La Ville noire/8

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 113-130).



VIII


Ils arrivèrent ainsi jusqu’à un endroit où l’eau ne s’était pas écoulée et couvrait tout le petit chemin qu’ils suivaient. Sept-Épées, voyant que Tonine allait s’y enfoncer bravement sans requérir son aide, l’arrêta avec humeur. — Vous me haïssez donc bien, Tonine, lui dit-il, que vous ne voulez pas recevoir de moi le plus petit service ? Je sais bien que je n’ai ni cheval, ni carriole, moi, pour vous empêcher de gâter votre chaussure ; mais j’ai de bons bras pour vous porter.

— Je suis trop grande pour faire la petite mignonne, répondit Tonine, et je ne mourrai pas pour un bain de jambes.

— Vous ne voulez pas que je vous porte ? reprit Sept-Épées, fâché tout à fait. Allez donc, si c’est votre plaisir ! — Mais quand il la vit se risquer dans l’eau sans répondre, il se reprocha sa fierté, la saisit dans ses bras sans la consulter davantage, et la remit à pied sec sur le sable, vingt ou trente pas plus loin.

— Qu’est-ce que vous avez, Sept-Épées ? lui dit-elle alors ; j’ai senti sur mon bras des larmes tombant toutes chaudes de vos yeux. Pourquoi donc vous ferais-je du chagrin ? Voulez-vous que je vous dise ? vous vous imaginez devoir me regretter parce que j’ai pris mon parti sans me fâcher ni me plaindre ; mais, si j’étais votre femme à cette heure, vous en seriez désolé. Voyons, ne prenez pas l’orgueil pour l’amitié, ce n’est pas du tout la même chose !

— Si vous étiez ma femme à cette heure, répondit le jeune homme, au lieu de me sentir inquiet et découragé comme je l’étais quand vous êtes arrivée ce matin, j’aurais quelqu’un pour me consoler et me rendre l’espérance ; il me semble que je n’aurais point des idées noires quand la rivière monte et des accès de colère contre ce pauvre Audebert quand il devient fou. Tonine, je suis plus malheureux que vous ne croyez ! Je ne sais pas si c’est l’inquiétude de ne pas réussir et de me voir moqué par ceux qui m’ont trouvé insolent de vouloir être un homme sérieux à l’âge où tant d’autres ne songent qu’au plaisir, ou bien si c’est la société de cette tête à l’envers que je me suis donnée pour ami et compagnon, ou encore la tristesse et la solitude de cette baraque endiablée ; mais je vous jure qu’il y a des jours où pour bien peu…

Sept-Épées n’acheva pas sa pensée, et tous les deux gardèrent le silence quelques instants. Enfin Tonine lui dit : — Vous me faites de la peine, Sept-Épées, vrai, vous m’en faites beaucoup ! Mais, de ce que vous regrettez votre acquisition, il ne résulte pas que vous ayez tant sujet de regretter le mariage, et si, marié, vos affaires tournaient mal, vous seriez bien plus tourmenté encore. Voyons, compagnon, vous n’êtes pas un cœur bien tendre, vous, mais vous êtes un honnête homme ; vous ne voudriez pas, vous ne sauriez pas mentir, je pense. Convenez que, depuis quatre mois que vous êtes maître, vous n’avez pas beaucoup pensé à moi.

— Vous vous trompez, Tonine, j’y ai pensé souvent, et toujours avec tristesse.

— Parce que vous pensiez m’avoir fait de la peine. Dites la vérité, rien ne me fâchera.

— Eh bien ! oui, je m’imaginais vous avoir offensée.

— Alors je vois que vous n’êtes pas un mauvais cœur ; mais, si vous aviez pu voir dans le mien et vous assurer par vos yeux qu’il ne souffrait pas, est-ce que vous seriez venu me dire, comme j’ai entendu autrefois Gaucher le dire à Lise : — Ma chère, que vous m’aimiez ou non, je sens, moi, que je ne peux pas me passer de vous ? — Ne répondez pas à la légère, Sept-Épées ; je ne tiens pas à ce que vous soyez galant et gentil avec moi : j’en appelle à votre foi d’honnête homme.

