La Ville noire/9

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 130-146).

IX


Tonine n’avait probablement pas en elle le sens bien défini de cette appréciation, mais elle en avait l’instinct. Elle aimait sa Ville Noire, la blanche fille de l’atelier ; elle y respirait à l’aise et voltigeait sur la sombre pouzzolane des ruelles et des galeries, aussi proprette et aussi tranquille que les bergeronnettes le long des remous de la rivière. Elle n’avait songé qu’à transporter à l’air et au soleil le nid de celui qu’elle appelait son camarade, et, sans être un esprit trop exceptionnel, elle savait bien qu’on vit plus joyeux sur une terrasse que dans une cave.

Un autre changement agréable dans la vie de Sept-Épées fut l’installation de Va-sans-Peur à la baraque, à la place d’Audebert, à qui Tonine avait su persuader de prendre la place que Sans-Peur laissait vide dans un des ateliers de la ville.

Cette résolution avait coûté à Audebert : son orgueil d’ex-propriétaire et d’homme à projets ne se pliait guère à l’austérité du simple compagnonnage. Il avait senti qu’il devenait une charge pour Sept-Épées ; mais il craignait de reparaître en ville, après ses désastres, sous le harnais de la servitude. Tonine, en causant avec lui, découvrit le secret de sa vanité et le moyen de lui donner un autre aliment.

Audebert avait méconnu sa véritable aptitude. Il était poète ; les mots lui venaient en abondance, et sous ces mots il y avait de la peinture et de la vie. Il avait le sens de l’observation idéalisée, et son attendrissement était facilement provoqué par les petits drames de la vie ouvrière. Son erreur était d’avoir cru pouvoir aborder sans culture, et dans un âge trop avancé, les abstractions et les calculs de l’économie sociale.

C’est par hasard que, dans une petite reprise de fièvre, il se mit à parler en vers à Tonine. Les vers n’étaient pas corrects ; Tonine ne s’en aperçut pas beaucoup, ils chantaient quand même à l’oreille et plaisaient à l’esprit. Les images étaient vives, et les sentiments tendres et vrais. Quand l’accès fut passé, Tonine lui demanda s’il n’avait pas fait quelquefois des chansons.

— Oui, quelquefois, pour m’amuser, répondit-il, mais je ne les ai jamais montrées. J’aurais eu honte de m’avouer poète. Y a-t-il rien de plus méprisable qu’un poète? C’est une voix pleurarde qui raconte la peine sans jamais trouver le remède.

— N’importe, reprit Tonine, montrez-moi vos chansons, ou si vous n’avez pas daigné les écrire, tâchez de vous en rappeler une ou deux. Vous avez la tête fatiguée, vous ne pouvez pas penser de quelque temps à vos grandes affaires, que d’ailleurs je ne comprendrais pas : une chanson vous délassera et me fera plaisir à entendre.

Audebert chanta ses vers, qui plurent à Tonine et à Lise. Elles les apprirent tout de suite et les chantèrent en ville, où ils furent très-goûtés. Audebert était depuis longtemps si sevré de compliments, qu’il fut très-sensible à ceux que lui rapporta Tonine. Le pauvre homme était bon et tendre dans sa vanité ; il y avait en lui autant de besoin d’être aimé que de besoin d’être admiré. Durant sa convalescence, il alla versifier dans la campagne. Sa tête s’y échauffa, et il rapporta des chansons en patois qui étaient réellement jolies. Il les envoya à Tonine par Sept-Épées, qui les lui remit en disant : — Voilà que le pauvre ami change de manie. Il se croit un petit Béranger, et si vous ne trouvez pas le moyen de l’arrêter, il va vous inonder de ses rimes.

— Eh bien ! ce sera ce qu’il aura fait de plus raisonnable en sa vie, dit Tonine après avoir lu les chansons. Écoutez vous-même si ce n’est pas gentil !

Elle chanta d’une jolie voix fraîche, et sans prétention, les vers du vieux rimeur, et Sept-Épées les trouva beaux, ce qui fit grand plaisir à Tonine. Le vieux parrain les écouta aussi, ne les comprit guère, mais les déclara très-jolis, craignant de passer pour une bête s’il était d’un autre avis que « sa princesse ; » seulement il se persuada qu’il en ferait bien autant s’il voulait, mais il ne voulut pas.

