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La Voix du Sage et du Peuple/Édition Garnier

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AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL.

Cet ouvrage parut en 1750, dans le temps où les ridicules querelles pour la bulle menaçaient de troubler encore l’État, et où le clergé, propriétaire d’un cinquième des biens du royaume, refusait de porter une partie du fardeau des taxes sous lequel le reste de la nation paraissait prêt il succomber, et, protégé par quelques ministres, les aidait à faire disgracier le contrôleur général, qui osait rendre ce service à sa patrie. Or le clergé raisonnait ainsi :

« Notre bien est le bien des pauvres : donc ce serait un sacrilége si, au lieu d’enlever aux pauvres leur nécessaire pour subvenir aux dépenses de l’État, on nous prenait une faible partie de notre superflu. Nous étions exempts, comme la noblesse, des anciennes taxes : donc nous ne devons pas payer les nouvelles taxes que la noblesse paye comme le reste des citoyens. »

Et la noblesse qui, sous Louis XIV, s’est assemblée pour un tabouret, et sous Louis XV pour un menuet, ne s’assembla point pour défendre ses droits contre les prêtres, et elle continua de payer gaiement pour le clergé.

Prétendre, comme les Anglais, qu’on ne peut être taxé légitimement qu’avec le consentement des représentants du peuple, c’est soutenir un des droits des hommes. Prétendre, comme le clergé de France, qu’un corps particulier doit ne payer que comme il veut, et rejeter à son gré le fardeau des dépenses publiques sur le reste des citoyens, c’est insulter au bon sens et à la nation.

Les dîmes levées par le clergé sont un impôt qui s’oppose, par sa nature, à tout perfectionnement dans la culture. Les moines mendiants sont un autre impôt très-nuisible au peuple, auquel ils enlèvent ce qui lui aurait donné un peu d’aisance ou formé quelques épargnes.

Ainsi, en France, non-seulement le clergé ne paye point les impôts, mais il en lève à son profit de très-considérables.


LA VOIX DU SAGE ET DU PEUPLE.[1]

La bonté d’un gouvernement consiste à protéger et à contenir également toutes les professions d’un État.

Le gouvernement ne peut être bon s’il n’y a une puissance unique.

Dans les États les plus mixtes, la puissance résulte du consentement de plusieurs ordres, et alors elle acquiert son unité, sans laquelle tout est confusion.

Dans un État quelconque, le plus grand malheur est que l’autorité législative soit combattue. Les années heureuses de la monarchie ont été les dernières de Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV, quand ces rois ont gouverné par eux-mêmes.

Il ne doit pas y avoir deux puissances dans un État.

On abuse de la distinction entre puissance spirituelle et puissance temporelle ; dans ma maison, reconnaît-on deux maîtres : moi, qui suis le père de famille, et le précepteur de mes enfants, à qui je donne des gages ?

Je veux qu’on ait de très-grands égards pour le précepteur de mes enfants, mais je ne veux point du tout qu’il ait la moindre autorité dans ma maison.

Il y a en Europe quatre grands États, sans compter l’Italie, qui sont de la communion romaine : la France, les Espagnes, la moitié de l’Allemagne, la Pologne. Dans les Espagnes, le gouvernement s’accommode avec le pape pour imposer des taxes sur le clergé. L’impératrice reine de Hongrie en use de même : elle a obtenu, dans la dernière guerre[2], la permission de prendre l’argenterie des églises[3]. En Pologne, l’armée de la couronne vit quelquefois à discrétion sur les terres du clergé, parce que le clergé paye trop peu à la république.

En France, où la raison se perfectionne tous les jours, cette raison nous apprend que l’Église doit contribuer aux charges de l’État à proportion de ses revenus, et que le corps destiné particulièrement à enseigner la justice doit commencer par en donner l’exemple.

