La Virginité de madame de Brangien/La Virginité de Madame de Brangien

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LA VIRGINITÉ

DE

MADAME DE BRANGIEN


Le silence, peu à peu, s’était fait au logis.

Un bel hôtel des environs du parc Monceau, par ma foi !

L’édifice très taupin, étale aux regards des passants, de belles portes sculptées, des fenêtres affectant une forme lancéolée, des vitraux plombés par-ci par-là ; de plus il est orné, à l’intérieur, avec un luxe peut-être un peu exotique, mais néanmoins réel.

Stéphane de Brangien, rentré dans son appartement particulier, venait de congédier son valet de chambre.

Vêtu d’un élégant veston de velours nacarat et d’une coquette chemise de foulard crème, il attendait évidemment quelqu’un ou quelque chose, car une heure du matin sonnait et, généralement, quand on est chez soi après minuit, on se livre aux douceurs du sommeil.

Stéphane, en temps ordinaire, n’eût pas manqué de solliciter les pavots de Morphée, mais ce jour-là comptait au nombre de ceux qui, malgré ce qu’on en pourra dire, font époque dans la vie d’un homme.

Stéphane s’était marié le matin même.

Oui… oui… marié, par-devant le maire et le curé, avec madame Fanny Morsacq, la veuve du riche banquier de ce nom.

Un bien brave homme, lequel après trois ans de mariage eut l’idée de rendre sa femme absolument heureuse et passa de vie à trépas non sans l’avoir, au préalable, instituée sa légataire universelle.

Depuis cet incident, quelques années s’étaient écoulées.

La veuve ayant payé généreusement le tribut de larmes dû aux mânes du défunt, trouva opportun d’en tarir la source et de couronner la flamme d’un de ses nombreux soupirants.

Stéphane de Brangien fut l’heureux élu ; il obtint un cœur, une main et part à deux dans les millions dont jouit madame Morsacq.

Cette main, par elle-même, réclamait des compensations sérieuses.

Quarante printemps l’avaient mûrie. Ils ne s’étaient pas montrés cruels ; cependant, quelque belle qu’eût été Fanny, elle avait subi du temps l’irréparable outrage.

Les filles d’Ève les plus favorisées sont logées à la même enseigne et le seront tant qu’on n’aura pas retrouvé l’antique fontaine de Jouvence.

Puis, c’était une veuve, diront les personnes fanatiques des parfums de la fleur d’oranger ?

C’est vrai ; seulement, il ne faut pas oublier que, s’il existe pas mal d’amateurs de primeurs, il y en a aussi des fruits savoureux : or Stéphane préférait les oranges à leurs boutons fleuris.

Ce titre de veuve, loin de le contrarier, l’avait, au contraire, décidé à franchir le Rubicon du mariage.

Sans que cela tire à conséquence, nous pouvons, entre nous, avouer qu’une jeune vierge, entièrement digne de ce nom, eût épouvanté Stéphane.

Ce brave garçon portait le poids d’un seul lustre de plus que madame Morsacq, cependant sur certain chapitre il était de complexion faible.

— À quarante-cinq ans ?

— Oui, tel est souvent le triste sort réservé aux naturels des contrées où, depuis des siècles, Gambrinus règne en maître. Or Stéphane, un Flamand de vieille roche, s’était sur le tard fixé dans le pays du vin ; de plus, il y avait mené une existence trop accidentée pour la dose d’énergie nerveuse qu’il possédait.

Mais nous ne sommes pas ici pour faire de la physiologie.

Depuis quelques années déjà, Stéphane devait se reconnaître sujet à des défaillances amoureuses.

Elles lui avaient joué les plus méchants tours ; aussi, jamais, au grand jamais, il n’eût osé affronter les faveurs d’une vierge immaculée.

Chez madame Morsacq rien de semblable à craindre, non seulement elle était veuve, mais la chronique disait que…… Aussi, Stéphane attendait, avec le plus grand calme d’esprit, le moment où la femme de chambre aurait terminé les préparatifs du coucher de madame, pour franchir le seuil de la chambre conjugale.

