La Ville noire/13

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 200-215).



XIII


La lettre était de Lise Gaucher, elle avait couru : l’adresse était mal mise.

« Mon cher ami, disait-elle, si votre cœur n’a pas trop changé, il n’est que temps pour vous de revenir au pays. Votre parrain va bien et nous de même ; mais la pauvre Tonine, malade depuis longtemps, n’est pas encore en état de travailler, et se trouve si endettée par les frais de sa maladie qu’il lui faudrait faire des miracles pour en sortir. Sans nos amitiés, qui ne l’abandonneront jamais, la misère serait chez elle ; mais elle souffre tant de l’idée que nous nous privons pour l’aider, que nous avons peur de la voir mourir pour vouloir faire plus qu’elle ne pourra, ou pour le tourment qu’elle donnera à ses esprits. Nous avons pensé à vous, qui avez quelque chose et qui êtes sans famille. Peut-être, en venant ici, sauriez-vous décider cette pauvre amie à accepter vos soins, vos secours et votre amitié, qu’elle n’a pas cessé de mériter. »

Tonine n’était donc pas mariée ! La joie fut le premier sentiment qui domina l’émotion de Sept-Épées. Il s’arrêta peu à l’inquiétude. Tonine n’était pas perdue, puisqu’on l’appelait à son aide ; on n’a pas tant de prévisions pour ceux qui vont mourir ; d’ailleurs l’amour fait des miracles, et Sept-Épées sentit qu’il aimait Tonine plus que jamais.

En un instant disparurent les fantômes de son bonheur champêtre. Il regarda autour de lui comme au sortir d’un sommeil profond ; il trouva la plaine plate et stupide, la maison prétentieuse, les animaux malpropres, la veuve sans jeunesse et sans charme. Et comme cette pauvre femme effrayée lui demandait s’il était vraiment décidé à la quitter : — Eh oui ! lui dit-il brusquement, vous ai-je promis de rester, moi, et ne vous ai-je pas dit que j’étais marié dans mon pays ? Ma femme est malade, adieu ! J’ai travaillé pour vous avec plaisir… Gardez votre argent, je ne veux rien d’ici. — Et il s’enfuit, léger comme l’oiseau qui émigré au printemps. Dès qu’il vit une voiture publique, il s’y jeta, de là dans un convoi de chemin de fer, et puis enfin, au bout de cinq jours de voyage aussi rapide que possible, il se vit à pied sur le haut du chemin de montagne, au-dessus des abîmes qui s’entr’ouvrent pour recevoir dans leurs flancs abrupts les constructions entassées et les machines bruyantes de la Ville Noire.

Il avait encore près d’une lieue à descendre pour y arriver. Il marchait si vite que ses pas laissaient à peine leur trace sur le sable du chemin, et pourtant son cœur l’étouffait. Comme tout lui paraissait noble et beau dans son Val-d’Enfer ! Elles étaient loin, les grandes prairies mornes et les grasses étables de la veuve allemande ! Ces rocs dentelés en scie où planaient les vautours, ces eaux violentes se frayant un passage dans les granits déchirés, ces bois sombres battus du vent sur les hauteurs, et ces étroites oasis où un rayon de soleil enfermé dans de hautes murailles naturelles fécondait un coin de verdure sauvage et quelques aunes à moitié déracinés par les pluies, tout cela formait un spectacle sublime et délicieux pour celui que l’amour et l’espérance ramenaient au pays.

Il arriva au-dessus de sa baraque, et se pencha pour la regarder. Il ne comptait pas y descendre, étant bien plus pressé de revoir ses amis que son bien, et sachant qu’un peu au delà, le sentier, moins étroit et moins difficile, qui longeait le torrent, serait meilleur à prendre pour aller vite. Pourtant, comme la baraque était en partie visible d’un certain angle de la haute route, il pouvait bien lui accorder un coup d’œil sans s’arrêter ; mais soit que dans son trouble il eût dépassé le bon endroit, soit que les pins qui montaient des contre-forts escarpés de la route eussent grandi en son absence au point de cacher tout le revers de la gorge, il ne vit pas le toit de sa fabrique, et continua à descendre jusqu’à l’angle d’un petit bois d’où il était certain de la découvrir tout entière lorsqu’il quitterait la route pour le sentier de la Ville Noire.

