La Ville noire/15

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 231-244).

XV


Quand une idée noire s’empare d’un cerveau logique, elle trouve toujours à s’y fonder sur des inductions désespérantes. Sept-Épées s’imagina que Tonine avait pu avoir un intérêt grave, tout différent d’un intérêt de cœur, à le rappeler auprès d’elle. Pourquoi n’avait-elle pas osé lui écrire elle-même ? Pourquoi avoir employé Lise à l’insu de son mari et du vieux parrain ? Et ces mensonges gratuits qu’on lui avait faits pour éprouver son dévouement, la maladie, la misère, la laideur même ? Puis tout à coup l’apparition de Tonine que l’on disait absente, de Tonine belle, riante et passionnée, acceptant, exigeant même un serment qu’elle avait toujours repoussé, prenant Lise à témoin et se hâtant de traverser la ville avec lui, comme pour le compromettre dès la première heure ! Gaucher n’avait-il pas paru stupéfait de ce mariage ? et déjà, sur le sentier de la montagne, Va-sans-Peur n’avait-il pas dit comme le parrain : — Songer à Tonine ! ce n’est pas possible !

Sept-Épées s’habilla sans trop savoir ce qu’il faisait ; puis il tomba sur une chaise, oubliant qu’il était attendu. Ses yeux rencontrèrent sur la fenêtre un objet qui le fit tressaillir : c’était un pot de réséda, un pot bleu et blanc qu’il connaissait bien, et qu’autrefois, chez la Laurentis, il avait trouvé dans sa chambre, le jour où Tonine avait fait son déménagement. Elle savait qu’il aimait l’odeur du réséda : c’est une attention qu’elle avait eue alors et qu’elle venait de renouveler avec sa délicatesse accoutumée.

Sept-Épées sentit des larmes couler sur ses joues brûlantes. Il y avait un mystère autour de lui, un mystère effrayant à coup sûr. Comment Tonine savait-elle qu’il devait être reçu et accueilli chez la demoiselle, et qu’il y aurait précisément cette chambre-là ? Cette demoiselle si bonne… beaucoup trop bonne peut-être !… avait-elle un frère, un neveu ?…

— Non, non ! s’écria Sept-Épées en se levant comme pour échapper aux suggestions d’un mauvais esprit ; tout ce qui me vient là est épouvantable, et Tonine est toujours un ange du ciel ! Tonine, Lise ! Tonine, Gaucher ! où êtes-vous ? Pourquoi suis-je seul au moment où mon cœur déborde et où ma tête se perd ?

— Nous voilà, nous voilà ! répondit gaiement Gaucher, qui chuchotait avec sa femme devant la porte. Tonine est déjà là-bas qui nous attend. Ton parrain et nos autres amis doivent y être aussi. Allons, allons, nous sommes en retard.

— Ah ! mon ami, dit Sept-Épées en passant son bras sous celui du brave Gaucher, je ne sais pas où tu me mènes ; mais ta figure sincère me rend la confiance et le bonheur !

— On te mène chez la patronne, chez la bourgeoise, chez la bienfaitrice des ouvriers, répondit Lise, qui les suivit avec ses enfants. Nous sommes comme ça une douzaine qui dînons chez elle le dimanche, et aujourd’hui c’est dimanche pour nous à cause de ton retour.

— Eh ! qu’est-ce que cela lui fait, mon retour, à cette brave dame ?

— Ah ! répondit Gaucher, c’est qu’elle aime qui nous aimons !

On lui fit passer un petit pont de bois qui traversait un des bras étroits et tranquilles de la rivière, à l’endroit où elle formait un beau bassin devant la barre de l’écluse. Par ce pont, on entrait dans une petite île longuette plantée en jardin, où les roses et les œillets se miraient dans l’eau unie comme une glace. Tout au bout s’élevait (pas bien haut) le logis de la demoiselle, un pavillon à trois fenêtres de façade composé d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, bien bâti par les habiles maçons du pays, peint à la mode de l’endroit d’un ton gris de perle, rehaussé de filets lilas et blancs, et surmonté d’un étroit belvédère avec sa balustrade à jour en briques courbes, le tout si simple qu’un ouvrier un peu avancé et rangé eût pu se faire construire un palais semblable ; mais le lieu était si joli et si frais qu’on n’y pouvait rien souhaiter de mieux. Le terrain en pente, porté sur une base rocheuse, était assez élevé pour ne jamais craindre les crues de l’eau, et une aigrette de peupliers, au pied desquels s’arrondissait un bosquet d’arbustes touffus, couronnait la maison et l’îlot dans sa partie la plus haute.

Une allée de sable noir conduisait, par un méandre gracieux, à un perron de trois marches. Un bon petit chien qui n’aboyait après personne, qui caressait tout le monde, vint au-devant des convives comme pour les inviter à se hâter, et la Laurentis, éblouissante d’embonpoint dans sa camisole blanche, le tablier retroussé et les bras nus, apparut à une fenêtre du rez-de-chaussée, remuant une casserole qui lançait des éclairs, tant elle était rouge et fourbie.