On entendait encore son trottinement dans le cabinet de toilette séparant les deux appartements ; elle remuait des cuvettes, un léger parfum d’eau de senteur filtrait par-dessous la porte, puis le murmure confus de deux voix, parlant doucement, révélait au nouveau marié que la bienséance lui commandait de différer encore un moment avant de revendiquer ses droits d’époux.

La nouvelle madame de Brangien n’approuvait pas l’usage généralement adopté de partir aussitôt après la cérémonie du mariage.

Non sans raison, elle fit valoir que dans aucun hôtel on ne trouverait le confortable existant dans le sien.

Les caravansérails élégants étaient connus de Stéphane, il préféra se ranger à l’opinion de Fanny et décider de feindre un départ.

La pensée d’un long tête-à-tête avec sa femme ne le charmait, du reste, pas outre mesure.

Il concluait un mariage de convenances et non un mariage d’amour.

Bientôt, dans la pièce voisine, le murmure des voix cessa.

La femme de chambre hâtait ses mouvements, puis, d’un pas léger, elle regagna l’escalier de service.

C’est le moment d’aller nous plonger dans les délices de Capoue, se dit le nouvel époux.

Stéphane, mon bon, courons-y gaîment, à la hussarde, près d’une veuve, les atermoiements seraient ridicules… peu de transports préliminaires… rondement au fait. C’est le meilleur moyen de paraître un gaillard !

Plein de confiance, monsieur de Brangien pénétra dans la chambre à coucher de sa femme, et fut un peu décontenancé dès l’entrée.

Fanny n’était pas couchée !

Enroulée dans un peignoir d’une blancheur virginale, elle se tenait assise près d’une petite table sur laquelle reposait une boîte ovale, dont le dessus, en verre transparent, laissait apercevoir les contours d’un bouquet de fleurs d’oranger.

Bon Dieu ! se dit-il, que vient faire ici cet emblème d’autres temps ?

Fanny, les yeux baissés, avec la contenance timide et rougissante d’une jeune fille qui voit pour la première fois entrer dans son appartement l’homme auquel elle va se donner de la façon la plus intime, Fanny, minaudant, lui fit signe de s’asseoir près d’elle. Ce qu’il exécuta avec toute la grâce possible.

— Ma chère Fanny ! dit-il en l’embrassant, nous voilà seuls, enfin débarrassés des importuns ; leur présence ne vous a-t-elle pas été bien à charge aujourd’hui ?

— Oh ! si, et cependant… tout en attendant avec impatience cette heure qui nous réunit… je la redoutais…

— Et pourquoi ? juste ciel !…

— Parce que… ah ! je vous en prie, mon ami, comprenez-moi… je n’ai plus ma mère pour me guider dans l’occurrence délicate où je me trouve et… mon embarras…

Sa mère ?… son embarras ?… qu’est-ce qu’elle me chante là, pensa Stéphane ; à son âge, et veuve par-dessus le marché, il me semble que l’épreuve d’une première nuit conjugale ne doit pas être si difficile à traverser… Va-t-elle, par hasard, me la faire à l’ingénue ?… ah non… ce serait bèbête.

— Ma bonne Fanny, reprit-il, je comprends très bien les effarouchements pudiques d’une femme aux débuts d’une semblable intimité… mais il faut surmonter ces sentiments et te dire : « C’est mon mari, » un mari amoureux, crois-le, un mari ardemment désireux de te posséder ; ma chérie, mets-toi au lit et… si tu y tiens, nous éteindrons la lampe.

— Ah ! gémit avec des démonstrations de confusion exagérées la nouvelle mariée… tu ne me comprends point.

— Pas trop… je ne suis pas sentimental moi, vois-tu, mais cela ne m’empêche pas d’être bon garçon et je ne veux te violenter en rien. Explique-toi.

— Tu as connu monsieur Morsacq ?

— Oui, et son souvenir me semble assez hors de propos ici… ce soir…

— Je suis certaine que son ombre est là près de moi…

Stéphane haussa les épaules.

