La Vocation/Première partie/VI

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Paul Ollendorff (p. 49-64).
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VI


Hans avait avancé en âge, parcouru toutes les classes du collège dont il était l’exemple et l’orgueil. Ses maîtres le choyaient, auraient bien voulu l’accaparer. Précieuse recrue pour les ordres. D’ailleurs Hans ne s’acheminait-il pas à la vie religieuse dès le seuil de son adolescence, par sa piété tout exceptionnelle. À coup sûr, Dieu ne lui avait octroyé la grâce d’une telle ferveur que pour marquer qu’il l’appelait, qu’il le désirait pour son service. Hans le croyait, quand il méditait sur son avenir, quand ses maîtres, en de fréquents entretiens, l’engageaient à bien prier, à bien invoquer les lumières du Saint-Esprit pour obtenir cette faveur essentielle et décisive dans la vie : connaître sa vocation.

La vocation ! C’est la grande idée de toute éducation religieuse. Ailleurs il n’y a que la vie où se choisir une carrière. Là il y a la vie et Dieu. Option autrement grave. Dans un cas, il ne s’agit que du bonheur temporel. Dans l’autre, le salut éternel lui-même est en jeu. On comprend l’anxiété des jeunes âmes croyantes, quand les prêtres des collèges, quand les sœurs des couvents disent aux élèves dont les études s’achèvent : « Prenez garde ! ne vous hâtez pas de partir ! attendez ! Dieu vous a peut-être fait un signe que vous n’avez pas vu. Dieu recueille parmi vous ses serviteurs et ses servantes de demain. Il prend sa dîme sur les enfances que nous formons. Prenez garde ! Il y va moins de l’intérêt de Dieu que du vôtre. »

Et c’est vrai. Ceux-là seuls peut-être sont réellement malheureux qui ont manqué leur vocation. Ce mot des bouches religieuses peut s’appliquer aux destinées laïques. La vocation existe même dans leur cas : pour être soldat, marin, artiste, médecin ; pour rester vierge ou être mère. Goûts innés. Pente irrésistible. Instinct qui souffrirait d’être dévié, violenté en sens contraire. Combien à plaindre l’homme aventureux captif d’une fonction, ou l’homme sans don entré dans l’art, ou la femme, née pour la vie de famille, qui s’étiole sous les guimpes du célibat !

À plus forte raison quand il ne s’agit pas seulement de choisir entre quelques carrières qui se ressemblent, entre les chemins parallèles du monde, mais qu’il faut, au préalable, prendre parti pour la terre ou le ciel.

Aussi, quand l’année scolaire toucha à sa fin, la classe de rhétorique dont Hans faisait partie suivit une retraite sévère sur cette grande question de la vocation. C’était l’habitude annuelle. Chaque fois plusieurs élèves se décidaient pour la prêtrise ou les ordres, à la suite des conférences et des exercices. Hans y assista avec une ferveur plus que jamais exaltée et exultante. Un prédicateur occasionnel avait été mandé pour cette retraite : un Père dominicain, d’une éloquence fleurie et cauteleuse qui s’insinuait dans l’âme comme une abeille dont l’aiguillon continue un souvenir de roses. Comme il connaissait bien les âmes ! La juste consultation, le sûr diagnostic qu’il donna sur leurs troubles, leurs indécisions ! Les bons conseils qu’il multiplia sur le choix de la vocation, dont il répéta le mot sans cesse, allumant ce grand mot en lettres de feu pour aider chacun à voir clair dans son cas !

Il prêchait le soir surtout, dans l’église du collège déjà noyée d’ombre. Et sur des sujets propres à frapper l’imagination de craintes salutaires : le péché, l’enfer, la mort. C’étaient des peintures tantôt câlines, le plus souvent tragiques, évoquant la brûlure des damnés. Le petit groupe d’élèves écoutait, anxieux, parfois terrifié, troupeau hagard dont le berger noir gesticule vers des incendies, au loin.

Il fit aussi des sermons spéciaux sur la vocation, puisque la retraite avait surtout un tel but pour ces jeunes gens arrivés au terme de leurs années de collège et qui allaient partir. Il leur peignit le monde où ils entreraient bientôt, ses dangers, ses voix fallacieuses, ses traîtrises, ses plaisirs au vain maquillage qui se décompose vite dans les larmes.

