La Ville noire/12

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 182-200).

XII


Sept-Épées ne reçut pas la lettre de Tonine. Il avait daté du lieu où il se trouvait celle qu’il lui avait écrite, et il était parti le lendemain, incertain de la route qu’il prendrait, n’ayant d’autre idée que celle de s’éloigner et de se faire oublier pendant quelque temps. D’ailleurs il ne comptait nullement sur une réponse, et il sentait que, pour garder son courage, il lui fallait ignorer ce qui pendant ce temps-là devait se passer à la Ville Noire.

Sa petite bourse ne pouvait le mener bien longtemps ; aussi songea-t-il bientôt à s’embaucher dans quelque fabrique pour gagner de quoi continuer son voyage, car il était décidé à aller loin et à mettre à profit pour son instruction cet exil volontaire. Il s’arrêta donc dans la première ville qu’il rencontra, y travailla quelques semaines, et repartit pour une autre grande ville, curieux d’étudier son état sur une plus vaste échelle qu’il n’avait encore pu le faire, et de s’y perfectionner par l’essai de diverses pratiques.

Ayant ainsi voyagé, essayé et observé pendant plusieurs mois, il reçut, un peu grâce au hasard, une lettre de Gaucher, qui lui donnait de bonnes nouvelles de son parrain et de sa fabrique. Le parrain se portait à merveille et la fabrique donnait de petits résultats bien soutenus dans la mesure d’une progression satisfaisante. D’après les chiffres, Sept-Épées reconnut que Va-sans-Peur faisait beaucoup mieux ses affaires qu’il n’avait su les faire lui-même, et ceci le confirma dans les réflexions qui s’étaient présentées à lui plus d’une fois déjà depuis qu’il était en voyage : à savoir que la petite propriété ne peut prospérer avec de petits moyens, sans beaucoup de ténacité, de résignation et de parcimonie. Les gens à imagination vive, toujours épris de la pensée du progrès rapide, ne s’avouent pas assez qu’avec peu on fait peu, et le découragement les gagne fatalement. Ardent et inquiet, concevant toujours le mieux, et toujours paralysé par le manque d’argent, Sept-Épées était beaucoup moins apte à régir ses minces intérêts que l’irréfléchi et obstiné Va-sans-Peur. Celui-ci poussait son sillon comme le bœuf qui fait sa tâche sans calculer celle du lendemain. Ne sachant pas lire, il n’écrivait rien, mais il se rappelait tout avec l’exactitude miraculeuse des cerveaux incultes qui ne comptent que sur eux-mêmes. Aucun tourment d’imagination ou d’amour-propre ne le détournait de son but. Bref, entre ses mains l’usine présentait un petit revenu net et à peu près sûr. En espérant doubler le capital en peu d’années, Sept-Épées avait compté sur ces miracles que l’orgueil caresse, mais qui ne se réalisent presque jamais par des moyens scrupuleux et prudents.

En voyant le cours des choses humaines et supputant les chances commerciales partout où il passait, l’armurier, désormais plus rassis et plus expérimenté, arrivait à se convaincre qu’il n’avait pas fait un mauvais placement de ses économies, mais qu’il n’achèterait jamais une maison peinte et un parc fleuri dans la ville haute, déception qui n’était pas nouvelle pour lui et qui ne le préoccupait plus par elle-même, mais qui s’enchaînait au repentir et au regret de n’avoir pas épousé Tonine. Il pensait avec amertume au bonheur de Gaucher, qui, vivant pour les objets de son ardente affection, avait si facilement oublié les tentations de la vie aisée et indépendante. Cette austère félicité qui lui avait paru une geôle humiliante se montrait maintenant à Sept-Épées comme un mirage évanoui au sein d’un désert. Gaucher, dans sa lettre, ne prononçait pas le nom de Tonine. Ainsi l’avait voulu celle-ci, qui, ne recevant pas de réponse de Sept-Épées et ne le voyant pas revenir, s’était naturellement persuadé qu’elle lui avait fait un sacrifice inutile et que la douleur s’était envolée au changement d’air. Sept-Épées avait donné, de temps en temps, en peu de mots, signe de vie aux autres, affectant toujours une grande tranquillité d’esprit et ne faisant aucune allusion, aucune question relative à Tonine. Il la croyait mariée et désirait n’en rien savoir. Le silence de Gaucher sur ce chapitre le confirma dans sa croyance. Gaucher lui disait bien qu’il avait dû recevoir d’autres lettres du pays : — Eh bien ! se répondait Sept-Épées, je ne les ai pas reçues, et c’est tant mieux pour moi ! Sans doute on m’y faisait le récit des noces et l’éloge de M. Anthime. Tout cela ne me regarde plus ; j’ai fait ce qu’il fallait pour ne pas empêcher le bonheur des autres : le mien ne gagnerait point à en connaître les détails.

