-là, voyez-vous, ne me rappelle que des peines, et quand je suis forcée d’y aller, c’est bien à contre-cœur !

— Mais qu’à cela ne tienne ! s’écria Anthime ; si vous voulez rester ici, je m’y établirai, moi, et j’y serai plus utile qu’à la ville haute, où il y a plusieurs médecins, tandis que vous n’en avez pas un seul fixé parmi vous. Vous ne changerez donc rien à vos habitudes, Tonine, et vous aurez rendu à vos chers concitoyens un très-grand service.

Cette bonne réponse fit une certaine impression sur Tonine, et elle demanda seulement huit jours pour réfléchir.

— Moi, je ne vous demande pas le secret, lui dit M. Anthime en se retirant ; au contraire, je désire que vous consultiez vos meilleurs amis. Quelle que soit votre réponse, je ne me repentirai jamais d’avoir rendu hommage à une personne telle que vous.

Tonine fut si flattée de la conduite d’Anthime qu’elle ne lui refusa pas une poignée de main, et permit à la mère Sauvière et à sa fille de la féliciter, comme si elle était déjà madame la doctoresse. Elle était même un peu enivrée de l’événement quand elle retourna chez elle, et elle ne put se tenir de consulter Lise au plus vite. Lise enchantée courut avertir Gaucher, qui en sauta de joie. — Si c’était tout autre bourgeois, dit-il, je te tordrais le cou plutôt que d’y consentir. À cause de ce qui est arrivé à ta sœur, je suis contre ces mariages-là ; mais M. Anthime ! c’est bien différent : c’est le fils du plus brave homme qui existe, et lui-même est un homme de cœur, l’ami des pauvres comme son père ! Je l’ai vu auprès des malheureux. Il ne les plaint pas seulement, il les aime. Oui, oui, Tonine, c’est là le mari qu’il te faut, et Dieu envoie ce bonheur à ta famille pour la dédommager des chagrins que Molino lui a causés.

La journée se passa à consulter la Laurentis, l’ami Audebert et le vieux voisin Laguerre, qui tous furent de l’avis de Gaucher. Laguerre méprisait un peu la médecine ; mais, en voyant Anthime soigner gratis les pauvres de la Ville Noire, il avait été forcé d’estimer le médecin.

Cependant Sept-Épées pensait, de son côté, au riche mariage qui lui était pour ainsi dire offert, et il s’efforçait de l’accepter en lui-même. Il y a bien des tentations dans la fortune, surtout pour celui qui lui a immolé ses premiers rêves d’amour, et l’armurier ne se dissimulait pas que, quelques mois plus tôt, il n’eût guère hésité à suivre le conseil de Gaucher ; mais son goût pour Tonine était devenu une passion, et son image lui revenait à l’esprit avec tant d’insistance qu’il résolut d’aller la trouver, de lui dire ce qui se passait, et de lui sacrifier tout, si elle voulait être sa femme.

Il partit le soir même, et passa par la ville haute, où il avait affaire, de sorte qu’il n’arriva que vers dix heures à la Ville Noire. C’était une heure indue pour le parrain, et Sept-Épées, pensant bien le trouver endormi, entra sans bruit dans la maison pour ne pas le déranger. Il avait vu de la lumière à la petite fenêtre de Tonine ; il savait qu’elle veillait souvent jusqu’à minuit pour travailler à l’aiguille. Il monta à sa chambre, décidé à frapper à sa porte et à lui demander une explication pour le lendemain matin, car il savait bien qu’elle ne lui ouvrirait pas.

L’escalier du dernier étage était extérieur, taillé dans le rocher. Pour pénétrer chez Tonine, il fallait traverser la terrasse de quatre toises carrées où elle soignait ses pots de fleurs. Comme le sol en était encombré, Sept-Épées marcha avec précaution pour ne pas les heurter dans l’obscurité, et dans ce moment il entendit la voix de Lise qui prononçait son nom dans la chambre de Tonine. Il s’arrêta, curieux de savoir ce qui se disait là ; il s’assit sur la marche du seuil de cette chambre, se promettant de confesser son indiscrétion, mais ne pouvant résister au désir d’écouter. La porte était mince, il entendit tout.