Tonine et Lise répandirent les chansons en les vantant beaucoup ; puis il leur vint une idée, qui fut de les faire envoyer sous enveloppe, par Gaucher, au journal des petites affiches de la ville, où quelquefois elles avaient lu les élucubrations des poètes de la localité, lesquelles ne leur avaient pas toujours paru bien belles, et qu’on imprimait quand même. Le samedi suivant, elles trouvèrent avec joie une des chansons de leur poète dans la feuille hebdomadaire. Ce fut pour les ouvriers de la Ville Noire la consécration du talent d’Audebert, et Tonine imagina encore de lui faire préparer un petit triomphe pour sa rentrée dans les ateliers. Deux ou trois jeunes gens, qui avaient du goût pour chanter, apprirent ses vers, et se mirent à les entonner en chœur quand il parut. De l’atelier où travaillait Tonine avec ses compagnes, des voix de jeunes filles répondirent le second couplet. Audebert fondit en larmes, et tout le monde attendri vint lui donner des poignées de main. Les garçons lui offrirent le vin de la bienvenue. On chanta beaucoup, on s’exalta un peu, et on ne travailla guère ce jour-là ; mais le lendemain Audebert, jaloux de prouver qu’un poète n’est pas nécessairement un paresseux, se mit à l’ouvrage avec ardeur, et en sortit le soir plein d’idées poétiques qu’il lui tardait d’écrire.

Toutefois le bon vieillard n’accepta point sa gloire sans quelques soupirs de regret. C’était pour lui comme un pis-aller, comme un petit sentier qui côtoyait la grande route rêvée. Il avait les préjugés de beaucoup de ceux de sa caste contre les beaux-esprits, et en revenait toujours à dire que ce n’était pas là le fait d’un homme sérieux et utile.

Gaucher, qui avait un grand bon sens dans sa simplicité, lui dit : — Consolez-vous, les vers qu’on chante me paraissent grandement utiles, à moi qui ne sais pas lire beaucoup dans les livres, et je ne suis pas le seul. C’est de la morale qui nous vient toute mâchée, et qui nous entre dans la tête sans que nous nous en apercevions. Ça dit beaucoup en peu de mots, ça va partout, et ça reste où ça va. Ça console souvent, ça apprend à voir et à sentir ce qui est beau et ce qui est bien. D’ailleurs il n’y a d’utile que ce qui est très-clair et très-bien dit. Vos systèmes pouvaient être bons, mais tout le monde ne les comprenait pas. Peut-être, sans vous offenser, qu’il y manquait par-ci par-là quelque petite chose, tandis que rien ne manque à vos chansons. Eh bien ! quand on n’a pas tous les moyens qu’il faudrait pour tirer le monde de ses peines, c’est beaucoup que d’avoir les moyens de faire prendre les peines en patience. À votre place, je serais aussi fier d’avoir fait un beau couplet de chanson que d’avoir écrit plein une bibliothèque.

Audebert sut gré à Gaucher de ces bonnes paroles, et se tint au travail de l’atelier assez régulièrement. Il ne manquait pas de courage ; seulement il ne s’y soutenait pas volontiers, et fâchait souvent les maîtres par un excès de susceptibilité. À la moindre apparence de reproche, il boudait comme un enfant. Lise, Tonine et Gaucher l’adoptèrent un peu comme tel, tout en respectant son âge, son cœur et son intelligence. Ils le logèrent près d’eux, sachant bien qu’il n’amasserait plus rien, et qu’il fallait le pousser à gagner son pain quotidien les jours de bonne humeur, le distraire les jours de tristesse, et le contenir les jours d’exaltation trop vive. Tonine conserva sur lui un grand empire, et sut le raccommoder plus d’une fois avec ses patrons, avec ses amis et avec lui-même.

Sept-Épées travaillait, lui, comme un diable enragé, espérant mettre ses affaires sur un assez bon pied pour que Tonine n’eût bientôt plus de prétexte à ses refus. Il était devenu amoureux d’elle plus qu’il ne l’avait jamais été, et il faut dire aussi qu’elle se faisait chaque jour remarquer davantage par son grand esprit et sa belle conduite. Elle devenait tout à fait jolie et le paraissait plus que toutes les autres à cause de ce certain air que les autres n’avaient pas. Elles imitaient bien sa coiffure, son habillement et sa tenue, car elle était devenue grandement à la mode ; mais tout cela n’était pas la princesse Tonine, et si les garçons de mauvaise vie s’éloignaient d’elle comme d’une mijaurée, ceux qui avaient du goût et de la fierté commençaient à lui faire la cour et à se disputer son attention.