— Oh ! il ne me reprocherait pas de t’avoir épousé ! le pauvre cher, m’aimait trop sincèrement.

— Eh bien ! alors ?

— C’est afin de me bénir et de rappeler mon cœur aux sentiments de la reconnaissance ! Certes je lui en dois pour ne m’avoir jamais donné d’autres témoignages d’affection que ceux d’un père…

— Comment ?… quoi ?… tu dis ?…

— Je dis, mon Stéphane bien-aimé, bénis-le avec moi, car, grâce à sa générosité, à sa réserve, je puis, aujourd’hui, t’offrir cet emblème de la pureté de ton épouse, comme si je n’avais jamais juré amour et fidélité qu’à toi…

En disant cela, Fanny, avec un geste d’adorable candeur, rendu absolument ridicule par l’ombre de ses quarante ans, Fanny tendit à Stéphane ahuri la couronne de fleurs d’oranger étalée sur la table.

Sa femme… vierge !… lui qui… lui que… lui qui tenait à épouser une veuve afin de n’avoir pas à procéder à une initiation… ah ! vraiment ce n’était pas de chance…

Il fallait cependant sortir de cette impasse sans devenir ridicule aux yeux de la femme près de laquelle sa vie devait s’écouler.

Stéphane, trop du monde pour ne pas savoir dissimuler ses impressions quelque désagréables qu’elles pussent être, fit bonne contenance, simula une joie exagérée, couvrit de baisers sa moitié, si bel et si bien, que le feu prit aux étoupes, alluma un incendie et donna, chez la vierge veuve, naissance à des transports fous.

Fanny se pendit à son cou, se pâma sur sa poitrine, n’eût de repos que lorsqu’il l’eut déshabillée et, fort inquiet du dénouement de l’aventure, se fut étendu à ses côtés.

C’est que l’arme de combat n’avait pas bonne allure ; on n’eût pas, en la voyant, chanté le couplet de la vieille chanson gauloise :

Avec une attitude fière,
S’avance le patient
Plus il lève sa tête altière
Plus il est intéressant.
L’étreinte augmente sa furie
Il s’élance et brave son sort,
Le plus doux moment de sa vie
Est le plus voisin de sa mort.

Stéphane ne pouvait rien braver du tout : mauvais cavalier, même dans les simples escarmouches, il devenait déplorable en présence des grandes manœuvres. Si du moins j’avais su d’avance, se disait-il, j’aurais pris mes dispositions… mais non… rien, une surprise, et une agréable… j’en réponds. Il faut lui donner le change ; elle se tord de désirs inassouvis… comment, sans compromettre l’avenir, vais-je m’en tirer ?…

Une femme de cet âge-là ne me pardonnerait jamais un échec… Sa virginité de quarante ans doit être enragée.

Tout en monologuant silencieusement ces choses peu plaisantes à son point de vue, Stéphane promenait une main indiscrète sur des charmes dont on ne lui défendait pas l’accès, et… il fut étonné de trouver une rondeur de formes, une fermeté de chairs, que n’eût pas désavouées une femme de vingt-cinq ans.

Ces avantages ne sont pas d’ordinaire le partage des fruits féminins très mûrs.

Loin de le ravir, cette constatation épaissit le nuage planant sur son front.

Tout en continuant ses explorations, Stéphane se mit à parler beaucoup, à expliquer comment et pourquoi la prudence commandait d’ouvrir les chemins avec précaution, afin de ne pas blesser les délicats organes de l’amour. Puis, doucement, il essaya de substituer les actes aux théories en tentant, dans le défilé des jouissances, une reconnaissance du terrain.

C’est à peine si son petit doigt avait accès à l’entrée et encore le moindre mouvement provoquait des contractions.

Serait-ce un étau en caoutchouc au lieu d’une femme, grommelait-il in petto.

Fanny poussait des cris étouffés.

Diable… diable… et c’est que… cependant ce n’est pas le désir qui me manque à cette heure… essayons de gagner du temps.

Stéphane appelant à son aide, d’abord tous les saints du paradis, puis les cosmétiques fournis par la table de toilette essaya de faciliter l’assaut final.