Quand il fut là, force lui fut de s’arrêter, tant la surprise le saisit, et un moment il se crut halluciné. Il ne reconnaissait plus l’endroit, il le cherchait en vain dans ses souvenirs. Le coude de la rivière avait disparu, et, au lieu de suivre une pente oblique et rapide, l’eau tombait en une nappe droite dont le mugissement avait quelque chose de triomphant et d’implacable. Le flanc du rocher, autrefois hérissé de roches menaçantes, présentait une coupure verticale qui semblait toute fraîche ; à la place où devait être l’usine avec son écluse et son petit pont rustique, on voyait s’élever une masse hideuse de blocs fendus et fracassés, semée d’arbres brisés et encore verts. Sous cette masse récemment écroulée, la baraque ensevelie n’avait pas laissé plus de traces que si elle n’eût jamais existé.

Le premier mouvement de Sept-Épées, quand il ne lui fut plus possible de douter de son désastre, fut digne de la noble humanité : — Ah ! mon pauvre Va-sans-Peur, s’écria-t-il en tendant les bras involontairement vers cet affreux spectacle, ô mes bons ouvriers, ô mes pauvres apprentis, êtes-vous à jamais ensevelis là-dessous ?

— Non, grâce à Dieu ! lui répondit une voix rude, en même temps que Va-sans-Peur se présentait devant lui sur le sentier : nous avons été avertis par un grand bruit de craquement et une abominable fente qui se sont faits deux heures d’avance ; nous avons eu le temps de déménager tout ce qui pouvait être emporté. Cela s’est passé il y a environ trois semaines, et je pensais qu’on te l’avait écrit ; mais, dans le doute, je suis venu au-devant de toi tous les jours pour t’épargner une mauvaise surprise, et te dire qu’au moins il n’y a personne de mort.

— Alors Dieu soit loué ! répondit Sept-Épées en embrassant son maître ouvrier, et si vous avez sauvé les outils, c’est de quoi recommencer mon ancienne vie : je rapporte mes deux bras, et rien n’est perdu.

— Si fait, tout est perdu, car les outils, c’est de la peine à prendre, et la bâtisse, c’était de l’argent gagné ; mais que veux-tu ? le père Audebert l’avait bien dit, dans le temps, que c’était un endroit maudit, et que le diable s’y était embusqué.

— Mon cher ami, répondit Sept-Épées, le diable qui s’était embusqué là, c’est l’amour du gain qui pousse les ambitieux jusque dans des précipices où la terre manque sous leurs pieds. Si j’avais su autrefois ce que je sais aujourd’hui, je n’aurais pas mis mes espérances en butte à tout ce qui, d’un moment à l’autre, pouvait les détruire. Après tout, je ne dois pas trop regretter une expérience qui m’a rendu plus sage, qui a eu au moins un bon résultat, celui d’empêcher Audebert d’aller en prison, ou de mendier sur les chemins, déshonoré et repoussé comme banqueroutier. Le dommage tombe sur moi qui suis jeune et qui peux encore me relever sans faire de tort à personne. Nous n’avons pas de dettes, n’est-ce pas ?

— Au contraire, nous avons des profits. Hélas ! nous marchions bien ; mais après tout ce sera peut-être plus heureux pour toi d’entrer au nouvel atelier qui s’est établi dans la ville. Moi, j’y ai déjà trouvé de l’occupation, et toi, avec les talents que tu as, je suis bien sûr qu’on va te rechercher pour t’y donner une belle place. Sans doute, dans les lettres qu’on t’écrivait pour te faire revenir, on t’a parlé de cela ?

— Non, il y a quelque chose qui m’intéressait davantage, et dont tu vas me parler, toi !

Sept-Épées allait demander des nouvelles de Tonine, tout en continuant à marcher vite avec Va-sans-Peur, lorsqu’il s’arrêta de nouveau, frappé d’un spectacle fort étrange. C’était un vieillard complètement chauve qui venait au-devant d’eux avec une couronne de lauriers sur la tête et une douzaine d’enfants qui le suivaient en dansant ; lui, chantait d’une voix cassée, frappant dans ses mains et les animant du geste, d’un air à la fois sérieux et enjoué.

— Qu’est-ce que cela ? dit Sept-Épées avec effroi. Dieu me pardonne ! n’est-ce pas Audebert qui est devenu fou ?

