La Virginité de madame de Brangien/Le Journal de Madame Priscaillet

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LE JOURNAL

DE

MADAME PRISCAILLET


Ce fut en l’an de grâce 18.. que madame Adèle Priscaillet se dit avec une tristesse fort légitime : L’heure de déposer les armes sonne.

D’abondants flocons de neige attardés sur sa chevelure envahissaient les digues que Sarah Félix ou ses émules s’efforçaient en vain de leur opposer ; et autour d’eux bien d’autres symptômes significatifs lui disaient sans pitié : « Si le printemps est loin, hélas ! l’été l’a suivi, et les dernières feuilles d’automne viennent de disparaître dans le gouffre dévorant où se sont englouties leurs devancières : les belles saisons de la jeunesse et de l’amour. »

L’hiver, le froid au cœur, les souffrances de toute nature, puis la tombe, voilà ce que l’horizon présentait à ses regards.

Le moment où s’imposent ces dures vérités est un des douloureux de la vie des femmes.

Pour beaucoup, c’est la solitude, l’abandon qui se dressent menaçants ; pour d’autres, ce n’est qu’un changement de batteries à opérer.

Madame Priscaillet voulait être du nombre de ces dernières, et, après avoir régné par sa beauté, le faire encore par son esprit.

Elle résolut de se transformer en une femme de lettres. Les bas bleus, quand ils sont de teinte douce, ne déparent cependant pas une jambe blanche et rose. Pourquoi peu de femmes s’en chaussent-elles avant trente ans ?

Peut-être parce que pour exprimer des sentiments, il faut les avoir éprouvés ; pour raconter des péripéties, y avoir joué un rôle ; peut-être aussi parce qu’au printemps de la vie, la sève amoureuse bouillonne trop violemment et ne laisse pas à l’esprit le loisir d’analyser des sensations. Mais ne nous éloignons pas de madame Priscaillet qui, n’étant plus jeune, voulait entrer dans la république des lettres.

C’est, en somme, bien simple, se dit-elle ; je vais composer un roman, je le ferai éditer, je serai reçue membre de la Société des gens de lettres et le tour sera joué. Tout doucement j’éliminerai de mon salon les papillons désormais inutiles, je les remplacerai par des journalistes, des auteurs ; je donnerai de bons dîners, je n’inviterai chez moi que des femmes aimables, et tout le monde me choyera comme devant.

On n’a jamais su au juste dans quelle région sociale Adèle Priscaillet a ouvert les yeux à la lumière.

Sa mémoire chargée de citations émanant du répertoire classique, la façon dont elle dit la chansonnette, le chic avec lequel elle fait vibrer les r en déclamant les poésies, donneraient à penser que sa jeunesse a dû s’écouler soit à l’ombre d’un conservatoire, soit à celle d’un théâtre quelconque.

Probablement sur le terrain où s’est exercé sa profession elle a remporté des succès, car, depuis longtemps, Adèle possède, non seulement pignon sur rue, mais une fort respectable inscription de rente au grand-livre de la dette publique.

Elle s’assit donc devant sa table, et s’absorba dans de profondes méditations.

Il me faut trois cents pages par volume, murmura-t-elle. Adèle mesura, coupa, numérota de fort beau papier, beau à effaroucher les idées qui aiment à s’ébattre librement, sans soucis des ratures ni des pâtés, et, suivant l’usage des débutants, commença ainsi :

« Par une belle journée… d’été ou d’hiver, » ceci est une affaire de tempérament. Le soir ou le matin ont aussi leurs adeptes particuliers… Arrivent également en bataillons pressés, les vapeurs ou les buées, suivant qu’on appartient à l’école romantique ou à l’école naturaliste.

Mais ceci ne fait rien à notre affaire, nous disons donc que la plume à la main, madame Priscaillet noircit très couramment quatre feuilles de papier ; la cinquième devint d’un travail plus laborieux, la sixième resta indéchiffrable. Les fils de l’intrigue se collaient les uns sur les autres, en voulant dire ceci, l’auteur s’apercevait qu’il ignorait cela et ne pouvait plus parler de ce qu’il avait projeté de dire. Bref, à Monaco, le croupier eût crié : « Rien ne va plus. »

C’est ce que fit l’auteur embarrassé ; mais comme Adèle ne manque ni d’imagination, ni d’énergie, elle réfléchit un instant et se dit :

Suis-je assez sotte !

Au lieu de me creuser l’esprit à chercher un sujet de roman et ses incidents, je fonde un journal et je le fais rédiger par mes invités du jeudi.

Depuis un temps immémorial Adèle reçoit le jeudi, c’est un fait acquis à l’histoire.

Dès la semaine prochaine, continua-t-elle, je leur mets l’affaire dans la tête, c’est décidé, il ne s’agit plus que de bien choisir mon monde.

