La Virginité de madame de Brangien/L’Idée fixe de Théodore

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L’IDÉE FIXE

DE THÉODORE


Ce soir-là Théodore Camuset se promenait dans l’espace du terrain, très connu, qui s’étend de la Madeleine au Faubourg Montmartre.

Question d’hygiène purement et simplement. Son docteur lui avait conseillé de faciliter le travail de la digestion, chez lui un peu laborieux, en prenant un léger exercice après ses repas. S’il faut en croire les doctrines de l’école de Salerne rien n’est plus salutaire.

Chaque jour, dans ce but, il quittait pour une heure sa charmante femme, une grosse blonde, à l’air ingénu, et flânait soit d’un côté, soit de l’autre, savourant un fin londrès et songeant à la joie du retour près de sa chère Aglaé ; aussi, aux douceurs de la délicieuse lune de miel dont il jouissait depuis deux ans et qui semblait devoir être son partage jusqu’à l’éternité.

Ce jour-là, il pleuvait ; force fut de se réfugier dans un passage : celui des Panoramas lui offrit son abri hospitalier.

Théodore se mit à l’arpenter, marchant vivement sans flâner ; et, tout en se mettant le sang en mouvement, se répétait : Décidement dans le sac de vipères qui symbolise pour l’homme les dangers du mariage, j’ai mis la main sur l’anguille.

Sa pensée doucement bercée s’engourdissait dans ce songe teinté de rose et de bleu, quand le discret murmure d’une voix féminine vint l’en tirer.

Une très fringante brunette qui, depuis un moment, sans qu’il y eût pris garde, naviguait dans son sillage, piquée de son indifférence se décidait à l’arracher de ses méditations pas une invite directe à lui servir de cavalier pour rentrer chez elle.

Théodore haussa les épaules et ne répondit rien.

Cela ne faisait sans doute pas les affaires de la belle-de-nuit, car elle insista.

— Veuillez me laisser en repos, dit enfin Théodore impatienté, je ne suis pas d’humeur à vous suivre.

— Tu es un imbécile ! réplique, en prenant un accent faubourien, la promeneuse, que l’humeur gagnait à son tour.

— Hein ? demanda Théodore abasourdi de l’apostrophe.

— Oui, car si tu voulais venir chez moi, je te ferais la diligence de Lyon ; mais bonsoir, idiot !

Et la peu réservée donzelle frappant avec dépit ses petits talons sur l’asphalte du passage s’éloigna rapidement.

Vraiment, se dit Théodore en secouant la tête, ces créatures-là ne doutent plus de rien, leur audace est sans bornes ; quelle société de désordres est la nôtre ! Comment avec des mœurs pareilles espérer la résurrection des sentiments patriotiques, le retour des temps glorieux !

Théodore, monologuant sur ce ton, continua sa promenade, puis, au bout d’un instant, revint sur ses pas avec l’intention de rentrer chez lui.

En passant aux environs de l’endroit où il avait été accosté, le jeune homme aperçut la sirène provocatrice montant en voiture avec un monsieur.

Ah ! dit-il en souriant, elle en a enlevé un ; celui-là va connaître les charmes de la diligence de Lyon.

Mais, au fait, que peut-elle bien vouloir dire par là ?

Je ne suis cependant pas un Saint-Louis de Gonzague.

Toute la soirée Théodore fut préoccupé de cette idée. Qu’est-ce que cela peut bien être ?

Il passait en revue les souvenirs de sa vie de garçon, rien ne venait le mettre sur la voie.

Il dormit mal, sa femme le crut malade, le questionna ; mais que dire à une chaste épouse quand d’impures visions hantent votre esprit ?

Théodore se tut, essaya de chasser l’idée fixe qui commençait à devenir une obsession.

Je suis, par ma foi, trop bête, se dit-il un matin, après quelques jours de combats ; je n’ai qu’à passer une heure ou deux dans la première maison mal famée venue et je saurai à quoi m’en tenir.

Au bout du compte, ma femme ne sera pas instruite de l’incident.

