La Vocation/Troisième partie/II

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Paul Ollendorff (p. 142-150).
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II


Hans, jusque-là, n’avait même jamais regardé les femmes, — tout innocence ! Et vierge d’une double virginité, non seulement celle du corps, mais celle de l’esprit aussi, n’ayant jamais su ni voulu approfondir le mystère des sexes qui lui demeurait confus. Pensée que rien encore n’a déveloutée ! Chair intacte, sacrée comme la chair des cires.

Tout au plus, le soir où arriva Wilhelmine en toilette de bal, avait-il eu un pressentiment de la femme en voyant les épaules, la poitrine, les détails… Maintenant ce souvenir lui était revenu quand il avait été regardé par Ursula. Sous son corsage strict, il la voyait à son tour, rose et blanche, demi-vêtue…

La mauvaise vision l’obsédait. Surtout quand Ursula l’avait aimanté plus longuement de ses regards volontaires. Toujours ces yeux qui voyageaient, abolissaient l’espace entre elle et lui, se posaient sur son visage, titillaient ses mains, entraient dans ses propres yeux, baisaient sa bouche et semblaient se glisser jusque sous ses vêtements, butiner son cœur, piller, caresser, brûler, câliner, et tatouer toute sa chair !

Qu’est-ce donc qu’elle lui voulait ? Qu’était-ce que cette femme étrange, arrivée un matin chez eux, si peu de son emploi, semblait-il, trop distinguée vraiment, comme si elle avait pris un prétexte pour l’approcher, jeter en lui cette inquiétude, ce trouble d’un jardin avant l’orage, quand le vent enfle les arbres ? Il commençait à sentir le sortilège, mais sans pouvoir s’y soustraire. En vain avait-il résolu de ne plus regarder Ursula, de se détourner avec soin de l’embûche de son visage ; il subissait néanmoins, à travers l’air, l’insistance de ses yeux. Toujours les yeux d’Ursula étaient sur lui ; il les sentait adhérer à sa peau, vivre, ouvrir leurs écrins… Même hors de sa présence, quand il était seul, quand il s’enfermait dans sa chambre, les deux grands yeux l’accompagnaient. Il était entre eux comme entre deux cierges implacables. Ce qui l’effrayait le plus, c’est d’être suivi par eux jusqu’à l’église… Quand le prêtre, avant la messe, traçait le signe de croix avec un grand saint-sacrement, au lieu de l’hostie pâle, c’est un vaste œil bleu, l’œil d’Ursula, qui lui apparaissait captif et sous verre. Hantise quotidienne et permanente désormais ! La nuit aussi, il les revoyait, les beaux yeux étalés à côté de lui, déformés dans toutes les fantasmagories du rêve. Hans, tout à coup, sent ses cheveux blonds croître sur l’oreiller, s’agrandir aux proportions d’un champ, d’une immense moisson mûre, avec, dedans, deux seuls bleuets, les yeux d’Ursula, si cachés, si perdus, mais qu’il lui faut à tout prix découvrir avant le jour. Puis un obscurcissement brusque… Et les yeux d’Ursula sont des disques dans une gare. De là, les yeux s’envolent, volètent… Un paon se cabre sur un perron ; sa queue est un éventail d’yeux, cent prunelles semblables aux prunelles d’Ursula… Puis les yeux s’envolent plus haut ; un visage s’y crée ; ce sont des cerfs-volants, des lunes bleues… Soudain ils retombent à terre, raccornis, froids, exigus, turquoises immobiles qui, un instant après, coulent, fondent, se délaient et deviennent la mer, un azur de Méditerranée où, d’entre les vagues, sort la tête d’Ursula, attachée au buste nu de Wilhelmine s’achevant en sirène.

Hans sortait effrayé, courbaturé de ces nuits imagées et pleines de fièvre. Or, le jour, c’était pire encore. Émoi d’un adolescent dans la maison de qui une femme jeune est entrée ! Émoi surtout quand le désir de cette femme le circonvient et rôde !

Car Ursula s’était prise de passion pour ce Hans au visage fier, aux beaux cheveux… Elle osa maintenant davantage, consciente de sa graduelle emprise… Non plus seulement le regarder, avec ses yeux qui parlaient, qui baisaient ; mais elle s’enhardit à de furtifs contacts plus décisifs.

Quand elle avait quelque objet à lui remettre, son courrier à lui apporter, elle cherchait à effleurer sa main, à sentir sa chair. Premiers attouchements de l’amour ! Point minime où on se rencontre, où déjà on se possède !

Le soir, Hans avait l’habitude de vouloir une carafe d’eau toute fraîche pour la nuit. Ursula s’arrangeait de façon à attendre le dernier moment, ne la porter qu’après que Hans eut déjà, pour se coucher, réintégré sa chambre, une chambre au second étage, au-dessus de celle de sa mère, car il n’avait, au premier, que son cabinet de travail. Avant qu’il eût fermé la porte, Ursula, qui guettait, pénétrait aussitôt, posait la carafe, regardait Hans d’un de ces longs regards où elle avait l’air de quitter ses yeux. Le jeune homme souvent se détournait, feignait d’être occupé. Parfois il n’avait pu se garer à temps. Il recevait les yeux d’Ursula en plein visage, comme deux fleurs jetées. Il en chancelait alors. Ursula s’attardait, allait remonter la lampe sous prétexte qu’elle charbonne… Elle regardait Hans encore une fois, plus passionnément. Ses yeux se dilataient, maintenant… Le lit de Hans s’y reflétait, s’ouvrait dans leur alcôve bleue.

Hans tremblait ; il sentait son souffle en suspens ; et une rougeur, des bouffées lui montaient aux joues.

Ursula enfin se décidait à partir ; mais elle avait un bonsoir si équivoque, si lent de regrets et de supplication muette…

Hans, resté seul, se jetait à genoux, implorait le secours de la Vierge, demandait pardon à Dieu, se jugeant déjà en péché pour sa complaisance à jouer avec le péril. Car maintenant il avait conscience de la tentation. Et quel misérable amour où il glissait !

Ce n’était point la peine d’avoir répudié la grâce virginale de Wilhelmine pour cette passion ancillaire dont il avait honte. Mais Ursula n’était point une servante. Est-ce qu’une servante a cet exquis visage, et ces mains soignées, et cette distinction de toute l’allure, et ces savants stratagèmes de l’esprit où sa vertu s’égarait ? Non ; elle est une envoyée de l’Enfer, entrée dans la maison sous un prétexte et qui collabore à sa chute…

Hans s’affolait ; il fallait se prémunir, aviser, éloigner la tentation qui serait peut-être au-dessus de ses forces. Oui ! c’est le mieux : il demandera à sa mère qu’elle congédie Ursula. Mais quel prétexte donner ? Il ne faut pas que sa mère ait un soupçon surtout !

Hans était bien en peine. D’ailleurs il se sentit déjà impuissant à prendre ces grandes mesures. Faire renvoyer Ursula ? La pauvre fille pleurerait à coup sûr. Avec quels yeux elle le regarderait au départ ! Il ne pourrait plus vivre en sentant pour toujours sur lui ces yeux du départ, ces yeux mouillés, ces yeux qu’il aurait noyés…

Ursula ! Ursula ! Il la fuit, et il la chercha ! Il demanda aide à Dieu contre elle, mais, comme dans le dessin dont Mme  Cadzand se souvenait, sur le crucifix même devant lequel il s’agenouille, c’est la femme qu’il retrouva, avec son corps en croix aussi, où s’ouvraient les fleurs des yeux, les fleurs des seins, la fleur du sexe, — comme les cinq plaies en fleur de l’Amour.