La Vocation/Première partie/V

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Paul Ollendorff (p. 40-48).
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V


Hans avait dit un jour à sa mère : « J’aime surtout la Vierge, parce qu’elle est femme… » Il avait répondu ainsi, tout simplement, tout naïvement, parce que Mme  Cadzand s’étonnait de sa dévotion exclusive pour Marie, comme si Dieu n’existait pas et qu’elle fût tout le ciel. Ce mot qui, au premier aspect, ne semblait que gentil et anodin, revint plusieurs fois à l’esprit de Mme  Cadzand les jours suivants, tandis que sa fréquente migraine l’avait reprise et que, sans pouvoir sortir, elle somnolait dans sa chambre, la tête appuyée au moelleux coussin de cheveux. C’était si doux et lénifiant, la tiède douceur où son front se reposait. Son fils était là-bas, loin d’elle, dans les salles tristes du collège, à compulser de lourds dictionnaires, à balafrer de craie un tableau noir. Si studieux, qu’il ne prenait même pas le temps de regarder la grande horloge de la cour, de calculer à quel déplacement du compas du cadran sonnerait le moment du retour à la maison. Mais la mère, elle, suivait à sa petite pendule le jeu des aiguilles, se cherchant, se fuyant. Elle comptait les heures longues, elle s’ennuyait de Hans. Du moins, elle possédait, tout le temps, quelque chose de lui auprès d’elle : le mol coussin où elle avait eu la si bonne pensée d’enfermer les cheveux de Hans. C’était le sachet fidèle de sa solitude, le sûr oreiller de ses malaises. Il lui en venait une caresse comme voilée, on ne sait quel fluide tamisé des boucles à travers l’étoffe, une fine senteur aussi proche qu’une présence. Et par minutes elle plongeait son visage souffrant dans le petit coussin, comme dans une eau où l’on délaie un fard, comme fit Jésus dans le linge de Véronique où il laissa son sang et ses épines.

Surtout que, ces jours-là, pour l’endolorir un peu plus, le mot de Hans lui revint plusieurs fois, la troublant, l’inquiétant : « J’aime surtout la Vierge parce qu’elle est femme. » Certes, il avait parlé ainsi sans savoir, le cher innocent que toute la pureté, même de l’esprit, décore encore. Mais ce mot était un signe. L’idée de la femme s’insinuait. L’enfant allait souffrir de la puberté qui s’élabore. Crise redoutable ! Peut-être que ses élans pieux, sa dévotion à la Vierge, les paroles enflammées de ses prières n’étaient que le sursaut d’un cœur et d’un sang qui veulent aimer.

Mme  Cadzand songea avec effroi aux jours futurs. Ah ! si Hans pouvait ne plus grandir, rester l’adolescent ingénu ! Chaque pas qu’il faisait maintenant l’éloignait d’elle. Pourtant elle avait tant rêvé, elle rêvait encore, que son fils ne la quitterait jamais ! Puisqu’elle était veuve, seule, puisqu’elle n’avait que lui, peut-être qu’il demeurerait toujours auprès d’elle. C’est si beau, un fils qui se dévoue à sa mère ! C’est touchant, le couple d’une mère et d’un fils, sans cesse à deux et qui se suffisent. Ce doit être si bon, même grand, même vieux, de s’entendre appeler « mon enfant ». Elle avait quelquefois énoncé ce beau projet de ne pas se quitter, de toujours vivre ensemble ; et Hans acquiesçait avec joie.

« Parce qu’elle est femme » ; aujourd’hui, voici que ce mot surgissait en menace. Oui, l’amour de la femme était le danger, l’obstacle possible où son cher désir se briserait. Douleur pour les mères de se dire qu’une femme existe déjà, à la minute où elles y songent, qui, du fond de l’éternité, est en marche vers leur fils. Douleur de penser qu’elles n’auront pas été les mieux aimées ; que même elles n’auront pas aimé le plus. C’est l’autre qui sera la mieux aimée ; c’est l’autre qui aimera le plus, puisque son amour se donne !

Mme  Cadzand envisagea avec inquiétude ce mystérieux avenir. Encore si ce n’était qu’une seule femme, pure et bonne, qui vînt partager avec elle la destinée de Hans. Mais elle savait les périls, les chutes où mène la vie éparse et libre des hommes, la tentation des femmes, — toutes les femmes de péché, qui sont les ennemies des mères et font dépérir les visages des mères dans le miroir des cœurs où elles se mirent.

Mme  Cadzand tremblait pour son fils qui justement, avec sa nature vibrante, sa sensibilité de fleur de serre, était plus exposé. Heureusement que la religion est un moyen de préservation, de dérivation aussi. La mère de Hans se félicitait qu’on eût, au collège, cultivé sa piété, et d’avoir elle-même par des autels de mois de Marie, des neuvaines, des cires brûlées, des rosaires dits, des pèlerinages, développé cette foi qui sauvegarde par la crainte de l’enfer.

Ainsi il serait prémuni contre toute inconduite et les futurs pièges de la passion.

Est-ce que la piété n’est pas la passion même, mais la passion anoblie, divinisée ? Toute la liturgie catholique avec ses décors et ses accessoires, dont chacun est une invention de génie, suffit à ceux que tourmente obscurément un conflit d’idéal et de sensualité.

L’orgue a des étreintes ; l’encens vient par bouffées comme le parfum d’une chevelure ; puis il y a le miracle d’amour de la communion, qui est d’abord un baiser sur les lèvres, qui est aussi une incorporation, une possession, longtemps désirée, puis consommée, où l’on sent un autre être, qui est un Dieu, entré en soi, vivre en soi…

Mme  Cadzand se rasséréna : quel bonheur d’avoir élevé son fils dans la foi, d’avoir exalté sa piété ! Il allait y trouver, il y trouverait toujours, un remède contre le péché, la tentation de la chair. Grâce à cette foi vivace, elle pourrait le défendre contre les autres femmes, le garder toujours auprès d’elle, réaliser son plan… Et sans nul égoïsme !

N’éprouvait-il pas, à l’église, un enivrement presque physique, la seule volupté qui ne soit pas suivie de tristesse ? Et son impressionnabilité passionnée, son cœur sensuel et tendre, rencontreraient leur meilleur emploi, un emploi presque surnaturel, à aimer Dieu, à aimer surtout la Vierge, « parce qu’elle est femme, » oui ! celle qui, peut-être, lui tiendrait lieu de toutes les autres, et la seule dont la mère ne serait pas jalouse.