La Ville noire/16

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 244-259).

XVI


Dès le lendemain, les premiers bans furent publiés ; mais, dès le lendemain aussi, Sept-Épées se mit au travail de la fabrique, et il voulut y entrer comme simple compagnon, tenant à montrer qu’il honorait plus que jamais le travail manuel, et qu’il était plus habile et plus prompt que pas un de ceux qu’il aurait bientôt sous sa gouverne. Il ouvrit le soir un cours d’instruction pratique qui prouva aussi le droit qu’il avait d’enseigner, et, après la leçon, il se mêla à ses anciens et nouveaux camarades, qui tous voulaient fêter son retour, et auxquels, par sa franche cordialité, il montra bien qu’il serait toujours un ami sérieux et un bon frère.

Tonine eût souhaité que son mariage se fît sans plus d’éclat que celui des autres artisans du pays, mais il ne dépendit pas de sa volonté d’empêcher les préparatifs de la Ville Noire. Huit jours durant, les enfants cueillirent dans la campagne une véritable montagne de fleurs qui fut mise au frais dans un des nombreux réservoirs des écluses, et qui, le jour des noces, se trouva transformée et distribuée en guirlandes gigantesques et en gracieux arcs de triomphe sur tout le passage du modeste cortège. Ce cortège devint bientôt si nombreux qu’on eût dit d’une fête patronale suivant la procession. Après la cérémonie, il y eut un banquet général sur les gazons qui entouraient le bassin de la grande barre. Chaque famille apporta là son repas, et toute la population mangea et chanta pendant que les deux époux, avec le petit groupe de leurs amis intimes, déjeunaient sans faste sous les lilas de la petite île, recevant et rendant les toasts qui s’élevaient de tout l’amphithéâtre du rivage. De jeunes compagnons, parés de fleurs et portant leurs insignes de cérémonie, amenèrent ensuite un petit radeau pavoisé, ouvrage de leurs mains, sur lequel les deux époux furent invités à monter pour faire le tour du bassin et recevoir les caresses et les félicitations de tout le monde. Tonine fut priée d’ouvrir le bal, et on la vit danser pour la première fois dans une fête. Elle y mit tant de grâce et de modestie que chacun l’admirait de s’être abstenue jusque-là de tout plaisir et de toute coquetterie par prudence et par pudeur.

Cependant Tonine s’interrompit plusieurs fois pour demander si personne n’avait vu Audebert. Quelque livré qu’il fût à son caprice, le vieux poëte n’oubliait jamais ses affections, et on s’étonnait qu’en un pareil jour il ne fût pas là. On commençait même à s’inquiéter, lorsqu’il parut enfin sur le haut du gros rocher, qui commençait à projeter son ombre bienfaisante sur la fête. Il amenait avec lui Saverio (ou Xavier), le beau chanteur, l’habile plâtrier italien, nouvellement arrivé au pays pour des travaux d’art dans les bâtiments de la mairie de la ville haute. Ce jeune homme avait une voix magnifique et chantait avec goût, quoiqu’il eût un peu d’accent étranger ; mais cet accent n’avait rien de désagréable et rendait sa prononciation plus sonore. Du haut du rocher, Audebert fit un signal convenu avec une branche verte. Les eaux et les rouages de l’usine, qui étaient au repos, partirent alors avec un grand bruit de marteaux et de cascades, en même temps qu’on vit les fumées des fourneaux s’élever en spirales noires dans les airs.

C’était un simulacre de travail et comme l’ouverture nécessaire de la cantate. Quand Audebert et son compagnon furent descendus jusqu’à une roche surplombante qui les rapprochait convenablement de l’auditoire, Audebert fit encore un signe, et les machines s’arrêtèrent. Les flots furent enchaînés comme par magie, et un chœur d’ouvriers entonna l’épithalame qu’Audebert avait composé, et dont Saverio déclama et chanta tour à tour le récitatif et les strophes. Il y avait longtemps qu’Audebert n’avait été si bien inspiré. Son cœur ému avait rendu la lumière à son génie troublé, et, quoiqu’il y eût encore quelques incorrections dans ses vers, la paraphrase en prose que nous en donnerons pour terminer cette véridique histoire prouvera que ses idées ne souffraient d’aucun désordre.