Partout où il s’arrêtait, on le remarquait comme ouvrier de premier ordre et on désirait le fixer. Il n’était pas ouvrier spécial, c’est-à-dire qu’il n’était pas de ceux qui passent leur vie à faire une certaine pièce dans la perfection, sans être jamais capables d’en faire une différente. Dans un grand atelier, la fabrication ressemble à un chant où chacun ferait sa note à propos, sans jamais apprendre celle d’avant ou celle d’après. Les habiles savent tout faire, et peuvent passer d’un établi à l’autre avec autant d’adresse et de promptitude que si chaque article était l’objet exclusif de leurs études. Sept-Épées était de ceux-là, et quand il se vit à même de s’exercer dans la coutellerie fine, dans les armes blanches de luxe, il y trouva du plaisir. Il aimait ce qui est beau. L’occasion s’étant présentée d’étudier la ciselure et le damasquinage, son plaisir augmenta. C’était presque de l’art, et ce pouvait en être tout à fait, car il avait du goût et sentait l’invention lui venir.

— Mais à quoi bon apprendre tout cela ? se disait-il dans ses moments de tristesse et de réflexion : je n’aurai jamais occasion de faire pour la Ville-Noire que de la grosse marchandise, du métier sans originalité et sans inspiration. Et quand je quitterais tout à fait mon pays pour m’établir dans ceux où l’on travaille mieux, n’y serai-je pas toujours poursuivi par l’idée de faire encore mieux, sans pouvoir la satisfaire ?

Il étudiait aussi la mécanique, et se sentit d’abord fort humilié de voir les mille projets, les mille inventions dont il s’était creusé et nourri l’esprit, appliqués avec de grands perfectionnements dont il ne s’était point avisé. En tout et partout c’était la même chose. Ce que l’on ne faisait point à la Ville Noire avait sa raison de n’y être pas adopté : le manque de moyens, d’espace, de grands moteurs, de grands cours d’eau, de bras, de débouchés, de capitaux. Il est facile de voir ce qui serait mieux, mais il s’agit de pouvoir le faire ; toute la science de l’industrie est dans l’équilibre de ces deux termes. À quelques-uns le génie qui féconde largement les petits moyens, mais à une foule d’esprits inquiets l’ambition des vues mal combinées et des volontés sans puissance. Le premier se manifeste rarement et par exception ; les autres foisonnent et avortent.

Cependant Sept-Épées se consola en constatant la diffusion rapide des bonnes inventions et l’élan qu’elles donnent à une foule de modifications et de perfectionnements de détail que les circonstances locales inspirent aux praticiens intelligents. Si l’ambition de l’âme aspire à changer partout d’emblée la face des choses, il faut réussir ou devenir fou. Sept-Épées, qui avait eu les hallucinations de la jeunesse, devint plus froid et plus sage en voyant, dans les différents ateliers, beaucoup d’ouvriers capables et réfléchis qui amélioraient les procédés et tiraient parti du possible, sans se croire de grands hommes et sans aspirer à être portés en triomphe. Il reconnut que, dans une époque d’activité générale et d’instruction toujours croissante, les grands inventeurs devaient être toujours plus rares, et se devoir tellement les uns aux autres qu’il serait peut-être un jour bien difficile de préciser la propriété d’une découverte.