Le jeudi qui suivit cette résolution l’hôtel occupé par la future émule de madame Adam fut de bonne heure éclairé à giorno.

Dans l’antichambre, Dick, en tenue, attendait les invités.

Ce personnage n’ayant pas encore une notoriété universelle, la présentation devient nécessaire.

Dick est un jeune adolescent nègre qui fait le service de groom chez madame Priscaillet ; elle en raffolle, bien qu’il ne vaille pas un singe, et lui fait, dans les appartements, bien entendu, porter ce qu’on appelle sa tenue locale, laquelle se compose d’une simple petite jupe en plumes haute d’environ cinquante centimètres.

Quoiqu’il ait les cheveux crépus d’un naturel de la Sénégambie, sa patrie, elle lui ceint le front d’une légère couronne, genre indien, et le nomme son Iroquois.

La maison est toujours tenue sur un bon pied chez Adèle, mais ce jour-là, il y eut dans l’air quelque chose d’inaccoutumé.

Un parfum plus austère vous saisissait dès l’entrée au logis ; on voyait presque des vapeurs d’encens flotter dans l’atmosphère, et sans s’en rendre compte, Méro humait autour de lui, avec inquiétude, en regardant Dick, comme pour l’interroger.

Vous vous demandez peut-être, lecteur, ce que c’est que Méro, et si vous êtes tant soit peu versé dans la littérature contemporaine, trompé par la consonnance du mot, vous pensez à ce précepteur, plus royaliste que le roi, figure immortalisée par Alphonse Daudet aux côtés des ouistitis du prince Christian.

Eh bien ! non… ce n’est pas cela du tout… vous n’y êtes pas : Méro est tout simplement le caniche blanc de madame Priscaillet.

Il est très beau, grand, fort et bien découplé ; sa maîtresse, n’appréciant les roquets dans aucun genre, l’a choisi avec un soin jaloux.

D’un caractère affectueux, facile à vivre et reconnaissant, jamais l’animal ne lui a donné que des satisfactions, ce qui fait qu’entre deux êtres aussi disparates que peuvent l’être une future étoile littéraire et un modeste caniche, il s’est néanmoins formé des liens étroits et tendres.

Les invités se présentèrent : une heure après leur arrivée, une douzaine de convives prenaient place autour d’une table aussi élégamment que somptueusement servie.

La salle à manger, chaude à l’œil comme aux sens ; les effluves les plus délectables se mêlant aux senteurs des corbeilles de fleurs, les femmes en toilettes de soirée contribuèrent à la bonne humeur dont les convives se montraient pourvus.

Les meilleures conditions pour qu’il en fût ainsi se trouvaient du reste réunies chez Adèle.

Des vins généreux coulaient largement.

Les femmes étaient intelligentes et jolies.

Les hommes connus par leur esprit.

Qu’eût-elle pu désirer de mieux ?

— Mesdames et messieurs ! s’écria tout à coup la maîtresse du logis, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi la vie est semée de tant de chagrins ?

— Ma foi, non, répliqua le docteur Perkins, son voisin de gauche, se demande-t-on à quoi sert l’ombre dans un tableau ? Elle absente que deviendrait la lumière ? N’en est-il pas de même pour l’existence ? Sans la douleur que serait le bonheur ?

— Non, docteur, vous n’y êtes pas, ou vous aimez l’école de Zurrbaran : les maux dont nous sommes plus ou moins accablés sont causés par le désaccord régnant dans les sociétés et par la résignation avec laquelle chacun les subit.

— Et le remède, le remède ? Je suis pour le système antique, dit l’avocat Bridouillard, un charmant garçon, avocat pitoyable qui une seule fois appelé à défendre l’opprimé du code, fit, contre toute probabilité, radicalement tomber la tête de son client et depuis ce bel exploit, se contentait de chercher noise à ses nombreux tenanciers.

— Système qui consiste ? demanda madame de Lizancourt, une jeune veuve rendue fort intéressante par l’expression d’ingénuité charmante répandue sur ses traits : on l’appelait la Vierge veuve.

— Jadis, madame, répondit Bridouillart on ne permettait pas de critiquer un ordre de choses établi, sans apporter le remède à côté de la critique.

— Eh bien ! c’est ce que je vais faire, riposta madame Priscaillet.

— Dites-nous vos plans, mon amie, glapit d’une voix de tête, qui s’entendait comme un clairon, madame de Nymphéa, une belle blonde très pimpante et naviguant à toute vapeur dans les eaux de la haute galanterie, pendant que le cher Eusèbe, son époux, naviguait lui dans les mers de la Chine.

— L’union des forces, continua madame Priscaillet, peut seule conjurer les misères dont nous parlons.