— C’est elle, dit Gaucher à Sept-Épées, qui, à elle seule, compose toute la maison de la demoiselle. Tu dois te rappeler que, pour faire l’omelette et les gâteaux, c’est un cordon-bleu.

Ils entrèrent dans le salon, qui, ainsi que la salle à manger, était disposé pour recevoir au plus une douzaine de personnes dans les jours de gala. Il était tout lambrissé et meublé en bois clair, et pour tout luxe il y avait des rideaux de mousseline blanche, des fleurs dans des poteries du pays, et une belle vieille table à pieds tordus que Sept-Épées avait vue autrefois chez Tonine.

Il trouva là son parrain, la Sauvière et sa fille, le docteur Anthime et Va-sans-Peur. On espérait Audebert ; mais, comme il avait déclaré, une fois pour toutes, que le poëte n’a pas d’heure, on ne devait pas l’attendre. Tonine arriva la dernière, tout habillée de blanc, si belle et l’air si radieux que Sept-Épées en fut ébloui. Elle vint à lui et lui prit les deux mains en riant. Tout le monde riait, même le parrain, qui paraissait avoir entendu raison. Sept-Épées se mit aussi à rire pour faire comme les autres, et aussi parce qu’il avait le cœur content ; pourtant la figure épanouie d’Anthime, que ses yeux rencontrèrent comme malgré lui, le rendit tout à coup très-sombre. Rosalie Sauvière, qui était devenue grande, jolie et qui était habillée comme une bourgeoise, s’en aperçut. — Eh bien ! lui dit-elle, vous regardez mon mari comme si vous ne le reconnaissiez pas ! Pourquoi donc ne lui avez-vous pas encore parlé ?

— Votre mari ? s’écria Sept-Épées en se jetant presque au cou du docteur.

— Oui, répondit celui-ci : il était dans ma destinée de me fixer à la Ville Noire ; refusé par une aimable personne qui avait reçu mes premiers hommages, j’en ai rencontré une autre, une belle patiente, qui a bien voulu me savoir gré de mes soins et me les payer par sa confiance. Je suis le médecin des ateliers, mon cher Sept-Épées ; mais vous rapportez de vos voyages une mine qui ne me promet pas grande besogne.

— À table ! cria la Laurentis du fond de sa cuisine, et le petit chien, qui connaissait cette exclamation, vint en gambadant, en aboyant de joie, faire l’office de valet de chambre.

— Ceci veut dire : madame est servie, dit le docteur en offrant son bras à Tonine, qui fit passer le vieux parrain le premier.

Madame Anthime prit le bras de Sept-Épées, et les autres suivirent.

La salle à manger était aussi propre et pas plus riche que le salon. Des mets très-élémentaires étaient placés sur une grosse nappe blanche semée de violettes.

Il y avait quelque chose de patriarcal dans cette aimable hospitalité. Tout le dîner étant servi à la fois, la Laurentis prit place avec les autres.

Tonine s’assit à la place d’honneur avec le parrain en face d’elle, le docteur à sa droite et Sept-Épées à sa gauche. De la demoiselle, il n’était pas plus question que si elle n’eût jamais existé. Sept-Épées ne put s’empêcher d’en faire la remarque à madame Anthime, qui était auprès de lui. — Bah ! bah ! répondit-elle d’un ton enjoué, elle viendra plus tard, à la fin du dîner !

— Non, dit Tonine, elle va venir tout de suite ; c’est assez nous moquer de mon prétendu, et la chose commence à le tourmenter, je vois cela !… Allons, Sept-Épées, mon ami, n’attendez plus personne, car la bourgeoise est ici. C’est moi qui vous parle et qui vous demande pardon de vous avoir laissé mystifier !

— Vous ! s’écria le jeune homme encore un peu inquiet, vous, la demoiselle, l’héritière ?…

— Oui, moi, Tonine, votre fiancée d’aujourd’hui et votre femme bientôt. N’allez-vous pas faire comme le parrain, qui disait que c’était impossible ? C’est plus que possible, puisque nous nous aimons et que j’ai votre parole. Mes amis, ajouta-t-elle en s’adressant aux autres, vous ne savez pas tous comment ces choses-là se sont passées. On a fait croire au compagnon que j’étais dans la dernière des misères, malade, et affreuse par-dessus le marché. Il est revenu quand même, de bien loin, pour m’épouser, et cela, sans même savoir le malheur arrivé à sa baraque, quand il pouvait encore se croire riche auprès de moi. Croyez-vous que je lui doive assez de confiance et d’estime à présent pour souhaiter d’être sa femme ?

— Oui, oui ! s’écria tout le monde. Oui, oui ! répondit, de la porte, Audebert, qui arrivait. Ô maison de l’amour et de l’amitié, je suspends ma couronne à ton seuil béni des dieux !

