La Vocation/Troisième partie/IV

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Paul Ollendorff (p. 154-160).
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IV


Un soir que Mme Cadzand avait son ordinaire migraine, elle alla se coucher plus tôt que d’habitude. La tête échouée parmi les oreillers, elle reposait endolorie, dans cet état mi-veille et mi-sommeil, brume intermédiaire… Il semble qu’on soit tout au fond de quelque chose de transparent et d’impressionnable à l’excès. On est comme parmi de l’eau, comme tombé dans un miroir, comme exilé dans une serre où le moindre bruit s’exagère sur le verre…

Acuité des sens, inouïe !

Même des pas étouffés, une voix presque à ras du silence, suffisent pour que l’ouïe s’émeuve, que l’attention vibre et se rende compte.

Donc, Mme Cadzand somnolait, ce qui ne l’empêcha pas de reconnaître dans les escaliers la marche de Hans qui allait se coucher, à son heure coutumière. Un instant après, dans la chambre, au-dessus de sa tête, elle perçut l’entrée d’Ursula qui venait, sans doute, comme d’habitude, apporter, pour la nuit, la carafe d’eau toute fraîche. Mais elle entendit qu’on parlait, à voix très basse. Ursula, cette fois-ci, ne sortit pas, au bout d’un instant, pour regagner aussi sa chambre, contiguë à celle de la vieille Barbara. La présence se prolongeait. Mme Cadzand, étonnée, secoua un peu plus son vague sommeil. Elle écouta. Les deux voix se reconnaissaient, alternées et tressées tour à tour. Hans et Ursula… oui, c’étaient eux ; ils parlaient en vagues chuchotements ; puis une des deux voix s’éleva, celle de la femme, comme pressante et passionnée. Qu’est-ce qui se passait donc ? Mme Cadzand s’était mise sur son séant, adossée aux oreillers. Maintenant, des bruits de pas ; une fuite, eût-on dit, une course à travers la chambre. Le lustre, devant son lit, trembla un peu, agita son grésil de pendeloques, comme dans un courant d’air.

Puis un arrêt brusque ; une seule marche, unie et lente, comme d’un couple enlacé, qui s’achemine… Mme Cadzand s’était levée, affolée. Est-ce qu’elle rêvait ? Hans était malade peut-être ? Elle allait ouvrir sa porte, gagner le palier, appeler. Les deux voix recommencèrent… Oui ! Ursula était toujours là. Elle parlait encore ; et Hans répondait ; confus balbutiements, murmures pâmés, paroles commencées dans une des bouches et qui finissent dans l’autre ! Un bruit de baisers brûla le silence…

Mme Cadzand, muette de stupeur, comprit ce qui se consommait là-haut. Comment Hans, si pur, si pieux, en était-il arrivé à succomber à la tentation ? Mais aussi de quels yeux Ursula le regardait depuis des jours ! C’est elle qui l’avait séduit, qui en ce moment l’enseignait, l’initiait.

Scène nocturne, troublante et pathétique comme un drame ou un crime ! La mère y assista pour ainsi dire, entendant les bruits, les voix, suivant les étapes. Cette scène exista pour elle comme les objets existent pour le miroir. Elle dut la subir malgré elle, la vivre en reflets. À travers la distance, tout recommença en elle. Mme Cadzand tremblait, avait horreur ; et cependant elle sentait que quelque chose de sacré s’accomplissait. L’entrée en amour est aussi comme une ordination. Certes, ce n’était pas la divine union consentie qu’elle avait rêvée pour lui dans les bras de Wilhelmine. Mais la chair a son secret. Mme Cadzand s’était trouvée d’abord choquée, scandalisée ; mais qui sait si la passion n’a pas raison contre tout ce que nous nommons avilissements, chutes, mésalliances, et qui ne sont peut-être que des préjugés de castes, d’éducation, d’hérédité. La nature crée des couples sans s’occuper de leurs antécédents. On ne choisit pas. La fatalité accorde, lie, dénoue. Est-ce que le vent ne mêle pas et ne fait pas se baiser au hasard les roseaux des rives ? Toutes les créatures sont semblables dans la nudité de l’amour comme dans la nudité de la mort. L’amour, autant que la mort, égalise !

Mme Cadzand y songea, surtout que, pour Hans, c’était du moins une créature jeune — et belle après tout — qui lui révélait le grand mystère. Ursula le désirait, l’aimait ; rien de vénal comme pour tant d’autres, n’était entre eux. Sa première nuit d’amour serait quand même un peu nuptiale.

Mme Cadzand, en fièvre, écoutait. Elle se rappela d’autres nuits, celles où Hans fut conçu entre des baisers pareils…

La veuve sentit, dans sa chair, les souvenirs, les regrets, l’écho brûlant des anciennes voluptés… Oui, Hans était l’enfant de l’amour. Comment aurait-il échappé au désir du spasme sacré ? Mille pensées s’intercalaient, chevauchaient dans sa tête en feu, dont l’une émergea, revint, la rafraîchit : peut-être que ceci était le salut et le bonheur pour elle. Comment Hans s’obstinera-t-il dans sa vocation religieuse après la révélation de la femme ? Osera-t-il s’engager au vœu de chasteté, maintenant qu’il a connu le péché et la joie de la chair ? Mme Cadzand s’exalta d’un espoir immense… Non ! elle ne congédierait pas Ursula, le lendemain. Elle fermerait les yeux, pour l’instant… Elle ne reprocherait rien à son fils… Elle le laisserait prendre l’habitude du baiser et de la volupté, puisque c’est le seul moyen de le sauver du cloître, de le conserver à elle et pour elle. Le hasard a tout arrangé. Il ne faut pas contrarier le hasard. Il fut mieux avisé qu’elle. Car c’était naïf de croire qu’il suffirait de Wilhelmine et du lys froid de son amour. Ursula, ç’avait été la rose mûre, la fleur de sensualité dont la senteur enivre comme si on mourait un peu, de trop d’extase ! Celle-ci lui aura donné le goût de la vie, le goût du jardin de la vie, maintenant qu’il connaît la rose mûre, la rose secrète de la chair !