Tenez, sans aller plus loin que notre petite coterie, figurez-vous qu’unis sincèrement par un serment aussi solennel que jadis l’était celui des chevaliers de la Table Ronde, nous nous soutenions dans le monde, au lieu de nous démolir les uns les autres comme cela arrive souvent ; ne changerions-nous pas la face de bien des choses ?

— Certainement, mais certainement, répéta-t-on.

Un vieil académicien faisant partie de la société, on ne sait trop à quel titre, regarda autour de lui, fort étonné d’entendre une voix féminine évoquer dans ce lieu l’ombre des antiques paladins et se demanda ce que pouvait bien en vouloir faire leur aimable amphitryone.

Ne trouvant pas la solution du problème, il se consola de son peu de lucidité en grignotant, des quelques dents restées fidèles, une belle truffe déposée sur son assiette par une gracieuse voisine.

— Ah ! vont s’écrier les gens à scrupules, les corrects.

Mon Dieu ! je sais bien que ces choses-là ne se font pas dans les salons du faubourg Saint-Germain. Mais on n’est pas partout aussi rigoriste et chez madame Priscaillet personne ne s’offensait de ces petites familiarités.

— Fondons un ordre, s’écria l’avocat.

— Oui, oui, un ordre, avec des décorations et des statuts.

— C’est une délicieuse idée.

— Un ordre ? dit la maîtresse du logis ; non… J’ai mieux que cela à vous proposer.

— Explique-toi, Adèle, tu nous mets sur le gril.

— Au lieu d’un ordre de chevalerie, posons ici, ce soir, les bases d’un journal qui sera rédigé par nous, lancé par nous, indépendant de tout gouvernement, n’admettant aucune opinion autre que la nôtre, et dont le but, en dehors de notre amusement, sera d’initier le public à l’originalité de nos hannetons, lesquels, positivement, ne sont pas d’humeur soporifique comme les feuilles graves, dont le facteur nous gratifie chaque jour.

— Ce sera tout bonnement exquis, dit le vicomte de Mézarque, un beau garçon aux longs favoris, au teint brun, aux yeux bleus, au front plissé avant l’âge, et qui voyait bien l’anguille circulant sous roche. Il avait une telle expérience des femmes !

Madame Priscaillet, continua-t-il, sera notre directrice ; nous composerons le journal ici, et dès ce soir, croyez-m’en, établissons les statuts de la Société en commandite du… ?

— Du Moniteur des Hannetons, répliqua madame Priscaillet, dont vous serez, vicomte, le secrétaire de la rédaction.

— Et les statuts, qui va les établir ?

— Maître Beauraket, puisqu’il est notaire ; en outre, nous le nommons notre trésorier.

Maître Beauraket, gros bon diable, parfait tabellion, aimant les plaisirs plus que ne le comportent les habitudes austères du notariat, fit une affreuse grimace, mais n’osa point protester.

— Et nous en serons, de la rédaction, nous les femmes ? demanda madame de Lizancourt.

— Certes, mes toutes belles, et ce que vous nous fournirez ne sera pas la partie la moins intéressante du journal, si toutefois vous vous donnez la peine, au lieu de faire de l’esprit, de feuilleter vos souvenirs.

— Et nous paraîtrons ?

— Tous les huit jours. Notre aimable académicien se chargera de la correction des épreuves ; nous allons d’emblée le nommer l’échenilleur en chef du Moniteur des Hannetons.

— Hein ? hein ?

— Oui, oui, cet honneur vous revient de droit, que votre modestie ne se cabre pas.

— Mais…

— Chut.

L’Académicien se tut et resta pensif : on dinaît si tranquillement ici, pourquoi nous donner ce tracas ? pensait-il. Malheureusement, je connais Adèle, quand elle a une idée logée dans la cervelle, il n’est pas facile de la lui enlever. Je vais m’adjoindre le petit Oscar Bolynus, qui aspire à la position de journaliste. Car il est clair qu’avec ces farceurs-là, l’échenillage sera laborieux, je n’aurais plus une minute de tranquillité, sans cet expédient qui ravira mons… Oscar au troisième ciel.

La soirée se prolongea ce jeudi-là bien avant dans la nuit.

Beauraket avait fait le projet d’acte de Société. Chacun s’empressant d’y apposer son paraphe, on arrêta le plan du journal.

Le vicomte se chargea de trouver l’éditeur.

L’académicien, dès le lendemain, introduisit Oscar Bolynus dans la place, et… quinze jours plus tard, on fêtait chez madame Priscaillet l’apparition du premier numéro de la mirifique feuille.

Depuis lors, tout marche au mieux chez Adèle.

Ses soirées sont animées, l’ennui a fui de son cœur, et son travail de directrice est léger, grâce au jeune Oscar, lequel, pour une somme modique, la débarrasse de tout ennui. Cela jusqu’au jour, où… à son tour, l’ambition lui prendra d’être… directeur de quelque chose.