[4]Ce gouvernement serait digne des Hottentots, dans lequel il serait permis à un certain nombre d’hommes de dire : « C’est à ceux qui travaillent à payer ; nous ne devons rien payer, parce que nous sommes oisifs. »

Ce gouvernement outragerait Dieu et les hommes, dans lequel les citoyens pourraient dire : « L’État nous a tout donné, et nous ne lui devons que des prières. »

La raison, en se perfectionnant, détruit le germe des guerres de religion. C’est l’esprit philosophique qui a banni cette peste du monde.

Si Luther et Calvin revenaient au monde, ils ne feraient pas plus de bruit que les scotistes et les thomistes. Pourquoi ? Parce qu’ils viendraient dans un temps où les hommes commencent à être éclairés.

Ce n’est que dans des temps de barbarie qu’on voit des sorciers, des possédés, des rois excommuniés, des sujets déliés de leur serment de fidélité par des docteurs.

La raison nous apprend que le prince peut laisser subsister quelques anciens abus, comme de laisser décider en cour de Rome certaines affaires qu’on pourrait très-bien décider dans son conseil.

Elle nous montre que quand le prince voudra abroger ces coutumes, elles tomberont comme un bâtiment gothique qu’on détruit pour le rebâtir à la moderne.

Elle nous montre que, quand le prince voudra extirper un abus préjudiciable, les peuples doivent y concourir et y concourront, l’abus eût-il quatre mille ans d’ancienneté.

Cette raison nous enseigne que le prince doit être maître absolu de toute police ecclésiastique, sans aucune restriction, puisque cette police ecclésiastique est une partie du gouvernement ; et, de même que le père de famille prescrit au précepteur de ses enfants les heures du travail, le genre des études, etc, de même le prince peut prescrire à tous ecclésiastiques, sans exception, tout ce qui a le moindre rapport à l’ordre public.

Cette raison nous dit à tous que, quand le prince voudra donner, à ceux qui ont versé leur sang pour l’État, des pensions sur des bénéfices, lesquels bénéfices sont une partie du patrimoine de l’État, non-seulement tous les officiers de guerre, mais tous les magistrats, tous les cultivateurs, tous les citoyens, béniront le prince, et quiconque s’opposerait à une institution si salutaire serait regardé comme un ennemi de la patrie[5].

De même, quand le prince, qui est le pasteur de son peuple, voudra augmenter son troupeau, comme il le doit ; quand il voudra rendre aux lois de la nature les imprudents et les imprudentes qui se sont voués à l’extinction de l’espèce et qui ont fait un vœu fatal à la société, dans un âge où il n’est pas permis de disposer de son bien, la société bénira ce prince dans la suite des siècles.

Il y a tel couvent, inutile au monde à tous égards, qui jouit de deux cent mille livres de rente. La raison démontre que si l’on donnait ces deux cent mille livres à cent officiers qu’on marierait, il y aurait cent bons citoyens récompensés, cent filles pourvues, quatre cents personnes au moins de plus dans l’État, au bout de dix ans, au lieu de cinquante fainéants ; elle démontre encore que ces cinquante fainéants, rendus à la patrie, cultiveraient la terre, la peupleraient, et qu’il y aurait plus de laboureurs et de soldats. Voilà ce que tout le monde désire, depuis le prince du sang jusqu’au vigneron, La superstition seule s’y opposait autrefois ; mais la raison soumise à la foi écrase la superstition.

Le prince peut, d’un seul mot, empêcher au moins qu’on ne fasse des vœux avant l’âge de vingt-cinq ans ; et si quelqu’un dit au souverain : « Que deviendront les filles de condition, que nous sacrifions d’ordinaire aux aînés de nos familles ? » le prince répondra : « Elles deviendront ce qu’elles deviennent en Suède, en Danemark, en Prusse, en Angleterre, en Hollande : elles feront des citoyens ; elles sont nées pour la propagation, et non pour réciter du latin, qu’elles n’entendent point. » Une femme qui nourrit deux enfants et qui file rend plus de services à la patrie que tous les couvents n’en peuvent jamais rendre.

C’est un très-grand bonheur pour le prince et pour l’État qu’il y ait beaucoup de philosophes qui impriment ces maximes dans la tête des hommes.

Les philosophes, n’ayant aucun intérêt particulier, ne peuvent parler qu’en faveur de la raison et de l’intérêt public.