— Eh bien ! répondit l’armurier après un moment de réflexion et d’abattement, je conviens que j’ai été si occupé, si agité par mes affaires que je n’ai eu aucune autre idée arrêtée dans l’esprit. Mon ambition n’a pas éteint mon amour, mais elle lui a fait du tort. Voilà ma confession faite : est-ce une raison pour ne pas me pardonner ?

— Ce serait une raison, au contraire, pour vous pardonner, si vous m’aimiez beaucoup à présent. La sincérité est une belle qualité à mes yeux ; mais vous ne m’aimez pas plus aujourd’hui qu’hier, mon cher ami !

— Il me semble pourtant bien…

— Il vous semble que je vaux mieux parce que je vous ai surpris dans un jour de chagrin et de danger, et que dans ces moments-là on a besoin d’amitié. Et puis vous vous êtes imaginé que quelqu’un faisait attention à moi, et votre amour-propre s’en est réveillé. Enfin, me voyant désireuse de vous obliger, vous avez cru que je vous aimais, et tout cela vous a un peu monté à la tête ; mais votre danger est passé, et votre ennui passera. Personne ne songe à moi, et je ne songe à personne. Si vous me demandiez ce soir une parole d’amour et de mariage, vous vous en repentiriez demain matin, et moi, je serais là aussi avec le repentir d’avoir cru à une bouffée d’amour qui n’est pas l’amour vrai de toute la vie.

— Allons ! dit Sept-Épées, vous me punissez de ma franchise, et vous me tuez avec le fer que vous m’avez retiré du cœur ! C’est votre droit. Il faudra donc que je fasse fortune pour me consoler ? Eh bien ! je commence à n’y plus croire, à la fortune, et à me dire que je suis bien fou de me donner tant de peine pour quelque chose de si incertain !

— Vous n’avez pas le droit de vous décourager si vite, reprit Tonine ; le vin est tiré, il faut le boire. Il ne faut pas vous dégoûter d’une chose à peine commencée. Celui qui se rebute aux premiers ennuis n’est pas un homme, et, en changeant de projet tous les jours, on n’inspire plus de confiance à personne. Il est peut-être malheureux pour vous d’avoir sacrifié votre jeunesse au gain et le présent à l’avenir ; mais il serait plus malheureux encore de sacrifier cet avenir, qui vous a coûté si gros, pour quelques désagréments qui passeront comme tout passe. J’irai demain matin revoir votre malade, puisque je le lui ai promis, et nous causerons avec Gaucher de tout cela.

— Ah ! vous reviendrez demain à la baraque ! À quelle heure ?

— Je ne sais pas. Je ne veux pas y retourner avec vous, Sept-Épées : ça ferait jaser, et même nous allons nous quitter ici pour ne pas entrer ensemble dans le faubourg ; mais nous nous verrons demain, je vous le promets. Pour ma peine, voulez-vous me promettre de réfléchir comme un garçon raisonnable doit le faire, et de ne pas trop vous affliger des contrariétés qui vous arriveront ?

— Eh mon Dieu ! qu’est-ce que ça vous fait, Tonine, que je m’afflige et que je manque de courage, puisque vous n’avez aucune amitié pour moi ?

— Il y a amitié et amitié ! Il y a celle qui fait qu’on ne peut pas vivre l’un sans l’autre et qu’on se marie ensemble : celle-là, vous ne l’avez pas eue pour moi, et il est heureux que je ne l’aie pas eue pour vous ; mais il y a une amitié plus tranquille et qui n’enchaîne pas tant : c’est celle qui fait qu’on s’intéresse aux peines d’un autre et qu’on voudrait l’en tirer. Au point où nous en sommes, c’est la meilleure qu’il puisse y avoir entre nous, et, si vous m’en croyez, c’est celle que nous aurons. Il ne sera plus question ni d’amour ni d’amourette ; vous me prendrez aussi au sérieux que si j’étais Gaucher, mon cousin. Si la chose vous convient, à revoir ; sinon, nous nous verrons demain pour la dernière fois.