Voici de quoi il était question. Tonine avait désiré savoir, avant de prendre aucun parti, si le jeune armurier était décidé à rechercher mademoiselle Trottin, et on avait consulté là-dessus le parrain, qui s’était avancé un peu plus qu’il ne fallait, tant il avait envie de voir son filleul établi dans la Ville Noire, si bien qu’au moment où celui-ci accourait pour dire à Tonine qu’il n’aimait et ne souhaitait qu’elle, Lise venait de lui affirmer qu’elle pouvait très-librement se décider pour le médecin.

Tonine était femme, et son légitime orgueil de citadine de la Ville Noire était flatté de l’avenir honorable et relativement très-brillant qui s’ouvrait devant elle. Elle était heureuse d’amener le secours d’un médecin instruit et dévoué à ses concitoyens, c’était même peut-être un devoir pour elle. Elle faisait déjà des projets, et Lise l’aidait à se monter la tête. Elle employait d’avance son modeste revenu en aumônes de tout genre, elle arrangeait aussi sa demeure avec goût et simplicité ; elle rêvait une maisonnette propre et bien aérée sur un des clairs bassins que formait la rivière au bas de la Ville Noire, avec la vue des arbres et un petit jardin où elle pourrait cultiver des fleurs en pleine terre. Ses pauvres rosiers, martyrisés dans leurs pots de grès, se trouveraient bien heureux de pouvoir étendre enfin leurs racines. Enfant au milieu de sa grande sagesse, elle avouait à Lise qu’elle avait toujours songé à un camélia panaché de rose et de blanc, comme elle en avait vu dans le jardin de son beau-frère du temps que sa sœur était dame à la grande usine de la Barre-Molino. Puis elle ajoutait : — Ma pauvre sœur ! ça ne lui a pourtant guère profité de sortir de son état ! Elle était contente de se faire belle, et voulait me donner ses goûts et même me faire porter le chapeau. La chose ne m’allait pas du tout, et je ne voulus pas. Est-ce que tu crois, Lise, que mon mari exigera que j’en porte ? Cela me gênerait bien, et j’aurais peur de ressembler à Clarisse Trottin, qui a l’air d’une betterave dans du gazillon. — Là-dessus Tonine riait, bien décidée à ne pas porter de chapeaux, mais contente de se dire qu’elle aurait le droit d’en porter.

Cependant tout d’un coup elle cessa de rire. — Nous parlons, dit-elle, de tout ce qui est l’embellissement du mariage, mais on n’embellit que ce qui est beau, et pour que mon mariage le soit, il faut que j’aime mon mari !

— Tu l’aimeras, dit la Lise.

— J’y ferai mon possible, car il mérite de ma part beaucoup d’estime et de reconnaissance. Pourtant…

— Pourtant quoi ? Il n’est pas vilain garçon ; il se tient très-proprement, il est jeune et il n’a pas l’air commun. Et puis il est amoureux pour de bon, celui-là ! Quand on se voit aimée si honnêtement, il est impossible qu’on n’aime pas de tout son cœur !

— Tu crois, Lise ? Oui, ça doit être comme tu dis ! Pourtant il me semble tout drôle d’aimer un homme que je connais si peu ! Et puis j’ai comme un poids sur le cœur ; je ne sais pas ce que c’est.

— Est-ce que tu penses encore à Sept-Épées ?

— Non, certes ; mais je n’aimerais pas un bonheur qui ferait sa peine. Je voudrais être bien sûre qu’il sera content d’épouser Clarisse.

— Tu te fais trop de scrupule ! Sept-Épées sera riche, ça console de bien des idées qu’on se faisait !

— Et peut-être qu’il n’a pas d’autre souci que la peur de me désoler ! Allons, Dieu fasse qu’il se marie bientôt et qu’il ne regrette rien ! Moi, je serai peut-être heureuse, qui sait ?

— Oui, oui, reprit Lise ; tu as bien assez pensé aux autres, il est temps que tu songes un peu à toi-même.

Elle embrassa Tonine et se retira sans voir Sept-Épées, qui se baissa dans l’obscurité au moment où elle passa près de lui.

Il resta là une heure, vingt fois sur le point de frapper et de dire à Tonine : — Ne vous mariez pas, j’en mourrais ! — Mais cette conduite lui parut indigne d’un homme de cœur, et, pour résister à la tentation, il s’enfuit dans la montagne.