Les philosophes rendent service au prince en détruisant la superstition, qui est toujours l’ennemie des princes.

C’est la superstition qui a fait assassiner Henri III, Henri IV, Guillaume prince d’Orange, et tant d’autres ; c’est elle qui a fait couler des rivières de sang depuis Constantin.

La superstition est le plus horrible ennemi du genre humain ; quand elle domine le prince, elle l’empêche de faire le bien de son peuple ; quand elle domine le peuple, elle le soulève contre son prince.

Il n’y a pas sur la terre un seul exemple de philosophes qui se soient opposés aux lois du prince : il n’y a pas un seul siècle où la superstition et l’enthousiasme n’aient causé des troubles qui font horreur.

Il n’y a pas un seul exemple de trouble et de dissension quand le prince a été le maître absolu de la police ecclésiastique : il n’y a que des exemples de désordres et de calamités quand les ecclésiastiques n’ont pas été entièrement soumis au prince.

Ce qui peut arriver de plus heureux aux hommes, c’est que le prince soit philosophe.

Le prince philosophe sait que plus la raison fera de progrès dans ses États, moins les disputes, les querelles théologiques, l’enthousiasme, la superstition, feront de mal : il encouragera donc les progrès de la raison.

Ces progrès seuls suffiront pour anéantir, par exemple, dans quelques années, toutes les disputes sur la grâce ; parce que le nombre des hommes raisonnables étant augmenté, le nombre des esprits de travers, qui se nourrissent d’opinions absurdes, diminuera.

Ce qu’on appelle un janséniste est réellement un fou, un mauvais citoyen, et un rebelle. Il est fou, parce qu’il prend pour des vérités démontrées des idées particulières. S’il se servait de sa raison, il verrait que les philosophes n’ont jamais disputé ni pu disputer sur une vérité démontrée ; s’il se servait de sa raison, il verrait qu’une secte qui mène à des convulsions est une secte de fous. Il est mauvais citoyen, parce qu’il trouble l’ordre de l’État. Il est rebelle, parce qu’il désobéit.

Les molinistes sont des fous plus doux. Il ne faut être ni à Apollos ni à Céphas, mais à Dieu et au roi. Il est certain que plus il y aura de philosophes, plus les fous seront à portée d’être guéris.

Le prince philosophe encouragera la religion, qui enseigne toujours une morale pure et très-utile aux hommes ; il empêchera qu’on ne dispute sur le dogme, parce que ces disputes n’ont jamais produit que du mal.

Il rendra, autant qu’il le pourra, la justice distributive plus uniforme et moins lente, et rougira pour nos ancêtres que ce qui est vrai à Dreux soit faux à Pontoise.

Le prince philosophe sera convaincu que plus un peuple est laborieux, plus il est riche : il aura soin que ses villes soient embellies, parce qu’alors il y aura plus de travaux, et qu’il en résultera l’utile et l’agréable.

On composerait un gros livre de tout le bien qu’on peut faire ; mais un prince philosophe n’a pas besoin d’un gros livre[6].

FIN DE LA VOIX DU SAGE ET DU PEUPLE.
  1. La Voix du sage et du peuple, imprimée en mai ou juin 1750, fut supprimée par arrêt du conseil du 21 mai 1751. Le clergé ne voulait pas payer le vingtième établi par M. de Machault (voyez page 308). Ce ministre, qui était en même temps contrôleur des finances et garde des sceaux, dont Voltaire approuvait, louait les opérations de finances, résista sans doute tant qu’il put avant de laisser prononcer cette condamnation : ce qui en explique le retard. On lit dans la Bigarrure, tome IV, page 128, que la Voix du sage fut composée par ordre de la cour, et que le voyage de Berlin eut lieu pour soustraire l’auteur à la colère du clergé. L’opuscule de Voltaire en fit naître un grand nombre :

    I. Réfutation d’un libelle intitulé : la Voix du sage et du peuple, 1751, in-12 de ij et 35 pages, que la France littéraire de 1769 attribue à l’abbé Gaultier.

