La Vocation/Troisième partie/V

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Paul Ollendorff (p. 161-184).
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V


Le lendemain matin, Mme Cadzand descendit, pleine de trouble. Dans la salle à manger, Ursula circulait, rangeait, calme et souriante, les joues seulement un peu plus roses, la marche seulement un peu plus alanguie, et comme alourdie d’un poids de bonheur. Une allégresse émanait d’elle, et des cuivres de victoire vibraient en ses cheveux blonds. Surtout lorsque Hans descendit à son tour, pâle comme d’habitude, avec, dans ses cheveux tumultueux, le froissement d’un pli qu’ils n’avaient pas. Mme Cadzand les épia. Ursula, à la dérobée, jetait des regards de conquête vers lui, l’assaillait de ses yeux de proie. Et Hans, installé à table pour déjeuner, se détournait, se contournait, l’air contraint, l’air de se défendre contre quelque chose d’invisible qui de nouveau l’atteignait. C’étaient les yeux d’Ursula dont le fluide courait déjà au long de ses nerfs, brûlure et caresse. Recommencement du sortilège ! Ses yeux approchaient, quittaient le visage d’Ursula, comme des araignées quittent leur toile à laquelle un fil les rattache et qu’elles pourront réintégrer. Et c’étaient vraiment des araignées bleues sur la chair de Hans, les rapides yeux d’Ursula, glissant partout, le titillant de mille pattes invisibles qui caressaient, énervaient, chatouillaient, multipliaient de petits spasmes infinitésimaux qui étaient mille étincelles se rallumant dans les cendres mortes du plaisir. Car il restait tout vibrant de la nuit. Il ne cessait pas de songer à l’Acte : dégoût et délice ! C’était donc là le grand mystère, l’Éternel Amour pour qui les hommes souffrent, s’agitent, s’exilent, se ruinent, tuent !

Délire éphémère, frisson, torsion, comme si on était, une minute, traversé d’un éclair qui nous inoculerait le ciel ; et puis aussi, défaillance, engloutissement, comme si, une minute, on descendait au fond d’une mer qui serait de vins et de parfums ! Hans remémorait, analysait. Mais, — chose curieuse, — tout en songeant à l’Acte, il ne pensait presque pas à la femme. Ursula elle-même avait eu l’air de lui rester si étrangère !… Ils ne s’étaient vraiment joints qu’en cela. C’est qu’elle n’avait fait, sans doute, qu’accomplir la destinée implacable et la mission secrète du Démon. Hans le sentait bien à présent, dans l’évidence et la sincérité du jour. Elle était venue la veille au soir, profitant des ténèbres qui sont mauvaises conseillères, lui offrir le fruit du péché. Ève éternelle ! Peut-être qu’elle n’était pas coupable. Peut-être qu’elle fut tentée et leurrée elle-même. Hans ne lui en voulait pas. C’est le Démon qui s’est fait chair en elle, qui parla par sa bouche, qui mit dans ses baisers un feu qui ne pouvait être que celui de l’Enfer.

Comment avait-il cédé, lui, l’élu de Dieu, tout nanti de la Grâce, lui, l’appelé, comme il disait naguère avec orgueil, en songeant à sa vocation ?

Hans se sentit accablé de remords. À la messe, où il avait accompagné sa mère, il n’osa pas se tourner vers l’autel, ni vers l’hostie au moment de l’élévation. Il lui semblait qu’en la regardant il y apercevrait la face de Jésus, tout en larmes et en sang de son parjure. Il pria ; il demanda pardon ; mais, à chaque instant, entre Dieu et lui, Ursula s’interposait… Les yeux étaient toujours là, autour de lui, aimantés, voletant ; puis ils atterrissaient sur sa chair, s’incorporaient à elle.

