La Volupté prise sur le fait/00

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Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. i-xii).




UNE
DÉBAUCHE D’ESPRIT
POUR PRÉFACE.




Nous devons tous convenir, et je m’adresse à vous, libertins systématiques et calculateurs, sur qui la volupté des sens a tant d’empire, nous devons, dis-je, avouer que ce fortuné Diable Boiteux, né d’une fiole brisée, fut bien le plus heureux des Épicuriens, lorsque la fée Sein d’amour lui fit présent de cette bague enchantée avec laquelle il avait le pouvoir magique de découvrir les toits des palais, des châteaux, des boudoirs somptueux, ainsi que ceux des simples grisettes, marchandes de modes, voire même des prudes, religieuses, pensionnaires ; et, muni de ce charme puissant qui le rendait à la fois témoin commode et invisible des amours d’un souverain, comme de celles d’une simple bergère, pouvait, comme une abeille voluptueuse, recueillir les faits les plus piquans, les plus délicieux des annales de l’amour, et des recherches secrètes de la galanterie-pratique. On assure même que cette bague, mille fois plus précieuse que le régent (quoiqu’il vaille, dit-on, quatorze millions), lui donnait la faculté de lire dans les cœurs, dans la pensée… Mais, vous entends-je dire, je me rappelle avoir lu le Diable Boiteux, et je ne me ressouviens pas de ces particularités…

Sans doute, mon cher lecteur, vous ne connaissez, comme la plupart du vulgaire et des profanes, que l’édition banale de Alain Réné Lesage, et je vois bien que, loin d’être inscrit sur la liste des favoris, des vrais adeptes, vous n’avez pas reçu, en échange de votre diplome de voluptueux, un exemplaire de cette incomparable édition, qui a été toujours considérée par les connaisseurs comme le Manuel des partisans du plaisir et des véritables professeurs de volupté. Le manuscrit de ce rare ouvrage fut, assure-t-on, trouvé dans le boudoir de la reine d’Otaïti ; il en reste maintenant bien peu d’exemplaires, et à peine si l’on en pourrait rencontrer un chez la D***, ou au no 113, car ce charmant écrit ne traite que de la véritable volupté, et peut-être, dans les lieux que je viens de citer, n’en découvrirait-on pas la moindre trace… Mais puisque vous n’avez nulle connaissance de l’auteur et de l’ouvrage que je cite, il est inutile d’augmenter vos regrets, en m’étendant complaisamment sur toutes les beautés qu’il renferme : loin donc d’avoir voulu ici éveiller malignement vos sens et votre curiosité, sans la satisfaire, je prétends au contraire vous associer à mes charmans travaux, à mes rondes de nuit ; venez, cher lecteur, et même chère lectrice ; donnez-moi votre belle main, madame, prenez cette lanterne sourde et ce gros paquet de clefs dont un savant limier de police m’a fait don, et qui lui viennent par héritage du fameux lieutenant de police Dubois. Ne craignez rien, vous dis-je, au moment que je vous parle, nous sommes déjà invisibles. Le savant physicien Robertson, par un sortilége fort ingénieux, m’a travaillé dans ses laboratoires chimiques, et j’ai la puissance de voir, et de n’être point vu ; puissance qu’il m’est facile de conférer à autre. Montons donc dans ce remise, et faisons-nous conduire au palais Royal ; c’est à peu près le centre de Paris, comme celui du plaisir, ou pour mieux dire, de la dissipation et du bruit… — Mais pourquoi ces clefs d’acier, ces rossignols, ces boutons aimantés et ces petits leviers ? m’observez-vous. — Pourquoi ?… Pour nous introduire plus facilement, tandis que la nuit nous favorisera de son ombre, dans les retraites les plus profondes, dans les boudoirs les mieux enveloppés de somptueuses draperies ? Que nous importent la clarté ou les ombres de la nuit ; ne sommes-nous pas invisibles à volonté ? — Il n’y a pas de doute ; mais nous ne laissons pas que d’être palpables, susceptibles d’être touchés et sentis, et la nuit en général, par le calme qu’elle apporte et le sommeil dans lequel elle ensevelit tout le monde, est bien plus propice à faire nos caravanes. — Non, caravanes n’est pas le mot. — Hé bien, belle dame, qualifiez comme il vous plaira notre pélerinage galant, car, je vous l’avoue, je suis auteur, et, pour l’instruction du siècle, je crois devoir faire un journal périodique de toutes nos revues nocturnes : combien, avouez-le, charmante femme, cette gazette d’amour sera instructive et édifiante !… Je veux l’écrire sous votre dictée ; car rien n’est délié et délicat comme le style d’une femme, pour exprimer le plaisir ou la folie. — J’y consens ; mais comment diviserons-nous notre Œuvre galante ? Quel titre et quelle gravure lui donnerons-nous surtout ?… Car vous savez, mon cher auteur, que, dans le siècle où nous sommes, rien ne fascine les yeux, l’imagination, comme une gravure et un titre ingénieusement trouvés. — Ma foi, madame, je laisse l’un et l’autre aux soins de votre sagacité. — Puisqu’il en est ainsi, nous appellerons notre ouvrage, les Nuits de Paris, ou la Volupté prise sur le fait. — L’idée est vraiment charmante, et je l’adopte sans examen : fort bien ; mais la gravure ?… — La gravure ?… monsieur ; nous mettrons en scène deux génies ailés (ce sera nous) qui, planant sur des toits découverts, ou s’introduisant dans l’intérieur des familles, transmettent à leurs contemporains la relation fidèle de leurs découvertes sur les mœurs et la galanterie du siecle… — À merveille ! madame ; que votre imagination est riche et féconde ! Vous saisissez de suite l’à-propos des choses. Belle, et de l’esprit ! combien votre voisinage va me devenir dangereux dans le genre des perquisitions amoureuses que j’entreprends sous vos auspices… — C’est plutôt sous les vôtres que je marche, monsieur. Allons, partons sans plus discourir, et inscrivez sur vos tablettes galantes :