    II. Réponse critique à la Voix du sage, 1751, in-12 de vj et 88 pages.

    III. La Voix du chrétien et de l’évêque, 1750, in-12 de 12 pages.

    IV. La Voix des cap..... (capucins), in-8° de 6 pages, réimprimé dans la Bigarrure, tome VIII, et qui est de l’abbé Hervé, Breton.

    V. La Voix du fou et des femmes, 1750, in-12 de 12 pages.

    VI. La Voix du prêtre : très-humbles et très-respectueuses remontrances du second ordre du clergé, au roi, au sujet du vingtième, 1750, in-12. Supprimé par arrêt du conseil.

    VII. Necesse est ut ventant scandala. 1750, in-12 de 30 pages ; réponse à la Voix du prêtre, et aussi supprimée.

    VIII. La Voix du B* aux auteurs des lettres pour et contre les immunités du clergé, déjà imprimé à la suite du n° VI, et réimprimé dans la Bigarrure, tome V.

    IX. La Voix du poëte et celle du lévite, 1750, in-12 de 22 pages. On y critique, et la Voix du sage, et la Voix du prêtre.

    X. La Voix du pape, ou Bref de N. S. P. le pape Benoît XIV, portant condamnation des Lettres Ne repugnate et du libelle intitulé la Voix du sage, en latin et en français, in-12 de 7 pages. Le bref du pape est du 25 janvier 1751. Les Lettres Ne repugnate sont ainsi nommées des premiers mots de leur épigraphe, et ont pour auteur Bargeton.

    XI. La Voix du pauvre, par Joseph Languet de Gergy, archevêque de Sens, imprimée dans la Bigarrure, tome VIII.

    XII. La Voix du riche, imprimée dans le même tome.

    XIII. Vox clamantis in deserto, imprimé dans la Bigarrure, tome IX.

    XIV. Mémoire pour servir à l’histoire des immunités de l’Église, ou les

    Conférences ecclésiastiques de madame de…., ou, si l’on veut, la Voix de la femme, in-12 de 23 pages.
    

    XV. Recueil des Voix pour et contre les immunités du clergé, 1750, in-12 de 126 pages, contenant la Voix du sage, et les nos VI, VIII, IX, X, et en outre une Lettre d’un Turc sur les difficultés de la langue française, mais relative au clergé.

    La Bibliothèque historique de la France, sous le no 7414, mentionne les Voix intervenantes. Je ne sais si c’est le volume dont je viens de parler, ou un autre. Voltaire, dans une lettre à Richelieu du mois d’auguste 1750, parle de la Voix du laïque : c’est peut-être un titre imaginé.

    Je n’ai pas voulu donner la liste de tous les écrits qui parurent alors sur les immunités ecclésiastiques, mais seulement de ceux qu’a fait naître la Voix du sage et la voix du peuple. (B.)

  2. La guerre de 1741 ; voyez la note, page 476.
  3. Son successeur vient de faire les réformes les plus utiles dans le clergé de ses États, sans en avoir demandé la permission à personne. (K.) — C’est de Joseph II que parlent les éditeurs de Kehl.
  4. Plusieurs des alinéas qui suivent furent reproduits en 1756, dans la réimpression des Pensées sur le Gouvernement : voyez ci-après, année 1752.
  5. Les rois de France ont été dans l’usage de récompenser avec les biens des ecclésiastiques les services rendus à l’État, depuis Charles Martel jusqu’à Louis XIV ; on lui dit que c’était un abus, et il le crut. On est plus éclairé aujourd’hui ; on sait que les biens ecclésiastiques sont la partie du revenu de l’État employée par le gouvernement à défrayer les dépenses de la religion, et qu’il est le maître de supprimer cette dépense, s’il la juge inutile, en laissant à chacun le soin de payer les prêtres dont il croit avoir besoin. Cependant l’usage établi par le P. La Chaise subsiste encore. (K.)
  6. Voyez, sur les affaires intérieures de 1750, le chapitre xxxvi du Précis du Siècle de Louis XV.