Il arriva peu à peu qu’au milieu de ces hommages, Tonine parut devenir coquette à Sept-Épées, devenu jaloux. Elle n’encourageait personne, disant qu’elle voulait devenir vieille fille et rester sage ; mais elle avait des manières polies et de la gaieté avec tout le monde. Elle ne cachait pas sa figure et son esprit comme dans le temps où, grande et mince fillette, elle se méfiait d’elle-même et des autres. Elle était bien forcée de voir, à présent, qu’elle plaisait, que beaucoup voulaient lui plaire, et qu’elle était gardée par trop d’amoureux rivaux les uns des autres pour être exposée aux insolences d’un seul. Elle allait donc la tête haute dans sa Ville Noire, parlant à tous, conseillant l’un, consultant l’autre, toujours en vue du bien de quelqu’un, respectueuse avec les vieux, respectée des jeunes, ne voulant porter ombrage à aucune femme, et se faisant chérir de tous sans avoir l’air de le chercher.

Sept-Épées voyait tout cela et en était fier, quand il s’imaginait être préféré en secret ; mais quand il ne sentait pas venir la préférence, il se tourmentait beaucoup, et ne savait plus que penser de l’amitié que Tonine lui avait témoignée dans ses peines. Il remarquait alors qu’elle avait des soins et de la bonté pour tous ceux qu’elle voyait souffrir autour d’elle, que c’était son plaisir d’obliger, et qu’adroite à consoler, elle s’en faisait un devoir. Chaque jour, ce caractère d’obligeance et de charité se développait chez elle, et après une enfance mélancolique et réservée elle devenait expansive et encourageante aux malheureux, comme si elle eût renoncé tout d’un coup à vivre pour elle-même.

Elle avait des attentions délicates qui la faisaient bénir partout. N’allant jamais à la danse ni dans les réunions où le goût qu’elle inspirait à beaucoup de jeunes gens eût pu susciter des querelles, elle avait, tout en travaillant avec assiduité à son atelier, tout son loisir disponible pour contenter son bon cœur. Si quelqu’un de sa connaissance était malade, n’eût-elle qu’une heure à lui donner, elle y courait, et sa seule présence soulageait et ranimait la famille. À un pauvre elle trouvait toujours moyen de porter quelque chose, ne se gênant pas, quand elle n’avait rien, pour le demander à ceux qui étaient riches, et qu’elle trouvait toujours bien disposés pour l’aider dans sa charité. Si le père Laguerre était en colère, elle le persuadait si doucement, en commençant toujours par lui donner raison, qu’elle l’amenait vite à convenir qu’il avait tort. Si Gaucher avait un moment de tristesse, Lise accourait l’en avertir, et elle arrangeait une promenade avec les enfants pour le distraire.

Elle avait sur le rocher, au niveau de sa chambrette, quatre toises d’assise où elle était très-habile à élever des fleurs en pot. Elle allait tous les dimanches porter quelque plante bien fleurie à Audebert, qui adorait les parfums, et elle rapportait celle dont il avait joui durant la semaine, pour la soigner jusqu’à nouvelle floraison. Ses amoureux lui en apportaient qu’elle n’acceptait qu’en leur disant :

— Vous savez, c’est pour notre chansonnier ! — Et on lui répondait :

— C’est bien, Tonine, puisque c’est votre plaisir !

Que n’imaginait-elle pas en effet pour faire plaisir à ses amis ! Elle avait procuré à Laguerre la plus belle chatte du monde, et elle la tenait propre et blanche comme une hermine. Elle apprenait à lire et à coudre à la petite Rose ; elle la faisait belle, taillant elle-même ses robes, lui arrangeant ses cheveux blonds avec tant de goût que Gaucher, sortant de sa forge, noir comme un diable, croyait voir un ange au seuil de sa maison. Quand les garçons allaient à la chasse ou à la pêche, elle les rançonnait gaiement pour ses malades, et ils étaient si contents d’être remerciés par elle qu’ils se fussent cassé le cou dans la montagne pour lui rapporter une grive ou une truite.

Sept-Épées remarquait tout, admirait et souffrait ; mais de quoi pouvait-il se plaindre ? S’il allait auprès d’elle avec l’intention de lui faire des reproches, il la trouvait raccommodant son linge ou préparant son souper, à la fois servante et maîtresse dans la maison qu’ils habitaient, comme dans toutes les maisons où elle daignait apporter l’ordre ou le secours, l’aumône de ses bras, de son cœur ou de son esprit, tout cela sans épargner ses mains blanches, que, par je ne sais quel miracle d’adresse ou de coquetterie, elle conservait si belles qu’il en était parlé jusque dans la ville haute, et que bien des dames en étaient jalouses.