— Eh bien ! oui, répondit Va-sans-Peur : on n’a pas voulu te l’écrire ; mais il y a déjà quelque temps que la tête a déménagé tout à fait. C’est la faute de ces fainéants de la ville haute, que ton parrain a bien raison de mépriser ! Ils ont été jaloux de ce qu’il y avait à la Ville Noire un chansonnier plus fort que tous leurs messieurs, et ils ont voulu s’en faire honneur auprès des étrangers. Ils l’ont invité à je ne sais quelle farce qu’ils appellent une société académique. Ils lui ont donné un banquet, ils lui ont flanqué des lauriers sur la tête, et tant d’honneurs, et tant de compliments, et tant de bêtises, qu’ils nous l’ont renvoyé comme le voilà. On a cru qu’il s’était enivré et que ce serait passé le lendemain ; mais point. Voilà trois mois qu’il ne fait plus rien que courir les rues et les chemins avec sa couronne, et un tas de galopins à ses trousses.

— Pauvre Audebert ! dit Sept-Épées, les yeux pleins de larmes. Cela devait finir ainsi. Allons ! je ne suis donc revenu ici que pour voir tout en ruines ! Et il alla au-devant du vieux poëte, qui venait lentement, s’arrêtant à chaque pas pour déclamer ou faire réciter des vers à son cortège d’enfants, donnant sa couronne tantôt à l’un, tantôt à l’autre, puis la reprenant et l’élevant en l’air avec des gestes d’invocation enthousiaste.

Va-sans-Peur, voyant que Sept-Épées pleurait, lui dit : « Il ne faut pourtant pas trop te désoler de ce que tu vois ! Jamais le vieux ne s’est si bien porté, jamais peut-être il ne s’est trouvé si heureux. Auparavant, il avait des jours de colère, des semaines de chagrin, des mois entiers où il ne travaillait pas, et où ses amis, tantôt l’un, tantôt l’autre, prenaient soin de lui. À présent, comme il ne travaille plus du tout et qu’on est bien sûr que ce n’est pas sa faute, c’est tout le monde qui en prend grand soin. Il faut le dire à l’honneur de la ville basse : il entre partout, et partout pauvres ou riches lui donnent à boire et à manger ce qu’ils ont de mieux. Aussi tu peux voir qu’il est plus frais et moins maigre que tu ne l’as jamais vu. Il ne faut pas non plus croire qu’il soit méprisé ni qu’il ennuie le monde. Il a toujours de l’esprit plus gros que lui, et, comme il n’a plus de soucis, il ne dit plus que des choses agréables. Il cause très-raisonnablement des heures entières, et les étrangers qui viennent le voir s’en vont en disant qu’il n’a rien de dérangé dans le cerveau, sauf une petite chose qui est de croire qu’il est un ancien particulier qu’on appelait Pindare dans les temps. Cela ne fait de mal à personne, et tout le monde s’est donné le mot pour ne pas le contrarier là-dessus. Il est toujours très-brave homme, très-humain, et il n’y a pas longtemps, dans une maison qui brûlait, il est entré à travers les flammes, en disant que les dieux devaient le protéger. Le fait est qu’on dit qu’il y en a un pour les amoureux, un pour les ivrognes et un pour les fous, ce qui ferait trois : tant il y a qu’Audebert a passé dans le feu sans se brûler, et il a sauvé un enfant qui s’est trouvé n’avoir pas plus de mal que lui. Tiens, c’est celui-là, ce petit blond qui lui tient toujours la main. Il y a des gens qui ont voulu faire de ça un miracle, et pour ces gens-là Audebert est plutôt un saint qu’un maniaque. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le pauvre cher homme a toujours eu et aura toujours un grand bon cœur, et que tout un chacun se fait un devoir de le protéger. Ces enfants que tu vois sauter autour de lui, c’est ses petits gardes du corps. Leurs parents leur ont bien recommandé de ne pas lui laisser attraper de mal, et s’il y en avait un assez mauvais sujet pour l’insulter et se moquer de lui, tu le verrais chassé et battu par les autres. Aujourd’hui c’est ceux-ci, demain ce sera d’autres ; on les envoie là autour de lui comme à l’école. Le vieux ne leur apprend jamais de sottises : bien au contraire, il leur enseigne de temps en temps d’assez jolies choses ; mais le voilà qui t’a vu, et il te reconnaît, car il arrive les bras ouverts. Appelle-le Pindare, et tout ira bien ! »