Là, il s’abandonna à sa douleur et marcha toute la nuit comme un fou ; puis il se calma et réfléchit. Il sentit que Tonine avait le droit de se venger de lui par un bon mariage, et qu’elle avait pourtant si peu l’idée de la vengeance qu’avant tout elle se tourmentait du chagrin qu’elle risquait de lui causer. Tonine était bonne, et surtout bonne pour lui, prête à sacrifier tout ce qui pouvait, tout ce qui devait lui plaire dans l’offre d’Anthime plutôt que de briser le cœur d’un ami coupable et malheureux. Il voyait bien qu’il n’avait qu’un mot à dire pour qu’elle renonçât à ce bel établissement, à la vie de dame charitable pour laquelle elle semblait réellement être née, aux plaisirs innocents qui seuls pouvaient éveiller sa convoitise, à la petite maison reflétée dans l’eau tranquille sous les aunes et les saules pleureurs, au camélia panaché de rose et de blanc, au droit de porter un chapeau, et de s’en affranchir par raffinement de goût et de fierté plébéienne. Sept-Épées voyait clair dans tout cela. Tonine ne l’aimait point avec passion, puisqu’elle ne voulait pas être sa femme ; mais elle avait l’amitié si généreuse, et tant de souvenirs l’attachaient à lui, qu’elle ne pouvait être heureuse s’il n’était heureux de son côté.

Ceci bien prouvé, Sept-Épées, après beaucoup de luttes contre lui-même, comprit son devoir. — Il ne faut pas, se dit-il, qu’elle me voie souffrir ; il faut qu’elle ne perde pas l’occasion de son bonheur, puisque voilà un jeune homme qui l’aime comme elle le mérite, et mieux apparemment que je n’ai su l’aimer. Je n’ai qu’une manière de réparer mon tort : c’est de ne pas faire obstacle à son mariage, c’est de refouler ma jalousie et de cacher ma peine. Allons ! j’ai mis une fois mon courage à vaincre l’amour pour l’ambition, tâchons de le mettre aujourd’hui à vaincre l’amour pour l’honneur.

Quand il revint à la baraque, où Va-sans-Peur était déjà debout, sa pâleur effraya celui-ci. Va-sans-Peur, quoique rude et d’une laideur farouche, avait beaucoup d’affection et même de la sensibilité, comme il arrive à certaines natures impétueuses pleines de contrastes. Sept-Épées vit qu’il le regardait avec anxiété, et que des larmes de tendresse et d’inquiétude coulaient sur sa face de sanglier. Ces larmes provoquèrent tout à coup celles du jeune artisan ; il pleura beaucoup et se sentit soulagé.

Il se jeta sur son grabat et dormit quelques heures, plus tranquille depuis qu’il se voyait tout à fait malheureux et résolu à se bien conduire. Vers midi, il était sur pied. Il mit ses comptes en ordre, prit sur lui la moitié du peu d’argent qu’il avait, et remit l’autre moitié à Va-sans-Peur en lui disant : — Je sais que tu as de l’amitié pour moi ; je ne suis pas ingrat. Ne t’inquiète pas de moi, j’ai du courage, et les voyages me distrairont. Je m’absente pour quelque temps ; je te confie l’atelier et tout ce que je possède, en t’associant pour moitié aux profits. Si tu préfères l’affermer et retourner au travail à la pièce, je t’en laisse la liberté : tu feras pour le mieux, j’en suis sûr ; mais il y a une chose que j’exige de ton amitié et sur ta parole d’honnête homme : c’est que tu ne rendras personne malheureux à cause de moi. Il faut que tu me promettes cela, comme si je devais mourir dans une heure.

Et quand Va-sans-Peur lui eut donné sa parole, il ajouta : — N’aie aucune crainte à cause de moi ; à mon tour je te donne ma parole de ne commettre aucune lâcheté.

Il lui signa une procuration, lui recommanda de ne rien dire de son départ avant qu’il n’eût écrit lui-même, l’embrassa cordialement, déjeuna et trinqua avec lui ; puis, mettant sur son épaule son mince paquet et son sac d’outils, il monta le ravin et prit à pied la route de Lyon.

On ne sut pas ce jour-là, ni le lendemain, qu’il était parti. Le troisième jour seulement, Laguerre reçut de lui une lettre, datée de Saint-Étienne, qui paraissait assez gaie, et où il lui disait qu’il voulait voir les usines du Forez pour s’instruire de certains procédés, et tenter de se les approprier. Un autre jour il écrivit à Gaucher, et enfin à Tonine elle-même.