Sur cette pente vertigineuse, Théodore fut bien arrêté un moment par un scrupule ; il était très religieux ; au milieu des écarts d’une jeunesse assez orageuse, sa foi avait surnagé.

Bah ! finit-il par se dire, à Pâques je me confesserai et tout sera effacé.

Ainsi dit, ainsi fait ; son ange gardien, tout effaré, se voila la face de ses ailes et Théodore franchit le seuil du temple où se célèbrent, dit-on, les mystères de Cythère.

Accueilli gracieusement par les maîtres du logis, il se fit présenter la fleur des pois de l’établissement : Une doctoresse en science amoureuse, lui dit en clignant de l’œil son introducteur.

Il serait téméraire d’affirmer qu’il se soit servi des mêmes termes, mais c’était l’équivalent.

Laissé seul avec la donzelle, Théodore dont l’imagination était plus surexcitée que les sens, se montra froid à toutes les prévenances dont il fut l’objet : en vain la belle fille déploya ses petits talents de société, Théodore ne dégelait pas. À la fin, un peu dépitée par l’inutilité de ses amabilités :

— Vous êtes bien difficile… ah ça qu’est-ce qu’il vous faut donc ?

— Ce qu’il me faut ? Eh bien ! je vais vous le dire, il faut que vous me fassiez la diligence de Lyon.

— La diligence de Lyon !… Va-t-en voir plus loin… animal immonde… il en remontrerait au compagnon de saint Antoine ! plus souvent que je te ferai la diligence de Lyon.

Théodore, effaré, veut arrêter ce flot injurieux, il s’y prend maladroitement, la prêtresse de Vénus se fâche de plus en plus et crie très haut ; le patron de l’établissement accourt.

— Qu’est-ce donc ? demande-t-il courroucé, pourquoi ce tapage ?

— Ce mufle-là ne veut-il pas que je lui fasse la diligence de Lyon ; naturellement je m’y refuse et ça ne lui plaît pas.

— Monsieur, pour qui prenez-vous mes pensionnaires ?

— Mais, pour ce qu’elles sont.

— Vous êtes un malappris, sortez à l’instant.

Les domestiques attirés par le bruit se mêlent de l’affaire, Théodore, perdant la tramontane, ayant une peur atroce d’un scandale quelconque, se sauve au plus vite, fort ennuyé et pas plus instruit qu’en entrant.

Si au moins je savais ce que c’est, se disait-il.

Les mois s’écoulèrent, toujours la même pensée fixe le poursuivait : sombre et pensif, il s’éloignait des siens et maigrissait à vue d’œil.

À force de démarches, d’histoires invraisemblables, il avait obtenu d’entrer à la bibliothèque dans certaine chambre réservée, parce que son contenu ne l’est pas assez. Il y passait ses journées ; mais soit qu’il ne sût pas diriger ses recherches, soit en raison de toute autre cause, il ne découvrait rien.

Le brave paysan de Nadaud, ne voulait pas mourir sans avoir vu Carcassonne ; Théodore tenait à ne pas quitter la terre sans s’être mis au courant de ce qui se cache sous ces mots : la diligence de Lyon.

Acharné à la poursuite de la réalisation de son désir devenu maladif, il dépensait un argent fou dans les plus mauvais lieux de la capitale.

Seulement, rendu prudent par l’insuccès de sa première tentative, il mettait des formes dans l’expression de ses prétentions, sans pour cela, obtenir un meilleur résultat.

On le repoussait avec indignation, quand on ne lui riait pas au nez, ne sachant ce qu’il voulait dire.

Dans un certain monde il fut baptisé d’un sobriquet et devint le cocher de la diligence de Lyon.

Cependant le temps pascal s’annonçait ; comment faire ?

Sa femme, pieuse créature, se fût étonnée de ne pas le voir communier à Pâques ; puis, lui non plus n’était pas homme à se mettre sous le Coup de l’anathème qui frappe les désobéissants.