CHŒUR.

« Taisez-vous, rouages terribles ! tais-toi, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, faites silence ! Laissez chanter l’amour ; c’est aujourd’hui la fête d’hyménée.

RÉCITATIF.

« Toi d’abord, jeune époux, fils adoptif de la Ville Noire, reçois la bénédiction de l’amitié, c’est encore celle de Dieu pour ton amour. Écoute, par la voix de l’ami étranger, la parole amie de la vieillesse. La vieillesse résume et enseigne ; elle a derrière elle les longs jours de l’espérance et de la douleur, du plaisir et de la peine. Cette parole te dit : Souviens-toi !

STROPHES.

« Oui ! souviens-toi des jours déjà passés… Ils ont passé vite, mais ils ont été assez remplis pour t’instruire. Les labeurs de ton apprentissage et les premiers essais de ta force, les illusions de ton esprit et les élans de ton cœur t’ont déjà enseigné ce que l’enfant doit souffrir pour devenir un homme, ce que l’homme doit comprendre pour devenir un sage. Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où le mugissement des eaux, les craquements du bois et le grincement du métal t’arrêtèrent, éperdu de crainte, au seuil de l’usine. Ton ancien t’encourageait et te montrait en souriant les petits oiseaux essayant leur premier vol autour des nids suspendus à ces toits ébranlés par les furies du travail. Et toi, tu as souri à ton tour, ne voulant pas être moins brave que les petits du passereau et de l’hirondelle. Souviens-toi !

« Souviens-toi du premier coup que, vacillant sous ta main débile, l’outil cruel porta dans ta pauvre chair. Ce fut ton premier cri, ton premier sang. Tu fus, ce jour-là, baptisé par la souffrance, et ton ancien te dit : — Ce n’est rien, c’est le baiser de ta nourrice ! — Et toi, tu ramassas le fer brutal en répondant : — À la longue, le nourrisson mènera durement la marâtre… Souviens-toi !

« Souviens-toi du premier ouvrage complet qui sortit de ta main exercée. Ce jour-là, l’orgueil visita ton âme, et tu te sentis plus grand de toute ta tête. Tu te baissas pour sortir par la porte de l’atelier ; tu regardas le soleil cherchant s’il ne lui manquait pas un rayon dérobé par toi pour éclairer l’acier que tu venais de façonner, et il te sembla que toute la Ville Noire avait les yeux sur toi, en disant : — Rangeons-nous, il n’y a plus d’enfant ici, vrai Dieu ! Voilà un de nos citoyens qui passe !… Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où tu vis ta bourse remplie et la liberté devant toi. Ce jour-là, tu t’écrias que le monde entier t’appartenait, et que tu pouvais y choisir ta place ; mais si ton rêve fut grand, ta place fut petite, et ta peine recommença plus acharnée, quand tu te vis aux prises avec la plus fine et la plus dure des machines, la plus docile et la plus rebelle, la plus ingrate et la plus généreuse, enfin la machine des machines, l’homme qui travaille pour l’homme. Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où tu te sentis en lutte avec ton semblable, en guerre avec ton frère, en désaccord avec toi-même. Ce fut le jour où tu reconnus que, pour gagner vite, il fallait mettre l’éperon au ventre de tes ouvriers, et arracher de ton pauvre cœur la confiance dont on abuse, la compassion qu’on exploite, l’amitié souvent ingrate, et ce jour-là tu jetas ton ciseau en pleurant. Tu venais d’apprendre que les hommes sont des hommes, et que qui n’est pas de fer pour l’ambition doit être d’acier pour la patience… Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où ton cœur devint le maître de ton esprit, et où, dégoûté d’appeler la fièvre à ton aide, tu sus attendre la volonté. Ce jour-là, tu te réconcilias avec tes frères, avec Dieu, avec toi-même. Ce jour-là, tu vis dans la flamme de ta forge une lueur qui ne sortait plus de l’enfer ; tu entendis dans la voix du torrent une parole qui venait de Dieu, tu sentis passer dans tes veines ardentes une fraîcheur qui tombait du ciel… Souviens-toi !