— Ami, lui répondit Tonine, faites-moi un présent de noces digne d’un homme comme vous ! Donnez-la-moi cette couronne, suspendez-la ici pour toujours, et jurez de ne pas me la reprendre.

— Je le jure, s’écria Audebert, qui, depuis ce jour, ne songea plus à se parer de cet excentrique ornement ; je le jure, je le jure ! répéta-t-il par trois fois avec une antique solennité.

— Et j’accepte le serment de l’amitié, lui dit Tonine ; ces lauriers, que respectaient les habitants de la Ville Noire, auraient fini par vous faire des envieux. Ici on les verra avec orgueil, car votre gloire nous appartient plus qu’à vous-même, et c’est à nous de la publier.

— Tu as raison, jeune et belle muse du travail ! répondit Audebert : j’ai peut-être paru manquer de candeur et de simplicité en portant ce gage de mon triomphe. Faites-moi place parmi vous, mes amis, je veux vous chanter l’épithalame de ces heureux époux.

— Au dessert ! au dessert ! dit le parrain, qui ne goûtait pas toujours la poésie de son camarade de jeunesse ; nous avons à parler d’affaires sérieuses. Voyons, filleul, que dis-tu de ce qui t’arrive ?

— Je dis que je suis heureux, parce que j’épouse Tonine, que j’ai toujours aimée, répondit Sept-Épées, voilà tout ce que je dis !… Qu’elle soit riche ou pauvre, peu importe, c’est elle ! ce n’est pas son nouveau rang et sa nouvelle fortune qui l’ont faite ce qu’elle est !

— C’est bien pensé, dit le docteur ; mais permettez-moi de vous dire que la richesse, car vous voilà tous deux très-riches en comparaison de ce que vous étiez, ajoutera beaucoup à votre bonheur, si vous l’entendez comme l’entend la généreuse Tonine.

— Qu’elle me le dise vite, car je ne veux pas, je ne peux pas avoir jamais d’autre idée que la sienne. Parle, ma chère Tonine, je vois bien que la fortune n’est pas toujours aveugle, comme on le prétend, puisqu’elle s’est donnée à toi ; mais je ne serais pas digne de partager ton sort, si je ne partageais pas tes sentiments.

— Eh bien ! apprends, répondit Tonine, comment j’ai hérité de mon beau-frère, et tu comprendras nos devoirs. Te souviens-tu qu’il était fort malade quand tu es parti ? Il avait abusé de tout, il se sentait mourir, et avait peur de la mort. C’était une mauvaise tête plutôt qu’un mauvais cœur. Il se repentait du passé. Il voulut me voir, me demanda de lui pardonner le malheur de ma pauvre sœur. J’y mis pour condition qu’il ferait quelque chose de charitable pour les pauvres de la Ville Noire. Il le promit, et je lui donnai des soins et des consolations. Quand on ouvrit son testament, nous fûmes tous bien étonnés de voir qu’il me laissait l’usine ; mais il y avait une condition : c’est que j’adoucirais les peines que la dureté de son chef d’atelier et son indifférence avaient causées. Dès lors, tu vois, mon ami, cette condition-là, je ne sais pas si la loi nous en demanderait compte ; mais je sais que Dieu est bon comptable, et qu’on ne le triche pas. C’est à nous de bien nous tenir, si nous ne voulons pas qu’il nous abandonne.

— Sois tranquille ! répondit Sept-Épées, qui jusque-là s’était senti un peu accablé sous le bienfait de Tonine, et qui tout aussitôt releva la tête avec enthousiasme. Je ne sais pas si je suis aussi bon et aussi religieux que toi ; mais je suis diablement fier, et je ne crois pas qu’il me serait possible de vivre sans te voir fière de moi.

Pendant le dîner, qui fut satisfaisant pour l’appétit, sans aucune recherche, Sept-Épées remarqua un grand changement survenu chez Tonine. Autrefois, bien qu’elle eût autant d’esprit que lui, il y avait comme une différence de niveau dans leur éducation, et la jeune ouvrière avouait son ignorance sur beaucoup de choses pratiques qui avaient leur importance aux yeux du jeune artisan. Avec le changement de position, l’horizon de Tonine s’était agrandi. Elle avait voulu entendre de son mieux la science et les arts de l’industrie qu’elle avait à gouverner, et, sans être sortie de son Val-d’Enfer, elle s’était mise au courant du mouvement industriel et commercial de la France.

Sept-Épées fut donc très-heureux de pouvoir causer, devant elle et avec elle, de tout ce qu’il avait acquis et observé, sans craindre de trouver en elle des préoccupations étrangères à la nature de ses connaissances. Il eut la satisfaction de pouvoir l’éclairer encore sur le progrès qu’elle pouvait imprimer autour d’elle, et de se voir parfaitement compris et apprécié par un esprit lucide et ingénieux, moteur puissant et nécessaire de l’action d’un cœur dévoué.