La Vocation/Troisième partie/I

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Paul Ollendorff (p. 135-141).
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TROISIÈME PARTIE


I


Le cœur de Hans n’avait pas cédé. Ce fut ensuite l’assaut de l’Enfer à sa chair.

Mme  Cadzand se rappelait avoir vu jadis un extraordinaire dessin, une Tentation de saint Antoine, mais non plus avec plusieurs femmes s’offrant, comme dans les Breughel et les Teniers ; une seule femme, cette fois, qui, toute nue, a remplacé le Crucifié et offre sa chair sur le bois même, son corps en croix aussi et couronné de roses. Tentation autrement redoutable, car elle ne s’éparpille plus. Dans les autres, l’anachorète, parce qu’il devait choisir, avait le temps de se reprendre, de se sauver. Ici le péril s’aggrave parce qu’il s’est unifié.

Un jour donc, Mme  Cadzand se rendit compte qu’une tentation pareille venait de se dresser dans la solitude où vivait Hans. Il était à l’abri du danger unanime des femmes. Mais le Démon est ingénieux. Il s’incarna dans une seule, il choisit celle qu’il fallait, changeant visage de l’Ève éternelle, aux paroles insidieuses. Il vint le tenter chez lui, dans sa demeure même, par la continuité d’une présence dont on ne se défie pas…

Et, pour le mieux séduire, ne pas le mettre en garde, quels yeux d’innocence elle avait, cette jolie Ursula, entrée un matin chez Mme  Cadzand, dont la femme de chambre était partie pour se marier. La remplacer ? Oh non ! à peine, la vieille cuisinière Barbara, très experte, suffisant presque au soin du ménage. Tout au plus le prétexte de coudre un peu, d’entretenir la lingerie. Mais, en réalité, elle arrivait du fond de l’éternité pour apporter le malheur de Hans. Notre destinée doit s’accomplir ; et elle prend souvent les premiers messagers venus, des complices quelconques, pour se consommer. Ici pourtant le choix se révélait subtil. Cette Ursula était séduisante. Mme  Cadzand elle-même se réjouissait de l’avoir prise à son service. La maison en était comme changée. Elle se disait : Est-ce que les nouveaux visages rajeunissent les vieilles demeures ? En réalité c’est de la beauté d’Ursula, de son inconscient sourire, que tout s’égayait ; c’est de ses yeux que les chambres s’éclairaient, comme si on y avait percé deux fenêtres de plus.

Ah ! ses yeux vraiment de candeur, spacieux et bleus, des yeux comme un mois de Marie, comme des puits pleins de ciel ! Mais il y avait plus que leur couleur pour en subir le charme. Leur forme aussi, leur mouvement, car ces yeux vivaient d’une vie pour ainsi dire autonome ; ils n’avaient l’air qu’à peine domiciliés au visage. Quand Ursula regardait, il semblait que ses yeux quittaient les paupières, approchaient, se posaient, mettaient la tiédeur d’un attouchement. Yeux tentateurs comme des bouches. Yeux donneurs de baisers qui s’appliquaient partout, brûlaient, affolaient. Ainsi fit-elle pour Hans, dès la première fois qu’elle le vit, troublée et séduite aussitôt par son beau visage pâle, sa chevelure tumultueuse.

Hans sentit sur lui, par toute sa chair, la descente des grands yeux, l’étrange effleurement, le fourmillement que doivent éprouver les canaux inertes, le soir, quand le ciel étoilé s’y mire. Qu’étaient-ce que ces yeux, brûlants comme des astres, qui s’étaient posés sur lui, multipliés ? En regagnant sa chambre, après le repas qui avait été l’occasion de cette première rencontre, il se trouva tout étrange, comme si quelque chose d’anormal s’était passé, comme s’il avait trop lu dans son Paroissien l’examen de conscience du sixième et du neuvième commandement. Trouble indéfinissable ! Il repensa, sans savoir pourquoi, au nom de cette jeune fille : Ursula, le nom de la vierge de Memling, tandis que lui-même s’appelait Hans… Mais est-ce que les choses ne s’attirent pas ? Et ce que nous nommons le hasard n’est-il pas simplement le signe, l’avertissement de la destinée ?

Ursula — grâce blonde, yeux bleus, toison de miel — avait, sous son apparence de vierge gothique, une nature sensuelle. Ses vingt ans, dans de grandes villes, avaient glissé vite à des aventures. Maintenant, en ce célibat monacal de Bruges, la jeunesse de Hans la troublait, la tentait. Elle se mit à rôder autour de lui, mettant contre sa porte le frisson de sa robe tandis qu’il travaillait, s’attardant dans les corridors, les escaliers, pour le rencontrer, le frôler… Lui, sans rien analyser, commençait à avoir la sensation d’être investi.