— Je serai pour vous tout ce que vous voudrez, Tonine, votre mari ou votre frère, votre amoureux ou votre ami ; pourvu que nous ne soyons pas brouillés, je serai toujours plus content que je ne le suis depuis six mois.

Le lendemain, Sept-Épées, pour obéir à Tonine, regagna son usine avec ses ouvriers et sans paraître songer à elle ; mais il compta les heures et les quarts d’heure jusqu’à ce qu’il la vit arriver avec Lise et ses deux enfants. Après qu’elles eurent vu Audebert, qui allait assez bien, et qui, lui aussi, avait attendu Tonine comme le Messie, Lise, laissant sa compagne auprès du malade, prit à part son mari.

— Il y a une chose que tu ne sais pas, lui dit-elle, et que Tonine vient de m’apprendre en venant ici : c’est que ton ami a de la tristesse et court risque de se décourager tout à fait, si tu ne lui donnes pas un coup de main. Qui t’empêche de travailler pour lui pendant une ou deux semaines ? Ce sera un chagrin pour la petite et pour moi de ne pas te voir dans la journée, mais il ne faut pas ne songer qu’à soi dans ce monde. Audebert est un bon cœur, mais le voilà hors d’état de travailler pendant quelques jours, et d’ailleurs ce n’est pas l’homme qui convient à un garçon comme Sept-Épées. Audebert le reconnaît lui-même, et il a l’idée de le quitter. Tu seras donc nécessaire ici jusqu’à ce que ton ami ait trouvé un autre maître ouvrier.

— J’avais déjà pensé à tout ceci, répondit Gaucher, mais je n’osais pas m’offrir au camarade dans la crainte de te chagriner. J’ai eu tort de douter de ton bon cœur, ma Lise, et puisque la chose vient de toi, je suis content de t’en laisser le mérite. Parle à Sept-Épées et dis-lui que si cela lui convient, je suis à son service pour le restant du mois.

Quand Sept-Épées eut accepté avec reconnaissance l’offre de son ami, Tonine lui dit : — Hier, j’ai ri mal à propos de votre livre de comptes. Si j’avais su ce que le pauvre Audebert vient de me dire, je n’aurais pas plaisanté sur une chose sérieuse.

— Que vous a-t-il donc dit, Tonine ?

— Il s’est confessé à moi de plusieurs manquements qui lui sont revenus en mémoire depuis que la fièvre l’a quitté. Il craint que vous ne vous en soyez aperçu, et il vient de me prier de les corriger. Voulez-vous me permettre de les revoir, ces livres dont je me moquais hier ?

— Je ne veux pas vous donner ce casse-tête, ma chère Tonine ! J’ai bien vu que tout était en désarroi ; mais je vous promets de n’en pas faire de reproche à Audebert, et, quand j’aurai l’esprit plus tranquille, je viendrai à bout de me reconnaître dans son griffonnage.

— Pourquoi pas tout de suite ? reprit Tonine ; ce que l’on remet ne se fait pas ou coûte beaucoup à faire. Puisque votre roue ne tourne pas aujourd’hui et que vous ne pouvez pas aider aux charrons, je peux bien vous donner le reste de ma demi-journée. Ce ne sera pas la rançon d’un roi. Asseyez-vous là, et à nous deux nous allons remettre vos affaires en ordre.

Tonine prit la plume et transcrivit sur un nouveau registre toutes les écritures d’Audebert, en consultant Sept-Épées sur chaque article de dépense et de recette. Elle en fit ensuite la balance, et lui prouva que, s’il était encore au-dessous de ses affaires, ce n’était pas la faute de son travail ni celle de son industrie, mais seulement celle du temps, et qu’en toute chose il fallait savoir attendre.

