La Virginité de madame de Brangien/Avril ! ! !

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La Virginité de madame de BrangienAuguste Brancart (p. 111-124).

AVRIL ! ! !


Jamais elle n’a su son nom. Jamais, lui, ne s’est inquiété de son état Ce fut par une belle journée de printemps que le rapprochement s’opéra.

Elle descendait les Champs-Élysées, lui les remontait.

À la hauteur du Rond-Point ils se rencontrèrent.

L’éclair de leurs regards se croisa, et sans savoir pourquoi, tout en continuant leur chemin, chacun en sens inverse, ils ne cessèrent de penser l’un à l’autre.

Sans doute pour cette raison, cinq minutes plus tard, de nouveau ils se promenaient côte à côte.

— Bizarre !… dit l’un.

— Étrange, murmura l’autre.

Au troisième tour on se sourit, au quatrième l’on se salua.

Elle n’avait cependant pas les allures d’une femme qui cherche aventure.

Lui ne paraissait aucunement appartenir à l’espèce du Monsieur qui suit les femmes.

Bien qu’elle fût mise avec une parfaite élégance, tout dans sa toilette portait ce cachet de comme il faut simple, adopté par les femmes d’un monde qui tient à passer inaperçu aux yeux du vulgaire piéton.

La promeneuse était fort jolie, vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, des traits fins, une carnation chaude, de splendides cheveux noirs très ondulés, des lèvres épaisses rouges comme une fraise mûre, laissant apercevoir, par l’entrebaillement d’un sourire, la blancheur nacrée d’une rangée de petites quenottes tout à fait mignonnes… Un vrai morceau de roi enfin !…

Lui, beau blond, aux façons aristocratiques, semblait devoir appartenir à la meilleure société.

Chacun de son côté faisait des réflexions.

Au cinquième tour on s’aborda.

— Pardon, madame, mais il m’a semblé que vous me reconnaissez et…

— Moi de même, monsieur et…

— Oh ! il n’y a pas à en douter, nous sommes de vieilles connaissances.

— Cela me paraît certain. Seulement ?

— Oui, seulement vous avez oublié mon nom… Caliste !

— Et moi Madeleine !

— Je le pensais. Quand on est si charmante on ne peut avoir pour patronne qu’une sainte ayant su aimer. Pourvu que vous soyez dévote à son culte et que ?…

— Et que ?

— Que vous sachiez aimer.

— Je voudrais d’abord savoir ce que c’est vraiment que l’amour avant de vous répondre.

— Oh ! vous avez bien entrevu au moins les ailes de ce petit dieu malin ?

— En rêve, oui…

— Vous devez donc être une femme de mauvaise volonté, car beaucoup ont dû essayer de vous le présenter.

— Je suis peu exposée aux entreprises téméraires.

Le ton, les façons de son interlocutrice, ses paroles, tout confirmait Caliste dans la pensée que, malgré l’incorrection de leur aparté, Madeleine appartenait au vrai monde.

— Et vous n’êtes pas fille d’Ève pour rien, reprit-il.

— Est-ce un défaut de ressembler à sa mère ?

— Cela dépend ; dans tous les cas ce n’est pas moi qui songerai à vous en faire un reproche, et même, si vous me le permettez je solliciterai la faveur de me mettre au service de cette curiosité.

— On vous le permet, sauf réserve.

— Ah ! et laquelle ?

— Celle de ne jamais chercher à savoir qui est Madeleine ; elle, ne demande pas à connaître le nom dont civilement se fait accompagner celui de Caliste.

— Accordé avec enthousiasme. Alors brûlons les protocoles, nous voilà de vieux amis, Madeleine et Caliste, sans monsieur et madame en vedette.

— Eh ! mon Dieu oui, pourquoi pas ?

— Vous êtes une adorable créature ; seulement que penseriez-vous de quitter le grand chemin des flâneurs ? J’aperçois là-bas des têtes connues, peut-être mieux vaut-il ne pas les rencontrer ?

— Allons au Bois, à cette heure, les sentiers y sont déserts.

— Prenez mon bras.