Voyant que tout le monde voulait plaire à Tonine, Sept-Épées se tourmentait de ce qu’il pourrait faire pour être plus agréable et plus dévoué que les autres. Quoiqu’il fût sûr de la trouver chaque soir dans la chambre de son parrain et de pouvoir lui parler quelques instants, le Creux-Perdu était loin, et toute la journée se passait sans la voir, tandis que les autres jeunes ouvriers, allant et venant autour d’elle, pouvaient la rencontrer à toute heure. Il fut encore bien des fois sur le point d’envoyer paître la fortune ; mais une forte considération l’arrêta.

Tonine refusait tous les partis, disant qu’un mari raisonnable la contrarierait certainement dans sa libéralité, et qu’avec un mari de son humeur, la misère rendrait bientôt toute libéralité impossible. Sept-Épées se disait alors qu’il fallait devenir riche afin de la mettre à même d’être généreuse à son gré, et quand la jalousie lui avait fait un peu négliger ses affaires, il s’y replongeait courageusement, mais sans grand succès. Ses relations au dehors étaient encore mal établies, ses placements médiocres, ses livraisons souvent en retard par la faute de ses ouvriers, en dépit de l’activité et de l’autorité de Va-sans-Peur.

Sept-Épées, dans son inquiétude, s’imaginait que Tonine eût pu lui donner l’élan du génie, si elle eût voulu l’aimer ; mais il n’était ni hardi, ni habile avec elle. Sa fierté s’accommodait peu des patientes délicatesses avec lesquelles il faut convaincre une femme que l’on a rendue méfiante par sa propre faute. Généreux et sincère, il ne savait pas être tendre. Sûr de sa franchise et orgueilleux de sa bonne conduite, qui l’élevait au-dessus de la plupart de ses jeunes compagnons, il ne souffrait pas aisément qu’on ne lui rendît pas justice. Il avait vu les paresseux et les débauchés faciles au repentir, aux larmes, aux protestations. Son parrain avait eu sur lui sa part d’influence. Il lui avait inspiré le mépris de la faiblesse, et lorsque, enfant, il avait eu, à la suite de quelque faute légère, le besoin de se faire pardonner, le vieillard lui avait dit, de sa voix terrible : Pas de ça ! il n’y a que les lâches qui câlinent les parents ! Ne recommencez pas à désobéir, voilà comment vous vous ferez absoudre. — Sept-Épées avait donc contracté un peu de la rigidité du vieux forgeron. Il n’avait guère connu les baisers d’une mère, et jamais le sentiment de protection tendre qu’une jeune sœur inspire. Sa mâle beauté disait tout cela pour qui savait l’étudier, et peut-être Tonine en avait-elle pénétré l’expression avec un peu de crainte.

Il avait pourtant de grands accès de sensibilité, le pauvre armurier, lorsqu’il se trouvait seul : parfois son cœur navré éclatait en sanglots ; mais il en rougissait au lieu de s’en faire un mérite. — Qu’importe que j’aie ce chagrin ? se disait-il ; je sais bien que ce n’est pas le chagrin qui fait un homme solide et méritant : c’est au contraire ce qui l’affaiblit et le rabaisse. Tonine ne m’a-t-elle pas dit qu’il fallait persévérer dans mon entreprise ? Sans doute elle me mépriserait, si je quittais la partie pour aller pleurer à sa porte comme un chien battu. Allons ! un jour viendra peut-être où elle verra qui je suis, où les faits vaudront mieux pour la convaincre que de belles paroles pour l’attendrir !

Sept-Épées n’avait pas réalisé ses rêves d’aisance. Il n’avait ni forts mulets pour porter sa marchandise, ni bon petit cheval pour le porter lui-même dans ses visites aux détaillants. Il s’en allait à pied par les chemins, sombre, hautain, et mal disposé à prendre la pratique par la persuasion.

Aussi fit-il peu d’affaires. Il s’était bien trompé le jour où il s’était cru propre au commerce. Son âme droite et probe s’indignait des mille petits subterfuges de l’acheteur, des affectations de dédain en usage pour déprécier les produits et les avoir à meilleur compte. Il eût fallu répondre par un langage ad hoc, appelé bagout par les praticiens, échange de mensonges enjoués, de taquineries gasconnes, et même d’invectives de convention ; cela lui était impossible. Il se fâchait quand on le traitait de voleur et de brigand, quoiqu’il sût bien que ce sont là les amicales plaisanteries reçues dans le petit commerce des grands chemins, et que, pour un sou de rabais, on peut aller jusqu’à se traiter d’assassin, sauf à trinquer ensemble un instant après, pour cimenter le bon accord.

Sept-Épées rentra un jour à la baraque, très-mécontent de sa situation, et il y trouva les choses sur un pied qui acheva de le consterner.