Gaucher, qui avait cru l’affaire très-brillante, fut étonné de la trouver si médiocre ; mais elle n’était pas non plus mauvaise, comme beaucoup le prétendaient par jalousie. Sept-Épées fut bien soulagé de pouvoir en parler à cœur ouvert, chose qu’il n’avait pas encore osé faire, même avec ses meilleurs amis. Quand un ouvrier passe maître, il y a tant d’amour-propre en jeu chez lui et chez les autres qu’il devient méfiant et ombrageux, vantard ou pusillanime. Le jeune homme, qui tour à tour avait été un peu tout cela, se sentit à l’aise, et reconnut que les soucis avoués sont à moitié effacés, quand c’est l’amitié qui les partage.

— Et à présent, Tonine, dit-il à cette obligeante fille, à présent que vous m’avez remis le cœur dans la tête, est-ce que nous ne nous parlerons plus quand nous nous rencontrerons en ville ?

— Quand je vous verrai l’œil clair et la figure ouverte, comme Gaucher les a toujours, je vous parlerai comme je lui parle ; mais si je vous rencontre avec une mine soucieuse et des regards farouches, comme vous les avez depuis deux ou trois mois, je passerai d’un autre côté, sans vous dire autre chose que le bonjour, car je ne suis pas d’un caractère à aimer les gens qui ont l’air de se défier de tout le monde. Là-dessus, je m’en retourne à mon ouvrage. C’est vous qui veillerez le malade cette nuit ; la nuit d’après ce sera moi avec Lise, et ensuite Gaucher, et puis vous. De cette manière-là, nous gagnerons la fin de sa maladie, qui n’a pas l’air de vouloir durer longtemps ; après quoi, il vous quittera et viendra travailler en ville. Il me l’a promis, et vous devez l’y pousser, car il est trop seul ici la nuit, et ça ne vaut rien pour une tête malade. Sa compagnie ne vous est pas bonne non plus. Il vous faut un homme plus jeune et qui n’en cherche pas si long. Si vous m’en croyez, vous prendrez Va-sans-Peur.

— Va-sans-Peur n’est pas libre !

— Si fait. Il s’est fâché hier avec son patron, et ce matin je lui ai parlé de venir ici. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il a bonne mémoire et bonne tête, et il n’y aura pas de mal à ce que vous écriviez vous-même. Le soir, au lieu de retourner en ville avec le coucher du soleil, vous devriez vous mettre à votre bureau pendant une heure. De cette manière, vous verriez toujours clair dans votre situation, et ça vaudrait mieux que d’y regarder de temps en temps.

— Oui, sans doute, il le faudrait ; mais mon pauvre vieux parrain se couche comme les poules, et il s’ennuiera de souper seul !

— D’autant plus que sa vieille logeuse le fait mal souper quand vous n’êtes pas là. Il s’en plaignait à moi tantôt, et me disait que, s’il pouvait demeurer dans la maison où je suis, il serait plus proprement et aurait le soir ma compagnie. Si cela vous fait plaisir, on peut bien arranger la chose, et le vieux s’en trouvera bien.

— Tonine, répondit Sept-Épées, vous êtes bien la meilleure et la plus sage fille du monde. Vous avez le don de persuader les têtes les plus dures. Il y a des années que mon parrain se plaint de la maison où il est et des gens qui le nourrissent, et pourtant il ne fallait pas lui parler de changer. Avec un mot, vous le décidez, vous ! Ça ne devrait pas m’étonner, car moi, qui devenais fou hier matin, me voilà comme dans le ciel aujourd’hui… Et si mon parrain demeure auprès de vous, je vous verrai donc tous les jours !…

— Oui, répondit Tonine ; mais, vous savez, en camarade et en frère !… Pas d’autres idées entre nous ! Plus je vois comme votre existence est difficile à arranger, moins j’ai envie de changer la mienne, qui va toute seule, comme un ruisseau dans un pré.