« Ma chère voisine, lui disait-il, permettez-moi de vous écrire pour vous présenter mes devoirs et vous recommander mon cher parrain, envers qui déjà vous avez été si bonne. Forcé de m’absenter pour un temps, et voulant me donner tout entier aux affaires, chose que je n’aurais jamais pu ni voulu exécuter, si vous n’étiez pas pour mon parrain une amie sans pareille, j’éprouve le plaisir de vous remercier pour tout le bien que vous lui avez fait ainsi qu’à moi, et désire que vous sachiez que je n’ai aucune rancune sur le cœur contre vous ni contre personne, souhaitant la conservation de votre estime, comme je vous prie de croire à celle de mon respect.

« Votre serviteur et ami,

« Étienne Lavoute, dit Sept-Épées. »

Tonine crut que celui qui avait pu écrire une pareille lettre avait le cœur tranquille et l’esprit plus que jamais rempli d’idées positives. Elle s’en réjouit avec Lise, sans pouvoir se sentir bien joyeuse au fond de l’âme. Elle n’en continua pas moins, pendant deux jours encore, à faire des projets et à se laisser complimenter sur son grand mariage par une foule d’amis à qui ses amis avaient confié la chose. Ses nombreux amoureux n’en étaient pas trop contents ; mais de quel droit l’eussent-ils blâmée ? elle n’avait jamais encouragé aucune espérance. On ne pouvait pas dire qu’elle manquât de modestie en recevant les félicitations, et on lui savait un gré infini de n’avoir pas voulu quitter la Ville Noire.

Cependant elle était à la veille du huitième jour, du jour où elle devait rendre réponse à M. Anthime, et où elle lui avait permis de se rencontrer avec elle chez les Gaucher, sur les deux heures de l’après-midi ; mais voilà que la veille elle fut prise tout à coup d’un grand ennui, et que tous ses projets d’aisance et de gloire ne lui parurent plus rien. À force de songer à tout ce que ce mariage lui promettait d’agréable et d’honorable, elle en avait épuisé la douceur et la nouveauté.

— Ne me parle plus de la maison, ni du bassin, ni des camélias, dit-elle à Lise, à qui elle parut ce soir-là bien capricieuse. Je suis déjà lasse de la possession de tant de belles choses dont, à vrai dire, je n’ai pas grand besoin, et dont je me dégoûterai certainement très-vite, puisque ma cervelle en est déjà rassasiée par avance. Ce que je voudrais pouvoir souhaiter avec impatience, c’est d’aimer tendrement ce monsieur que je ne connais pas ; mais il n’y a pas à dire, Lise, je ne sens rien pour lui, et je suis obligée de me forcer pour reconnaître toutes ses belles qualités. Sais-tu que si cela continuait, je serais la plus malheureuse des femmes, et qu’il vaudrait mieux m’attacher à une meule et me jeter dans le Trou-d’Enfer ?

Elle ne dormit guère cette nuit-là, et rêva qu’elle voyait Sept-Épées triste et malade ; puis elle le vit mort, et eut si peur de ce cauchemar qu’elle se releva, ralluma sa lampe et relut la lettre qu’il lui avait écrite. Ses paroles exprimaient la tranquillité, presque le contentement ; mais, à force de retourner ce papier, il lui sembla qu’on avait pleuré dessus et que l’adresse était tracée d’une main convulsive. Le soupçon de la vérité s’empara de son esprit, et dès le petit jour elle courut à la baraque.

Elle interrogea Sans-Peur, qui, malgré ses promesses de discrétion, ne sut pas résister à son ascendant et lui avoua que Sept-Épées était parti comme un homme qui fait plus qu’il ne peut, et qui est près de succomber au désespoir. Elle entra aussitôt dans le bureau de l’usine et écrivit à Sept-Épées :


« Mon cher voisin, pour répondre à l’honneur de votre estimable lettre, je vous dirai que votre parrain se porte bien, et que j’ai pour lui tous les soins qui dépendent de moi. Ce que j’en fais est par amitié pour vous autant que pour lui, car vous êtes deux personnes à qui l’on doit porter estime. Je souhaite que vos affaires aillent à votre contentement. Le mien est de rester comme je suis, car vous savez que je n’ai pas encore pris l’idée du mariage. J’ai le temps d’y penser, vous de même. Et en attendant, je suis votre amie et votre camarade pour la vie.

« Jeanne-Antoinette Gaucher. »

Elle cacheta, mit l’adresse et retourna à la ville, où elle commença par jeter sa lettre à la poste, afin de ne plus s’en dédire, et, soulagée comme d’un remords, elle attendit plus tranquillement l’entrevue avec M. Anthime.