Puis, en regard, il montra la vie religieuse, bon refuge où les passions, et par conséquent les chagrins, n’arrivent pas, oasis de foi, archipel de paix, où Dieu attendait quelques-uns d’entre eux pour leur enseigner le service de ses autels et de ses chaires.

Tandis qu’il parlait, Hans crut qu’il le regardait, que c’était à lui surtout que ce cri de vigie s’adressait. Indécision tout à coup évaporée, brouillard de l’âme qui se dissipe ! Il lui sembla qu’un grand voile s’était soudain déchiré, que des ténèbres s’étaient décolorées en lui.

Une certitude avait lui. Sa vocation religieuse, depuis longtemps rêvée, pressentie, venait brusquement de se préciser, d’apparaître comme écrite dans l’air nu de l’église. Gloire à Dieu, qui l’avait appelé ! Il irait, enfin fixé, — car puisque justement un Dominicain était venu prêcher cette retraite et le décider, c’était un signe à coup sûr qu’il devait lui-même s’engager dans ce glorieux ordre ! Oui, la robe de saint Dominique : soutane blanche et manteau noir, couleur d’oiseau de mer, pour s’envoler à Dieu ! Dès ce jour la décision de Hans fut irrévocable. Il avait obtenu la grâce de connaître sa vocation.

Il en parla à sa mère, non pas tout de suite, mais quelques jours après la distribution des prix, où il remporta tous les succès, toutes les couronnes. Il avait fini maintenant ses études, parcouru toutes les classes. Il venait de dire adieu au collège où s’était écoulée entre les murs blancs sa pieuse et heureuse adolescence. Qu’allait-il faire ? Mme Cadzand ne le lui avait même pas demandé, n’y avait pas réfléchi, jugeant tout simple qu’il amarrât son existence auprès d’elle, sans rien vouloir que l’aimer et que continuer à prier. Il possédait assez de fortune pour vivre de loisirs, de bonnes causeries, de messes entendues, de lectures, et peut-être de quelques études savantes, où il continuerait l’œuvre de son père, la mise en lumière de l’histoire et des grands noms du pays.

Hans savait ce beau rêve de vie à deux caressé par sa mère. Elle le lui avait souvent énoncé ; il avait toujours acquiescé pour ne pas la contrister, attendant l’heure et le signe de Dieu. Or Dieu lui avait fait signe définitivement, durant la retraite finale. Ç’avait été soudain une évidence, l’approche d’une grande lumière, et il avait vu son âme claire comme un parloir où Jésus descendait lui parler.

Il se décida ; il avoua tout à la pauvre Mme Cadzand qui, dès les premiers mots, éclata en sanglots. Qu’est-ce qu’elle entendait là ? Qu’est-ce que Dieu lui voulait encore ? C’était comme l’annonce d’une nouvelle mort. Elle allait se retrouver seule. C’est Hans maintenant, tout pâle de son aveu, qui lui parut une seconde statue de cire, après l’autre, — le cadavre de son mari. — qu’elle avait vue une nuit s’interposer entre elle et le berceau. Lui aussi déjà glacé, muet ! Hans ne parlait plus ; il avait dit la volonté de Dieu simplement, fermement, et maintenant Mme Cadzand sentait le froid de quelque chose d’irrémédiable.

— Mais non, Hans ! c’est impossible ! Que deviendrais-je ? Attends au moins que je sois morte.

— Dieu te donnera de la force, mère ; c’est une grande grâce pour nous.

— Non, c’est un grand malheur, Hans ; pour moi, et aussi pour toi. Tu es un enfant ; tu ne sais pas ; tu ne peux pas savoir. Essaie d’abord de vivre. Ah ! que je suis malheureuse !

Mme Cadzand eut de nouveaux sanglots : « Hans ! mon pauvre Hans ! » et elle répéta ce nom avec passion, le mouillant de larmes, ses lèvres le baisant au passage ; et elle marcha à travers la chambre, égarée, hagarde, répétant toujours : « Hans ! Hans ! » comme si c’était déjà un nom perdu, un pauvre oiseau envolé de son cœur qu’elle appelait, qu’elle voulait rattraper…

Hans n’insista pas ce jour-là, tout remué de la crise, du violent chagrin de sa mère. Il pria le ciel qu’elle fût éclairée, aguerrie. Puis il recommença l’essai : il devait accomplir sa vocation ; rien n’est plus grave et important que de ne pas se tromper sur sa vocation ; or la sienne était nette ; il avait clairement entendu la voix de Dieu. Il se savait appelé. Pouvait-il ne pas répondre à Dieu ?