Au repas du midi, Ursula, qui aidait au service de la table, évolua, le frôla de la caresse de sa robe. Quand il fut remonté dans la chambre du premier étage où il travaillait, la hantise augmenta. Un arrière-frisson lui passait par minutes dans les moelles, la silencieuse exhalaison qui soufre encore le ciel quand l’orage est passé. Des curiosités plus coupables s’infiltrèrent. Il avait vu jadis les épaules de Wilhelmine, la gorge étalée, ce commencement de nudité hardie et rose… Il songea à Ursula encore toute voilée pour lui… À mesure que le soir approchait, la tentation revint comme une crise…

Et il en fut ainsi durant plusieurs jours consécutifs… Hans récidiva. Il connut le mystère entier. Ursula, qui s’attardait maintenant dans sa chambre jusque tard dans la nuit, provocante et complaisante, lui révéla l’intimité de sa chair, la vallée tiède, le couple blotti, tout ce qu’il avait à peine deviné dans le corsage de tulle de Wilhelmine. Prestige des seins ! Frénésie des jeunes doigts qui les palpent comme s’ils voulaient les cueillir, ces grappes de raisins blancs couronnées d’un raisin bleu, y vendanger un élixir de joie contre toutes les douleurs ! Beauté des seins ! Leur rythme, leur flux et leur reflux comme celui de la mer… Et leur douceur surtout, oreiller d’oubli, ouate et sachet, où l’on voudrait dormir, où l’on pourrait mourir !… Comment s’en délivrer, y renoncer, eux dont la seule absence laisse les mains toutes pauvres, comme désertes ?…

Hans, pourtant, parmi ces images sensuelles qui l’assaillaient, gardait en lui la présence fidèle de la Vierge Marie, et l’appelait à son secours. Est-ce que, dans les vieilles villes de Flandre, même parmi les quartiers lépreux de la débauche, on ne voit pas, souvent, quelque Madone en une armoire de verre, en une niche de pierre ? Et sur la façade de péché, des fleurs embaument, des cires brûlent…

Hans n’avait pas trahi son culte ancien, ni désespéré. Et, comme on touchait à la fin de la semaine, il parut même se reprendre. L’horreur de son péché se précisa ; oui, il était en état de péché mortel et, s’il mourait subitement, comme il arrive, il ne pouvait manquer d’être damné. La peur de l’Enfer lui revint ; toutes les imaginations, les tragiques peintures des sermons du collège. Une sincère douleur l’envahit aussi ; il avait affligé Dieu ; il avait fait ressaigner les Cinq Plaies et le Sacré-Cœur de Jésus. Il était indigne et méprisable, à présent… Il avait quitté le chemin de sa vocation…

Un jour, Mme Cadzand, qui l’épiait, le trouva tout bouleversé. On aurait dit qu’un grand malheur lui était advenu. Il n’était plus pâle, mais blême. Il s’assit à table, ne mangea presque rien, ne parla pas. Ses yeux étaient rouges comme s’il avait pleuré. Il se garait maintenant des yeux d’Ursula, comme de bêtes effrayantes dont on a peur. Il avait, en prenant place, fait avec soin sa prière et surtout le signe de la croix, très en dehors et ostensible, comme pour s’en envelopper, accomplir un exorcisme.

La mère comprit les combats qui se livraient en lui. Elle se réjouit de ce que la piété l’emportât déjà et si vite. Ainsi il ne tomberait pas dans le vice, et aurait connu juste assez de la passion pour en savoir l’ivresse, ne plus oser vouer sa vie à un célibat sans issue.

Ainsi calculait la mère, et que l’événement, vraiment providentiel, se dénouait au mieux : Hans serait guéri sans doute de son désir d’entrer dans les Ordres où la chasteté est la dure loi ; et d’autre part il était visible qu’il se reprenait, se reconquérait… Mais avec quel désespoir ? Et comme effaré, au sortir d’un orage, de tant de dévastation dans son âme. C’était de la peur, de la tristesse, de l’épouvante, du navrement, de la confusion, qui passaient tour à tour et en même temps sur sa face. Il semblait à la fois menacé, torturé, hanté, souffrir dans sa conscience et souffrir dans son corps.

Mme Cadzand s’effraya :

— Es-tu malade ?

Un instant après, il se leva, quitta la pièce, comme si on avait touché à une blessure, et qu’il fallût courir la panser à une source. Il demeura seul, des heures entières, enfermé dans sa chambre. Mme Cadzand, aux aguets, l’entendit marcher de long en large, parler haut, non plus pour ses essais de sermon, comme naguère, quand il lisait Lacordaire et les prédicateurs ; rien d’oratoire à présent : une voix égale, infiniment triste, l’air d’une plainte, une prière sans doute, comme malade, accroupie à terre et essayant de se lever. C’était un peu ces marmonnements qu’on entend dans les pèlerinages, sur les grand’routes…

Tout à coup, le bruit de sa porte grinça ; son pas résonna dans les escaliers. Un instant après, contrairement à toutes ses habitudes, et malgré une averse qui cinglait les vitres, on l’entendit qui sortait, sans avoir rien dit à personne, comme pour ne pas prendre congé, éviter de s’amollir dans un adieu.