« Et aujourd’hui que tu te souviens de tout, garde à jamais le trésor de la science, car la vie t’a appris déjà beaucoup de choses que ne savent point ceux qui n’ont pas souffert, une grande chose entre toutes : c’est que le bonheur n’est pas dans le triomphe de la volonté isolée, mais dans l’accord des volontés conquises au bien ; une plus grande chose encore : c’est que l’amour enseigne encore mieux que la raison, et que toute science vient de lui. Cela, ne l’oublie jamais ; de cela surtout, souviens-toi !

CHŒUR.

« Et maintenant, criez, rouages terribles ; maintenant, chante et bondis, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, commandez la danse ! Vous ne couvrirez pas les voix de l’amour. C’est aujourd’hui la fête d’hyménée. »

L’usine, remise en mouvement, fit sa partie, aux grands applaudissements de l’auditoire ; puis, quand le chanteur eut profité de ce moment de repos, tout se tut de nouveau pour écouter le chant de l’épousée. Le chœur reprit :

« Toi, maintenant, belle épousée, fille des entrailles de la Ville Noire ! Reçois la bénédiction de l’amitié ; c’est encore celle de Dieu pour ton amour. »

Puis le bon Saverio chanta le récitatif :

« Écoute, par la voix de l’ami étranger, la parole amie de la vieillesse. La vieillesse juge et récompense ; elle a derrière elle le cortège des longs jours d’espérance et de douleur, de plaisir et de peine ; cette parole te dit ; Souviens-toi !

STROPHES.

« Toi qui fus bénie en naissant, Tonine aux blanches mains, souviens-toi du premier jour où ta mère te mena dans la montagne ; ta mère me l’a raconté : tu vis une fleur qui riait au soleil, et tu courus la cueillir. C’était pour toi la fleur des fleurs, la merveille de la terre, c’était la première chose dont tu comprenais la beauté ! Ta sœur, plus grande que toi, la voulut, et toi, au lieu de pleurer, tu souris en la lui donnant. C’était la première fois que tu sentais le plaisir de donner, plus grand pour toi que tous les autres plaisirs ; souviens-toi !

« Toi qui fus bénie en grandissant, Tonine aux mains diligentes, souviens-toi du premier jour où tu entras dans l’atelier pour gagner ta pauvre vie d’enfant. Tu étais orpheline, et tu ne riais point. — Quelle est, disait le maître, — c’est lui qui me l’a conté, — cette pâle fillette qui ne gâte rien, qui est habile dès le premier jour, et qui, au travail, ne semble pas connaître le dégoût ou la peine ? — Il lui fut répondu : C’est celle qui travaille pour deux, parce que sa sœur a encore trop de chagrin, et que celle-ci, la plus petite, est la plus soumise à Dieu ; souviens-toi !

« Toi qui fus bénie en devenant belle, Tonine aux mains pures, souviens-toi du jour où l’on voulut t’entraîner à la première fête ; on te disait : Les tonnelles sont pavoisées, les violons raclent leurs plus beaux airs de danse. Tous les garçons vont là-bas sur la pelouse ; mets ta robe blanche et suis-nous. Un jour de plaisir efface un an d’ennui. Et toi tu répondis, — tes compagnes me l’ont conté : — Non, vous n’avez pas besoin de moi, puisque vous êtes contentes ; j’irai tenir compagnie à Louisa la boiteuse, qui s’ennuie seule au logis. — Et tu mis ta robe blanche, et tu donnas à la solitaire infirme la fête de l’amitié ; souviens-toi !

« Toi qui fus bénie en devenant sainte, Tonine aux mains secourables, souviens-toi du jour où tu donnas à boire au pauvre voyageur et ton pain à la pauvre mendiante, et du jour où tu fermas les yeux du voleur abandonné de tous, après avoir fait entrer le repentir dans son âme coupable, et du jour où tu soignas le pauvre paralytique, objet de dégoût pour sa propre famille, et du jour où tu donnas ta mante, et de celui où tu donnas ta chaussure, et de celui où, n’ayant plus rien à donner, tu donnas tes larmes, et de tous les jours de la vie qui furent marqués par des bienfaits, des dévouements, des sacrifices ; de tous ces jours-là, Tonine aux belles mains, souviens-toi !