Cette fois, Mme Cadzand avait réfléchi. Elle répliqua autrement que par des pleurs. Il devait être raisonnable ; ne pas se décider si vite et au hasard. Certes, elle ne contrarierait pas sa vocation ; mais il fallait d’abord s’en assurer ; attendre un peu, faire l’expérience du monde et ne s’en retirer que si on s’y sentait vraiment un intrus.

Il était jeune, trop jeune. Elle ne lui demandait qu’une chose, assez légitime : temporiser, durant une ou deux années, tout au plus jusqu’à sa majorité. Il pourrait continuer sa vie dévote, ses exercices de piété. Elle s’y associerait même. Ils auraient encore ensemble des mois de Marie pleins de fleurs. N’était-ce pas un prélude logique, une préparation excellente à la vie religieuse ? Après ce laps, si Dieu l’appelait encore, il partirait ; mais jusque-là elle ne donnerait pas son consentement. C’était tout débattu, tout décidé.

Elle avait parlé avec fermeté, rabrouant ses larmes, solidifiant sa voix.

Hans fut ébranlé. Il fallait honorer ses père et mère. Cela aussi était un commandement de Dieu. Et comment désobéir à la sienne, si noble, si bonne et si triste ?

Oh ! oui, triste ! Maintenant Mme Cadzand demeurait prostrée des journées entières, plus envahie par sa migraine, dans l’anxiété d’un avenir où son espoir luisait si pâle…

Quelle chance presque nulle y avait-il de voir avorter cette vocation religieuse qui semblait si ferme, préparée d’ailleurs par tant d’années de ferveur et d’exaltation mystique ?

La veuve songeait qu’elle avait elle-même travaillé au grand malheur qui lui arrivait. Son moyen s’était retourné contre elle. Elle s’était réjouie de la foi ardente de Hans, y voyant l’instrument de sa possession sur lui. Elle avait exaspéré sa piété, par des prières surérogatoires après les prières du collège. Elle avait cru le sauver des femmes et du péché en le vouant tout à Marie, mais la Femme-Vierge l’accaparait maintenant plus que ne l’auraient fait toutes les autres.

C’est bien un tel amour avec lequel il n’y aurait plus de partage. C’est de celle-là surtout qu’il fallait se défier. Elle avait fait un signe ; et son fils allait partir, l’abandonner, ne plus jamais revenir, vivre très loin d’elle, comme avec une épouse qui est même jalouse de la mère.

Et dire qu’elle n’avait rien deviné, rien soupçonné, — ah ! cet aveuglement, cette présomption des mères ! — durant toutes les étapes de cette ferveur par laquelle il s’en allait de sa vie : la première communion, les retraites, les mois de Marie, l’admission à la congrégation et dans le troupeau des enfants de chœur !

Ici, à vrai dire, elle avait eu une sorte de pressentiment quand elle frissonna, regimba à l’idée de voir tomber tous ses cheveux, pour qu’il eût la tête rase, selon la règle.

Mais ce n’était rien, cette première mutilation, en comparaison de l’autre, qui menaçait… Aussi, quand il avait parlé de son désir d’entrer dans les ordres, la mère, par on ne sait quelle condensation, quelle localisation des idées qui s’opère parfois dans le désemparement des grandes crises, n’avait vu instantanément qu’une seule chose, qui la navra : la tonsure. Ah ! sur la tête jolie et bien-aimée où déjà, pour le service des autels, la chevelure s’était raréfiée, maintenant cette blessure, cette fixité, tragique comme l’œil unique de Dieu derrière un verre pâle ! Oui ! cette étoile morte, ce cadran vide qui ne marque plus que l’éternité, ce seul coin mis à nu comme pour marquer le renoncement de tout le reste de la chair ! La tonsure ! cette plaie en forme d’hostie !

Mme Cadzand ne voyait plus que cela, en dépit de l’échéance maintenant reculée, ne songeait plus qu’à cela, durant les longues après-midi où, prise de migraine, elle s’appuyait au bon coussin de cheveux, prévoyant l’heure où elle le rouvrirait peut-être, y ajouterait ce qui serait tombé sous les ciseaux pour la tonsure…

Mais alors le coussin ne pourra plus rien pour sa migraine, et lui sera comme le petit oreiller de la mort.