Ce travail non dépourvu de charmes dura longtemps, sans effets.

Tout à coup, un changement marqué se produisit.

Stéphane put se dire : Si les chemins ne sont pas larges, aucune barrière du moins, n’intercepte la circulation ; c’est un truc cette virginité, j’aime mieux cela… puisque elle tient à son innocence, faisons le crédule et… attendons le bon plaisir de messire Priape.

La persévérance est la mère du succès ; les manœuvres désordonnées de Stéphane provoquèrent un spasme dont l’intensité le fit frémir… pour l’avenir.

Que ferai-je de ce brasier ? se demandait-il.

Le premier émoi passé, le nouveau marié, toujours fixe à son poste, remarqua de nouvelles modifications, les voies s’élargissaient… ah mais… extraordinairement. Assurément, le gendarme de la légende y eût sans peine retrouvé son fourniment. Cependant aucune illusion virginale n’était plus de saison.

C’est le moment ! se dit Stéphane.

Sous l’influence de la joie que lui causa la certitude de ne pas être l’époux d’une vierge, ses forces viriles renaissaient ; il monta à l’assaut en vainqueur et prit possession de la place.

Ouf ! se dit-il après son exploit, quelle peur j’ai eue.

Si la vérité fût sortie de ses lèvres c’eût été tellement sot !

Quelques semaines plus tard, en furetant dans le cabinet de toilette de sa femme, Stéphane mit la main sur un paquet d’écorces d’arbre dont l’aspect lui parut singulier.

Qu’est-ce ? il n’y a pas d’étiquette.

Mariette, la femme de chambre, interrogée à ce sujet, ne put en dire bien long, elle raconta seulement, que madame avait fait venir ces horreurs-là du Brésil.

— Et dans quel but ?

— Je l’ignore, tout ce que je sais c’est que j’en prépare des décoctions. Mais voici madame.

Madame de Brangien entrait dans l’appartement.

— Fanny, lui dit son mari, je suis peut-être trop curieux, mais j’aimerais à connaître l’usage de ces morceaux de bois.

Fanny rougit jusqu’aux oreilles, lança un regard féroce à Mariette, et dit avec humeur :

— Ce n’est rien qui puisse vous intéresser.

— Tout mystère m’intrigue, or, je vois qu’ici il y en a un, dites-moi le nom de ces ingrédients…

— Ce sont des fragments d’Inga.

— Et les propriétés de cet Inga ?

— C’est un stomachique.

Stéphane sentit bien qu’il n’en saurait pas plus long et se tut, mais il fourra discrètement dans sa poche quelques morceaux du bois suspect ; puis, comme il connaissait intimement le docteur Traquemort, celui-ci le lendemain le vit arriver à l’heure de sa consultation.

— Docteur, dit-il en souriant, à quoi servent les écorces d’Inga.

— Inga ? Attendez, on n’en trouve que rarement dans nos pharmacies européennes, mais au Brésil l’écorce d’Inga se vend sous le nom populaire d’écorce de virginité.

— Ah ! j’y suis.

— À quoi ?… Les richesses thérapeutiques de l’Inga ne se bornent pas là. C’est un astringent tonique d’une puissance extrême, aussi dans l’hémoptysie, l’hémo…

— Ça suffit docteur, je suis fixé.

— Pourquoi me posez-vous cette question sur l’Inga ?

— Parce que…

Et monsieur de Brangien raconta l’histoire de la virginité de sa femme.

Le docteur rit de tout son cœur de l’aventure ; mais les détails donnés par Stéphane, l’intéressèrent au point de vue scientifique ; il fit venir, lui aussi, des écorces d’Inga, les soumit à de savantes manipulations. Puis, comme le docteur Traquemort est un malin, il en composa un élixir de toilette dont les résultats sont simplement merveilleux.

Les plus petites causes ont parfois de grands effets ! C’est ce que dit le docteur quand, chaque mois, il remet à son notaire les sommes rondelettes que lui vaut la confidence de monsieur de Brangien.