Toutes ces réflexions, aidées de la conversation de fabricants instruits et d’artisans habiles qu’il recherchait partout et qui se plaisaient à l’éclairer, lui rendirent enfin le calme et la modestie qui lui avaient manqué. Il cessa de mépriser les petits efforts et de se croire appelé à de hautes destinées. Il avait, comme Audebert, quoique dans un autre genre, subi la maladie du siècle. Il en guérit par la raison qu’il était jeune et clairvoyant.

Son amour malheureux lui fut aussi une assez bonne leçon. Une faute est quelquefois le salut d’une âme, quand la faute est réparable et quand l’âme est généreuse. Si ce jeune homme avait eu des torts envers Tonine, il les avait expiés bien plus longtemps qu’ils n’avaient duré, et sa conscience était en droit de ne plus lui faire trop de reproches.

Il avait été fort loin de son pays, à la frontière, jusqu’en Allemagne, se flattant toujours qu’une vie active et sérieuse dissiperait ses ennuis. Il se sentait fort et maître de sa volonté, mais c’était à la condition de ne pas rester en place. Dès qu’il commençait à nouer quelque relation agréable dans une ville, la vue du bonheur domestique lui faisait sentir le vide de son cœur, et il se livrait à quelque projet de mariage. L’occasion ne manquait pas. Dès qu’on voyait sa bonne conduite et ses talents, on ne lui demandait rien de plus, et sa petite propriété, dont il était à même de faire la preuve par les lettres de Gaucher, était un luxe pour un habile artisan comme lui ; mais au moment de répondre aux avances des familles, il se trouvait si effrayé qu’il avait hâte de partir. L’image de Tonine se plaçait entre lui et tous les objets nouveaux qui ne parlaient qu’à ses yeux. Elle avait jeté sur lui comme un charme, et peut-être en effet y en avait-il un particulier en elle.

Sept-Épées rencontrait en Allemagne des beautés plus épanouies, des cheveux d’or, des yeux de turquoise, des joues de roses, un limpide regard d’innocence, un banal sourire de bonté. C’était comme l’invitation au repos de l’âme, au parti pris de l’habitude, au néant de l’impassible sécurité. Son esprit était un instant touché de ces grâces confiantes et de ce sentimentalisme bien portant qui semblait l’attendre pour le chérir et le soigner ; mais il se disait vite que le bien-aimé paisiblement attendu n’était pas plus lui qu’un autre, et que s’il ne se chargeait pas du bonheur rêvé, un autre le réaliserait tout aussi bien que lui. Il revoyait alors la princesse de la Ville Noire avec sa pâleur pensive, son regard mystérieux, sa gaieté sans bruit, son dévouement sans affectation, sa sensibilité sans niaiserie, son esprit pénétrant, que rien ne pouvait tromper, et sa bonté forte, qui pardonnait tout. Tonine n’était pas une femme comme les autres, et en pensant à elle le jeune artisan se sentait monter au-dessus de sa sphère, tandis qu’il se sentait redescendre au-dessous dès qu’il cherchait à s’accommoder d’un autre amour.

Et puis il y a aussi une loi de la nature qui condamne à une ténacité singulière les amours non satisfaits. Cela est triste à dire, mais on oublie plus souvent la femme qui vous a donné du bonheur que celle qui vous en a refusé. Sept-Épées combattait bravement son orgueil, dont il avait reconnu les dangers ; mais on se modifie, on ne se transforme pas, et il y avait en lui une blessure qui saignait toujours. Il s’en apercevait surtout au moment où il se piquait de l’oublier, et c’est alors que, renonçant à s’en guérir par une réaction de sa volonté, il reprenait son bâton de voyage en se disant : Laissons courir le temps ; mon mal passera plus tard, et peut-être sans que je m’en occupe.