Cette sortie insolite alarma Mme Cadzand. Elle l’avait déjà vu, le midi, à table, si troublé, si étrange ! Et ce gémissement de l’après-midi, dont le corridor frissonne encore, comme de la survie d’une cloche…

Qu’est-ce qui s’était passé ? Qu’allait-il arriver ? Elle savait Hans impressionnable, nerveux, saccadé, parfois, dans ses résolutions. Si le désespoir de sa chute l’égarait ? Si la peur d’Ursula, contre laquelle il se sent trop débile, le poussait à la fuite ? Peut-être qu’il va partir, se réfugier immédiatement à ce couvent des Dominicains de Gand où il semblait déjà qu’il eût retenu sa place ? Mais, alors, c’était tout de suite, au moment même où elle croyait la vocation religieuse évincée définitivement par la passion, que cette vocation tant redoutée allait s’accomplir ? Pauvre mère, dont l’espérance périrait quand elle l’imaginait sauve, enfin !

Une panique l’éperonna. Hans ! Hans ! Où était son fils, parti d’un air hagard, sorti sans cause et sans but, cheminant vers quoi maintenant à travers la ville où la pluie croissait, s’activait, pleurait sur les toits, mouchetait l’eau plane des canaux ? N’y tenant plus, envahie d’une angoisse, craignant un malheur, Mme Cadzand jeta un manteau sur sa robe d’intérieur, épingla un chapeau en hâte et, malgré l’affreux temps, sortit précipitamment, comme s’il s’agissait de sauver son enfant et que les minutes pressaient…

Elle erra au hasard, côtoya les canaux sans oser regarder l’eau ni le tunnel noir sous les vieux ponts, se demandant si, dans son égarement, Hans n’y avait pas noyé son désespoir. Puis une autre crainte la hanta. Peut-être a-t-il décidé de partir, de fuir le péché et la tentation de la demeure ? Elle bifurqua aussitôt et se dirigea vers la gare. Hans n’y était pas, nul train n’avait passé, dans l’intervalle, pour la direction redoutée. Mme Cadzand se retrouva dans la rue, recommença à errer ; la pluie persistait, la mouillait toute, bleuissait les trottoirs, accumulait, entre les pavés, comme des bénitiers de larmes.

Sensation qu’on a, dans la pluie, de se trouver errant, en fuite et en ruine ! de n’être plus qu’une feuille salie de l’Arbre de la vie, de se recroqueviller, d’être en proie à l’automne, de rouler à la mort !

Mme Cadzand marchait, machinalement maintenant, avec l’impression qu’elle aurait marché jusqu’au bout de la journée et jusqu’au bout du monde. Et les idées volaient dans sa tête. Tout cela était arrivé par sa faute : elle avait défié Dieu, à vouloir lui disputer son fils ; elle fut vraiment égoïste et ne songea qu’à elle-même. Une mère est trop exigeante qui rêve de garder toujours son fils auprès d’elle. Mais elle était surtout coupable des derniers événements : afin d’arriver à son but, c’est-à-dire l’arracher à sa vocation ecclésiastique, elle avait toléré tout ce manège d’Ursula. Pour être franche, elle l’avait presque désiré et provoqué. Sinon, elle ne l’eût pas prise à son service, si jolie, trop jolie, avec ces yeux qui étaient des promesses enivrantes… Certes, elle avait songé au danger, en l’engageant. Mais elle avait souri, au fond, heureuse de la manigance du hasard. Elle fut complice de tout cela. C’était une grande faute pour une mère ; et maintenant Dieu la punissait… Hans ! Hans ! Où était son fils ? Est-ce qu’elle avait perdu son fils ?…

En divaguant ainsi intérieurement, elle avait continué, sous la pluie, à tournoyer, à errer au hasard dans le dédale des rues de Bruges, les venelles tortueuses, les carrefours muets. Après des détours et sans savoir comment, elle était arrivée devant l’église Notre-Dame. Des corneilles enguirlandaient d’un vol d’âmes en peine la vieille tour. Une cloche sonnait, inexorable… Chaque coup tombait du haut de la tour, tombait dans son âme comme une pierre dans une eau, faisait des ronds dans son âme… Cercles de tristesse qui s’agrandissaient — et de remords aussi.