Sans aucune espèce de cérémonie la jeune femme posa sa petite main sur le bras de Caliste. On héla une voiture vide qui fut abandonnée au milieu des fourrés et Caliste put, ce jour-là théoriquement, développer ses idées sur l’amour et sur la meilleure manière d’en exprimer les impressions.

Sa conversation instructive ne parut pas déplaire à sa compagne, malgré la hardiesse de ses vues.

C’est qu’aussi avril exhalait ses parfums de renouveau. Les mousses relevaient leurs tiges froissées par le poids des feuilles sèches, jaunies par la froidure de l’hiver.

Puis, ni Madeleine ni Caliste n’étaient de ceux qui tremblotent :

« J’ai peur d’avril, peur de l’émoi qu’éveille sa senteur nouvelle. »

Bien évidemment l’amour ne les effrayait pas plus que ses conséquences.

Caliste, en prose, disait ce que Sully Prudhomme a dit en vers :

Posséder la beauté, c’est dans une caresse
Offerte, mais rendue, avec un trouble égal
Par la fête des sens exprimer la tendresse
Par l’exquise tendresse honorer l’idéal.


et Madeleine répondait :

— Pour moi c’est :

Offrir à l’âme, l’âme aux lèvres condensée
Voilà l’amour entier, rêve des cœurs puissants.

On se promena pendant deux heures, et, charmés l’un de l’autre, les nouveaux amis se séparèrent après s’être donné rendez-vous pour le lendemain.

Et le lendemain, et le surlendemain, et pendant quinze jours ces deux attractions formées, réunies par le hasard, feuilletèrent le doux livre de l’esprit et du cœur, si charmant à savourer doucement, sous les rayons du soleil de la jeunesse, quand on sait n’arriver à la crise du dénouement qu’après avoir, le long du chemin, cueilli un assez gros bouquet de fleurs pour en voiler les désillusions.

Caliste, un raffiné en amour cependant, était aussi un homme de trente ans, susceptible de ces ardeurs qui, pour être intelligentes, n’en sont pas moins exigeantes, puis enfin avril ! avril ouvrait ses bourgeons… les oiseaux caquetaient dans les buissons, et Madeleine se faisait d’une câlinerie, d’un abandon des plus irrésistibles.

Du reste, l’hypothèse de la demi-mondaine écartée, cette femme ne pouvait être qu’une affolée d’amour et d’inconnu !

Caliste devint plus pressant, plus précis surtout, et ne fut pas repoussé avec perte, car le lendemain une voiture aux stores baissés, dans laquelle il trouva Madeleine, le conduisit vers un lieu innommé, puis s’arrêta à l’entrée d’un petit chemin.

Là, le cocher fut congédié, on foula pendant quelques moments le sable fin d’un sentier déjà fleuri d’aubépines et bientôt, blotti sous la feuillée, apparut un nid humain affectant la forme d’un chalet.

— Ah ! la jolie demeure, s’écria Caliste.

— Un peu exiguë… mais, je l’espère, suffisante pour deux oiseaux de passage comme nous.

— Je le crois bien !

Tout était frais, coquet, neuf même dans l’intérieur.

— On dirait que le tapissier sort d’ici, fit observer le jeune amoureux.

— À peu près, et je prends, en même temps que vous, possession du logis.

— Que toi, dis toi, chérie ?

Madeleine répondit par un tendre baiser.

— Nous sommes seuls ici ?

— Avec ma fidèle Kate qui nous servira.

— Et ne te trahira pas, mystérieuse aimée ? demanda Caliste en souriant.

— Non, car tu ne prendras pas la peine, parfaitement inutile, de la questionner.

— En effet… Aimons-nous et qu’importe le reste.

Le logis se composait de deux pièces à chaque étage : au premier, une chambre et un cabinet de toilette ; en bas, un salon servant de salle à manger ; beaucoup de fleurs, de plantes l’ornaient, mais de simple cretonne en composait la décoration.

Tout le luxe avait été réservé pour la chambre.

Un vrai temple d’amour capitonné de soyeuses étoffes, d’épais tapis, au milieu duquel s’élevait, posé sur une estrade, un immense lit moelleux et neigeux d’apparence sous ses flocons de batiste et de dentelles.

Un feu clair lançait sur les murs le flamboiement de ses ardeurs, et dans l’atmosphère les atomes troublants de parfums capiteux se livraient à des sarabandes effrénées.