Un jour, à une lettre de reproches de Gaucher, il répondit en avouant tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait senti, tout ce qu’il avait modifié et corrigé dans son âme. Il ne nomma pas Tonine, mais son secret était facile à deviner. Sa lettre était digne, sincère et affectueuse. Il la finissait en disant : « Il faut que tu me pardonnes, mon brave camarade, d’avoir tant tardé à t’ouvrir mon cœur. J’attendais toujours le calme, qui n’est pas encore bien venu, mais qui n’est plus aussi absent que par le passé. J’ai des jours où je suis presque content d’avoir été chercher au loin l’instruction que je ne pouvais pas deviner à moi tout seul. Une chose me rendrait peut-être tout à fait tranquille, ce serait de savoir si la personne à laquelle j’ai trop pensé est heureuse dans son mariage comme elle le mérite. Si je ne t’ai point fait jusqu’ici de questions sur elle, et si je ne t’en fais pas encore, ce n’est pas que je l’aie oubliée, c’est peut-être le contraire ; mais un temps viendra, il faut l’espérer, où je pourrai entendre parler d’elle sans avoir la bêtise de pleurer.

« Je t’écris d’une très-belle campagne où je suis pour quelque temps et où tu peux me répondre. Je te dirai même que, pour la dixième fois au moins, j’ai quelque idée de mariage ici ; mais je n’espère guère mieux de moi pour cela que les autres fois. Le cœur ne peut pas se réveiller. N’importe, il est toujours chaud pour toi, pour ta Lise et tes enfants, qui doivent être bien beaux. Je te remercie d’avoir donné mon nom au troisième. C’est une preuve que vous pensez à moi. Puisse-t-il ne jamais souffrir comme j’ai souffert, ce pauvre petit, qui sera un homme ! Si j’ai jamais le bonheur de l’embrasser, je saurai lui dire qu’il n’y a de bonheur que dans l’amour et l’amitié, et que tout ce qu’on cherche ailleurs de contentement ne vaut pas la peine qu’on se donne pour courir après. »

La campagne où se trouvait alors Sept-Épées était le domaine d’une assez riche veuve de fermier, plus âgée que lui de deux ou trois ans, mais agréable, et d’un type brun et pâle qui lui rappelait vaguement celui de Tonine. Cette fois-ci, il tenta réellement de s’attacher, non pas tant à cause de la femme, qui ne lui plaisait que par réflexion et comme à travers le souvenir d’une autre, mais à cause de la poésie d’un pays magnifique et dans l’espoir d’une vie paisible et utilement laborieuse.

Il était entré par hasard chez cette veuve. Elle l’avait distingué du premier coup d’œil, et avait su le retenir en lui demandant ses conseils pour la réparation d’une machine agricole qu’il s’amusa à perfectionner en la simplifiant. Depuis plus d’un mois, il était chez elle, sans lui rien dire qui pût l’engager, mais sans pouvoir se refuser à comprendre que la dame ne lui aurait refusé ni sa main ni son cœur. Elle parlait assez bien le français, et Sept-Épées avait appris un peu d’allemand. Il était assis un jour sous de magnifiques tilleuls, à quelque distance de la maison, pendant que la veuve passait en revue, à l’entrée de sa cour, le riche bétail de son petit domaine. De près, elle n’était pas laide ; de loin, elle était belle à cause de sa taille bien prise et de ses allures dégagées. Les vaches grasses et les lourdes brebis qui l’entouraient, la maison blanche enfoncée dans les masses du verger fleuri, les grands herbages et les vertes moissons de la plaine unie comme une mer, l’horizon fin et vaporeux, formaient un tableau plein d’harmonie, de douceur et de sereine majesté.

La brise printanière courbait légèrement les jeunes épis et apportait les parfums du foin nouveau. « Le bonheur est ici, se dit le jeune exilé. Il n’y est peut-être pas pour moi, mais il y est pour qui serait sage et patient. Sans doute, dans cette vie lente et uniforme de la terre, le cœur d’un homme actif étoufferait bien quelquefois celui qui le porte. Cette nature qui fait son œuvre à pas comptés, jour par jour, heure par heure, et qui n’obéit à l’homme qu’avec une régularité imposante, c’est comme une loi sourde et aveugle qui se rit de nos fièvres d’activité. C’est aussi un joug qui vous retient encore mieux que le bœuf attaché à la charrue, car il ne faut pas quitter la terre quand on s’est marié avec elle. C’est un atelier de travail qu’on ne transporte pas et qu’il faut toujours défendre, non pas seulement contre le voisin, mais contre les oiseaux du ciel et les insectes cachés dans l’herbe. C’est un bagne avec des chaînes de fleurs, un souci solennel, silencieux et sans trêve.