Sept-Épées attendri serra le vieux poëte sur son cœur, et reconnut bientôt que Va-sans-Peur ne l’avait pas trompé : Audebert était heureux. Il pensait que le monde lui avait enfin rendu justice, et depuis qu’il se rêvait au comble de la gloire, il était modeste et parlait fort peu de lui. Il signait Pindare et portait des lauriers ; c’était là toute sa folie, et il la devait peut-être à une mauvaise pièce de vers qui lui avait été adressée au fameux banquet, pièce dans laquelle on l’avait comparé au poëte de l’antiquité. Cette erreur entraînait logiquement chez lui celle de ne pouvoir se persuader que Pindare, revenu sur la terre, pût s’astreindre au métier de coutelier. Il trouvait donc fort simple que les populations fussent empressées de lui offrir la table et l’hospitalité, et il n’y mettait pas d’indiscrétion, car il était resté fort sobre, et sa clientèle était assez nombreuse pour qu’il pût, durant tous les jours de l’année, entrer chez un hôte nouveau sans l’importuner.

Il causa un instant avec Sept-Épées de la manière la plus cordiale, toujours un peu vague, mais enjouée, et sans paraître étranger à aucun des événements de la réalité. — Tu as perdu ta fabrique, lui dit-il. La montagne a voulu se venger de nos défis. Je vois que tu prends cela avec courage et sagesse, et tu as bien raison. Le bonheur n’est pas dans un tas de pierres, et, pas plus que moi, tu n’étais destiné à être l’esclave d’une machine. La joie t’attend au véritable logis : celui de l’amour et de l’amitié ; c’est pourquoi je te quitte, car tu dois être pressé de revoir ce que tu aimes !

Là-dessus il embrassa encore Sept-Épées, et continua sa promenade avec les enfants, qui se remirent à l’escorter, fiers de montrer au voyageur le soin qu’ils avaient de lui.

— Dépêchons-nous, dit Sept-Épées à son compagnon, il me tarde bien d’arriver ! et pourtant je me demande si je ne devrais pas t’envoyer en avant pour prévenir nos amis. Je crains que Tonine…

— Bah ! bah ! Tonine ! répondit Va-sans-Peur en levant les épaules ; est-ce que tu y penses toujours ? Voilà qui ne serait pas raisonnable par exemple !

— Que veux-tu dire ? s’écria Sept-Épées ; ah ! oui, je comprends ! tu penses qu’elle est pauvre, malade, endettée, et que, ruiné comme me voilà, je reviens pour épouser la misère ? Tu te trompes, mon camarade ! Il n’y a pas de misère pour celui qui a du courage et un peu de talent, et rien n’est impossible d’ailleurs à celui qui aime.

— Tu me dis là des choses auxquelles je ne comprends rien du tout, reprit Va-sans-Peur. Il faut bien que tu ne saches pas… Mais voilà la Lise qui vient aussi à ta rencontre, et qui saura ce que tu as dans la tête ; c’est peut-être des affaires qui ne me regardent pas, je vous laisse causer ensemble.

Lise arrivait en effet avec ses trois enfants, car il y en avait un troisième, encore plus beau que les deux premiers. Rosette avait grandi de toute la tête ; elle était toujours propre comme du temps où Tonine peignait ses cheveux blonds et plissait sa collerette blanche. Lise elle-même avait une mise assez soignée et semblait avoir rajeuni.

— Allons ! lui dit le voyageur en l’embrassant, de votre côté au moins tout va bien, et c’est une consolation pour moi ! Cela me fait aussi espérer que je vais trouver Tonine…

— Tonine va mieux depuis qu’elle espère ton retour. Elle est même assez forte pour avoir essayé de sortir aujourd’hui dans une carriole qu’on lui a prêtée. Tu ne la verras que dans une ou deux heures.

— Comment ? elle a été se promener, et elle n’a pas pris la route par laquelle je devais venir ?

— Et qui savait par quelle route tu reviendrais ? Et puis, à force de t’attendre, on ne savait plus que penser ! Enfin tu ne la trouveras pas chez elle tout de suite, et nous pouvons causer un peu ici, car je t’avoue que je suis lasse de porter ce gros marmot dans la montagne.

Et Lise s’assit sur l’herbe avec son enfant sur ses genoux.

— Vous m’inquiétez beaucoup, Lise, reprit Sept-Épées. Tonine est plus malade ou terriblement changée, et vous voulez me préparer à la voir.

— Si Tonine était plus malade, tu ne me verrais pas ici, reprit Lise. Quant à être bien changée… si cela était, mon cher ami, si elle était enlaidie, si elle avait perdu ses beaux cheveux, si elle était vieille avant l’âge et un peu infirme, qu’est-ce que tu en dirais, voyons ?