Oh ! la douce entente de la volupté ! pensa Caliste, est-elle le fruit de l’expérience ou le rêve d’une ingénieuse imagination ? Jamais Caliste n’a résolu ce problème.

Il s’en soucia probablement fort peu.

Une femme belle, ardente, avide d’amour jetait nerveusement sur un meuble, son chapeau et son manteau, il avait, ma foi ! mieux à faire que des analyses psychologiques. Caliste la débarrassa de son corsage, trouva inutile d’appeler la femme de chambre pour enlever le corset ; les petits souliers peu solidement noués, se séparèrent facilement des pieds mignons qui s’y nichaient.

Caliste possédait la science rare de savoir déshabiller une femme, et sans qu’on s’en aperçût, de se débarrasser lui-même de ses vêtements superflus.

Bientôt les grandes traînes de dentelles du lit s’abattirent et pendant longtemps les échos de l’appartement ne répercutèrent que les sons étouffés, les murmures entrecoupés, inintelligibles, mais éloquents, qui décèlent la douce ivresse d’un couple amoureux.

Puis la nuit se fit, la faim rappela à eux-mêmes les affolés qui, pâlis, mais radieux, se retrouvèrent peu après assis en face l’un de l’autre devant un bon dîner, servi avec des allures d’automate par une vieille Anglaise sèche comme une morgate et dont les traits rappelaient vaguement ceux des bouledogues de la vieille Angleterre.

Ce dîner fut ce que devait être celui de deux personnes dans les conditions où se trouvaient Caliste et Madeleine ; la plus spirituelle, la plus tendre des conversations l’anima ; puis on remonta dans la chambre et, pendant huit jours, les amoureux ne sortirent de leur retraite que pour se promener dans le bois.

Cela parut d’abord ravissant à Caliste ; les livres les plus variés garnissaient le petit salon.

Madeleine, excellente musicienne, lui prodiguait des mélodies ; il eût toujours voulu vivre ainsi. Puis… il devint rêveur. Nous n’allons cependant pas, ad vitam æternam, rester sous cette verdure pensa-t-il.

On ne lui laissa pas le temps de donner de la consistance à ses réflexions ; car le lendemain du jour où, pour la première fois, il avait fait allusion à son vague désir de voir s’ouvrir la porte du paradis, Madeleine au déjeuner lui dit :

— Veux-tu que nous allions à Paris ?

— Je le veux bien ; quand reviendrons-nous à Cythère ?

Un énigmatique sourire lui répondit.

On se dirigea vers la grande cité.

— Où nous retrouverons-nous, chérie ? demanda Caliste, car je ne sais toujours pas dans quelle contrée ma cachottière adorée m’a conduit.

— Viens près de la barrière de Neuilly.

L’on s’embrassa tendrement ; Madeleine, très pâle, semblait émue au moment du départ.

Au jour convenu, Caliste attendit au lieu du rendez-vous, et les heures s’écoulèrent sans qu’il vît rien venir.

Il n’eut même pas, comme sœur Anne, la consolation de regarder l’herbe verdoyer et le soleil poudroyer : il pleuvait.

Les jours suivants Caliste erra, dans le même endroit, sans plus de succès. Il se promena dans les Champs-Élysées, explora les théâtres, écrivit des appels dans le Figaro. Mais ! plus jamais il n’entendit parler de Madeleine, qui, de son côté, n’apprit point son nom.

Bien des années s’étaient écoulées ; Bruxelles en liesse, fêtait ses souverains et les étrangers affluaient.

Madeleine, accoudée à une fenêtre tressaillit soudain.

Dans une des voitures de l’ambassade de France, un grand homme blond, causait avec son voisin : c’était Caliste : Caliste un peu mûri, mais encore beau. La main de la jeune femme ébaucha un signe, puis s’arrêta.

À quoi bon ? se dit-elle.

Cette envolée printanière reste au nombre de mes meilleurs souvenirs, pourquoi la déflorer en déchirant le voile de l’incognito ?

Ce fut bien pensé ; et si ces pages tombent, par hasard, sous les yeux du héros de l’équipée, probablement il approuvera son amoureuse d’une semaine.


FIN