Il se rendit près du père Thuillier, son confesseur habituel, et ne put manquer de lui faire part des coups de canifs donnés dans le contrat conjugal, ainsi que du motif qui l’avait amené à agir ainsi.

Les directeurs de consciences devant juger leurs pénitents, n’aiment pas à les absoudre d’une façon générale, il leur faut une masse de détails. Théodore n’échappa pas à l’interrogation et dut avouer que ses déréglements avaient eu pour cause son désir d’expérimenter in anima vili les voluptueuses délices de la diligence de Lyon.

À ces mots, le prêtre bondit dans son confessionnal.

— Comment avez-vous dit ? mon fils. Mais c’est affreux… Je ne puis vous réconcilier avec Dieu, mes pouvoirs ne sont pas assez étendus. Le grand pénitencier, à Rome, est seul autorisé à s’en charger. Partez au plus vite, je vous recommanderai à lui.

Là-dessus, il se mit à lui faire une peinture si réussie des tortures de l’enfer que c’était à croire qu’il y avait séjourné.

Théodore, très effrayé, se rendit immédiatement à Rome, entra en relations avec le prélat préposé au salut éternel des grands pécheurs. Là, après avoir versé de grosses sommes dans une masse d’œuvres purifiantes, accompli de nombreux pèlerinages, gravi les quarante marches de la Scala Sancta, mortification qui n’est pas sans mériter considération, attendu qu’elle consiste à se mettre dévotement à genoux sur la première marche ; cinq minutes d’oraison suivent ce premier point, après quoi il s’agit, sans changer de posture, de passer à la marche suivante, et ainsi de suite ; soit trois heures d’exercice ! Ceci fait on a le droit de reprendre la position verticale.

En pénitent convaincu de la noirceur du forfait prémédité, Théodore ne négligea rien, et il obtint l’absolution de son péché d’intention.

Heureux d’être purifié, le prévaricateur revint chez lui en disant : Cela coûte trop cher, je ne pécherai plus.

Il se tint parole ; seulement, les efforts qu’il dut faire pour vaincre l’idée fixe dont son voyage ne l’avait pas débarrassé dérangèrent complètement sa santé ; rapidement l’infortuné en arriva à l’article de la mort.

Insensé ! se dit-il alors, j’ai une femme bonne, aimante ; j’aurais pu vivre heureux auprès de cette chaste créature ; au lieu de cela, je vais mourir avili, indigne d’elle ; je la condamne à toutes les tristesses du veuvage ; elle me pleurera, me regrettera, car elle m’aime, et non content de ce que j’ai détruit, je l’exposerais à une existence de douleurs ? Non, elle saura à quel être méprisable elle était unie et se consolera alors plus facilement.

Prenant la main de sa femme dans les siennes, Théodore attira à lui cette chère Aglaé et la fit asseoir sur son lit.

Puis, non sans un petit préambule bien amené, il raconta la triste odyssée qui, prématurément, le conduisait au tombeau.

Madame Camuset le laissa parler sans que sa physionomie trahît l’indignation à laquelle s’attendait le moribond.

Quand il eut achevé sa confession, elle l’embrassa tendrement en disant :

— Grand nigaud, va ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit ! Je te l’aurais faite.

— Tu… sais ?…

— Mais, oui bêta !

Quoi ?… cet acte monstrueux, qui avait soulevé les protestations des femmes du plus bas étage, dont il lui avait fallu aller chercher à Rome l’absolution du seul désir, son Aglaé !… Cette chaste créature !… Les idées du moribond se brouillèrent, sa tête se monta… il regarda fixement sa femme :

— Et… et… qui t’a renseignée ? demanda-t-il en balbutiant.

— Je te le dirai, guéris-toi d’abord, nous en reparlerons plus tard.

Théodore se tut, mais ne recouvra plus la parole.

Vers le soir, il mourut sans avoir appris même la théorie de cette fameuse diligence de Lyon dont beaucoup parlent, mais que nul ne connaît.

Dieu fasse paix à son âme.