« Mais aussi quelle grandeur dans la durée des choses de la campagne ! Comme les plus ingénieuses productions de l’artiste et de l’artisan sont peu de chose au prix de la majesté d’un vieux chêne ! Comme le ciel est vaste sur ces plaines sans accident et sans fin ! Et quelle musique discrète et pénétrante dans ces feuillages que l’air d’un beau jour caresse avec respect ! Est-ce qu’ici les fumées de l’orgueil et les inquiétudes de l’âme ne doivent pas s’engourdir peu à peu sans qu’il soit même nécessaire de les combattre ? Est-ce qu’il n’y a pas un charme plus puissant que toutes nos imaginations dans ce repos apparent qui cache le mystérieux travail de la terre ?

« Oui, ici on doit devenir sinon meilleur, du moins plus digne et plus austère. Les vaines sensibilités, les poignantes aspirations doivent s’émousser et faire place à une espèce de fatalisme robuste. La vie de fer et de feu de l’industriel est un délire, une gageure contre le ciel, un continuel emportement contre la nature et contre soi-même. Celle du paysan est une soumission prolongée, demi-prière et demi-sommeil. Le mépris des tourments et des joies qui nous consument est écrit sur sa figure, qui ne sait ni rire ni pleurer. Il contemple et il médite. Il attend toujours quelque chose qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, doit venir à coup sûr, pluie ou soleil, ombre ou lumière ; tandis que l’artisan, enfoui dans les mines ou courbé dans l’atelier sombre, a toujours l’esprit et les yeux tournés vers un seul point, l’agriculteur regarde en haut ce qui, des rayons ou des nuages, doit venir donner la dernière et souveraine façon à son œuvre. Tous deux ont arrosé leur tâche des sueurs de leur front ; mais l’artisan n’a façonné qu’un instrument destiné à s’user et à disparaître, une chose fragile qu’il ne reverra jamais, dont il ne connaîtra ni le destin ni la durée : le paysan a fécondé quelque chose d’éternel qui sommeillait, et qui recommence à vivre en sortant de ses mains, quelque chose d’actif et d’inépuisable qui doit fleurir et fructifier sous ses yeux. »

Ainsi rêvait le jeune homme, se traduisant à lui-même ses propres pensées sous une forme qui n’avait pas besoin de mots pour en peindre les vives images. Il avait oublié la veuve, mais il se sentait devenir amoureux de la campagne. Il se rappelait ses premiers ans, sa pauvre vallée pierreuse, les chèvres aux flancs creux pendues aux buissons, sa misère, ses pieds nus et son ignorance du mieux, si pleine de douceurs et d’incurie. « Pourquoi ne suis-je pas resté ainsi ? se disait-il : je n’aurais certes pas tant souffert ! Tout ce que j’ai acquis m’a rendu avide de ce que je ne pouvais pas acquérir. Et à présent, si je pouvais oublier ce que j’ai vécu et me contenter du travail sans ardeur, de l’amitié sans amour, de l’avenir sans imprévu, je redeviendrais calme sous ce grand ciel pur et sur cette terre bénie. Je me ferais encore des joies d’enfant de la plus simple chose : la naissance d’un agneau sur ma paille, le chant d’une poule dans ma cour, la course d’un lièvre dans mon champ, seraient des événements dans ma vie, et qui sait si je n’arriverais pas un jour à me pâmer d’aise et à me gonfler d’orgueil en voyant engraisser un bœuf dans mon étable ? »

Sept-Épées en était là de son rêve, renouvelant à son insu la fable de la laitière et du pot au lait, lorsqu’un porteur de lettres qui parcourait la plaine, allant d’une ferme à l’autre, lui remit une lettre de la Ville Noire, sur laquelle, malgré son timbre de départ fort arriéré, on lisait, comme une ironie de la destinée des absents : faire tenir sans retard ; très-pressé.