La porte de l’église n’était pas fermée. Elle entra… Presque personne dans les nefs ; quelques femmes du peuple priaient, dans cette attitude spéciale de la piété flamande : les bras levés, ouverts en croix, immobiles. Avec leurs longues mantes noires, on aurait dit des cloches crucifiées…

Tout était figé, mort, ténébreux… Quelques lampes éclairaient, orfèvrerie de cuivre encastrant une veilleuse de verre rouge. C’était comme du sang qui brûle — et les chapelles en prenaient un effroi de cryptes. Un grand silence qu’épinglaient les titillations de la pluie contre les vitraux. Et une odeur d’encens fané, de nappes d’autel défraîchies, de cires — mortes, de se pleurer ! — affadissait l’air, tournait le cœur.

Tout à coup Mme Cadzand entendit du bruit, le craquement d’une boiserie. Était-ce une des stalles du chœur où avait prié quelque chanoine, identifié avec l’ombre ? Ou d’un confessionnal dont le pénitent, qu’on n’avait pas soupçonné, se relevait ? En effet, une minute après, Mme Cadzand vit une forme d’homme se détacher, plus foncée sur l’obscurité, approcher, s’agenouiller. Elle faillit pousser un cri ! Elle venait de reconnaître Hans. Oui, Hans était là ! Hans n’était pas parti. Et les canaux… Ah ! non, non, les cygnes seuls habitaient les canaux. Hans vivait. Hans était là près d’elle. Il s’était confessé, voilà tout. Il priait.

La mère était folle, délirante. Elle aurait crié de joie dans l’église. Elle dut se faire violence pour ne pas appeler son fils à voix haute, son fils retrouvé, sauvé… Hans ! Hans !

Maintenant tout le mystère s’éclaircissait. Elle avait bien vu, depuis un jour ou deux, que le jeune homme se reprenait, se libérait. La pâleur de la lutte finie était en ce moment sur sa face. Quand il sortit brusquement, c’est que déjà il se sentait vainqueur… Et son péché ne lui pesa que parce qu’il l’avait tué en lui…

Maintenant, il était à genoux, là-bas, devant elle, récitant sans doute la pénitence imposée, mais pardonné, purifié, reconquis au calme…

La mère attendit. Longtemps après, quand, ayant fait le signe de la croix, il s’achemina vers la sortie, elle quitta sa place, le suivit, l’accosta aux abords du bénitier.

— Tiens ! toi ? fit Hans.

— Oui ! j’étais venue prier aussi.

Ils s’en allèrent, silencieux, dans la pluie lancinante qui maintenant se vaporisait en bruine impalpable, en poussière d’eau… Une douceur fondait le cœur de Hans, la triste joie de la convalescence qui se sent toujours un peu grevée pour l’avenir du mal dont on a pensé mourir… Après un long silence, comme faisant un effort, et résolu à une demande qu’il savait équivoque mais nécessaire, Hans dit à sa mère :

— Ne crois-tu pas qu’il faudrait congédier Ursula ? Cette personne n’est pas chrétienne. Elle ne convient pas chez nous.

La mère comprit le drame intérieur dénoué, le ferme propos de ne plus retomber, la promesse faite au confesseur… Elle acquiesça aussitôt, et dit pour bien le tranquilliser :

— Oui, Hans, elle partira demain.

Ils rentrèrent, le soir déjà tombé, dans la vieille demeure de la rue de l’Âne-Aveugle. Et, un peu plus tard, quand Hans, pour se coucher, monta dans la chambre du second étage, Mme Cadzand, aux aguets, l’entendit qui instantanément donnait un tour de clé à la porte…

C’était fini pour jamais des baisers, des folies, du suprême Acte ; et le silence afflua dans les escaliers, le corridor, le silence qui suit toutes les courtes fêtes, le silence navré qu’ont les jardins publics quand la musique a cessé, que la foule est partie et que l’obscurité s’inaugure !