Tonine laissa Sept-Épées plein de courage et d’espérance. Quoi qu’elle pût lui dire, il se flattait de ne pas attendre bien longtemps un pardon complet. Il avait de l’amour-propre, et pouvait en avoir, étant beau, bien fait, intelligent et très-aimable quand il se sentait le cœur gai. Et puis Gaucher était là pour lui dire que Tonine l’aimait plus qu’elle ne voulait en convenir, et que ce qu’elle en faisait n’était qu’une épreuve où il entrait peut-être bien un peu de coquetterie. Du moins c’était l’idée de Lise, et Gaucher croyait sans examen tout ce que croyait sa femme.

Bien peu de jours après, le père Laguerre fut installé dans une assez bonne chambre, attenant à une pareille, destinée à Sept-Épées, juste au-dessous de celle que Tonine louait chez la Laurentis, une femme très-propre et très-honnête. C’est Tonine qui se chargea avec son hôtesse de surveiller le déménagement de Laguerre et de Sept-Épées, ainsi que de ranger leur petit ménage. Tout y était en fort mauvais état par suite de l’économie du parrain et de l’insouciance du filleul. Lise vint leur donner un coup de main, et un beau soir Sept-Épées fut tout surpris d’entrer dans un logement où tout paraissait neuf, tant les nippes étaient bien reprisées, et les meubles nettoyés et reluisants. Le modeste souper fut servi dans de la vaisselle non ébréchée, et le parrain déclara qu’on trouvait le vin meilleur quand le verre était clair et bien rincé. C’était une grande dérogation à ses habitudes sauvages et dures. Il paraissait vouloir tourner tout d’un coup au sybaritisme. Il y avait bien là dedans un peu de vengeance contre son ex-hôtesse, avec laquelle il s’était fâché tout rouge pour une chatte voleuse de lard, vieille compagne qu’il aimait beaucoup et que la dame avait fait méchamment disparaître ; mais il y avait aussi de l’influence étonnante de Tonine. Elle l’avait pris par son amour-propre. — Comment se fait-il, lui avait-elle dit un matin en entrant chez lui pour lui donner des nouvelles d’Audebert, qu’un homme propre, un vieillard sain et distingué comme vous, vive dans un pareil taudis ? C’est la négligence des gens dont vous êtes pensionnaire qui vous fait passer pour avare et crasseux. Il ne faudrait qu’un peu de cœur et d’amitié autour de vous pour vous donner l’air qui convient à un maître ouvrier, l’un des plus considérés de la Ville Noire. Si vous étiez chez nous, ce n’est pas la Laurentis qui vous laisserait aller le dimanche à la messe avec des trous aux genoux et une chemise noircie du travail de la semaine.

— Le fait est, ma fille, avait répondu le vieux forgeron, que la femme qui me soigne n’est bonne qu’à tuer les chats, et je serais content de lui prouver qu’on peut être mieux ailleurs que chez elle, sans payer davantage.

Sept-Épées fut tout à coup comme dans un autre monde, en voyant changer ainsi l’aspect des choses autour de lui. Au lieu du trou noir et hideux où l’ancienne demeure de son parrain était enfouie, il avait une chambre claire, élevée au flanc du rocher, et d’où il embrassait d’un coup d’œil tout le tableau bizarre et animé de la Ville Noire, pittoresque décor de fabriques enfumées et de cascades étincelantes, amas de charbons et de diamants, sanctuaire de travail ardent au sein d’une nature âpre et sublime. Sans bien se rendre compte de la poésie qui l’entourait, il sentit sa rêverie s’éclairer d’un rayon de joie et de bien-être. Les détails de la vie manufacturière sont souvent rebutants à voir. Rien de triste comme un atelier sombre où chaque homme rivé, comme une pièce de mécanique, à un instrument de fatigue fonctionne, exilé du jour et du soleil, au sein du bruit et de la fumée ; mais quand l’ensemble formidable du puissant levier de la production se présente aux regards, quand une population active et industrieuse résume son cri de guerre contre l’inertie et son cri de victoire sur les éléments par les mille voix de ses machines obéissantes, la pensée s’élève, le cœur bat comme au spectacle d’une grande lutte, et l’on sent bien que toutes ces forces matérielles, mises en jeu par l’intelligence, sont une gloire pour l’humanité, une fête pour le ciel.