« Et souviens-toi encore, Tonine au cœur pur, du jour où l’on vint te dire : Tu es riche, la plus belle des usines de la Ville Noire, la perle du Val-d’Enfer est à toi. Ce jour-là, tu levas vers le ciel tes mains sans tache en disant : Rien n’est à moi, tout est à Dieu ! Et depuis ce jour-là il n’y a pas eu ici une peine qui ne fût adoucie, une larme qui ne fût essuyée ; souviens-toi !

« Et souviens-toi, Tonine au cœur fidèle, du jour où l’on vint te dire : L’atelier de celui qui t’aimait a été dévoré par la montagne. Sa roue, muette à jamais, gît sous le rocher, le torrent chante sa victoire cruelle sur les ruines de son travail et de sa vie. Ce jour-là, tu t’écrias : — Voilà mon fiancé qui revient, ma voix l’appelle. J’ai besoin d’un ami pour partager le fardeau des devoirs de ma richesse. — Et ce jour-là, Tonine au cœur tendre, tu aimas plus que toi-même celui qui n’avait plus que toi sur la terre ; souviens-toi !

RÉCITATIF.

« Jeunes époux, souvenez-vous de vos fatigues et de vos peines pour mieux savourer le bonheur ! Nobles enfants du travail, ne quittez jamais la Ville Noire ! Des liens plus forts que l’acier le mieux trempé de vos ateliers, des affections plus solides que ces rochers de granit qui protègent le sanctuaire de nos industries, des liens d’amour et d’amitié vous y retiennent. La caverne des noirs cyclopes peut effrayer les regards du passant ; mais celui qui a longtemps vécu dans ces abîmes et dans ces flammes sait que les cœurs y sont ardents comme elles et profonds comme eux ! De ces cœurs-là, jeunes époux, souvenez-vous à jamais !

CHŒUR.

Et maintenant criez, rouages puissants ! Chante et bondis, rivière bénie ! Fers et feux, enclumes et marteaux, saintes voix du travail, commandez la danse. Vous ne couvrirez pas les voix de l’amour ; c’est aujourd’hui la fête d’hyménée ! »


Aux applaudissements de la Ville Noire répondirent des applaudissements et des clameurs qui semblaient planer dans les airs. Tous les regards se portèrent vers la montagne, et l’on vit une foule qui battait des mains et agitait des mouchoirs. C’était le petit et le gros commerce, la jeune et la vieille bourgeoisie de la ville haute, avec la musique en tête et le peuple en queue, qui descendaient vers la rivière.

On savait bien, à la ville haute, qu’il se faisait un beau mariage à la ville basse, et Tonine avait, de la base au sommet de la montagne, la réputation d’une sainte et douce fille. Le testament de Molino avait fait assez de bruit pour la mettre en évidence. Personne n’eût pourtant songé à blesser sa modestie bien connue par une ovation ; mais, quand on vit, en ce jour de fête, les tourbillons de fumée de l’usine, et que l’on entendit le bruit des marteaux, on s’étonna beaucoup, et l’on vint sur les terrasses voir de quoi il s’agissait. On ne put saisir les paroles de la cantate, mais les sons de la voix de Saverio et la pantomime d’Audebert firent comprendre ce qui se passait. C’est pourquoi l’on s’entendit pour aller prendre part à cette joie populaire, et, comme la cantate fut longue, on eut tout le temps d’organiser l’amicale visite.

En ce jour-là, on vit donc, sur la pelouse qui bordait un des côtés du bassin, et qui était comme le péristyle entre le ravin et la plaine, les deux villes rivales, mais toujours sœurs, se mêler cordialement dans une fête improvisée. Bien des susceptibilités, bien des rancunes, bien des méfiances s’effacèrent. D’anciennes amitiés furent renouées, des griefs s’envolèrent aux sons des violons, et le vieux parrain de Sept-Épées, flatté de plusieurs politesses sur lesquelles il ne comptait pas, déclara que si la Ville Noire était le sanctuaire de toute sagesse et de toute vertu, la ville peinte avait aussi du bon.