La Volupté prise sur le fait/07

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Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. 54-74).


SEPTIÈME NUIT DE PARIS.


Faisons-nous conduire au Marais, décida aussitôt Polumnie, après un souper fin qu’elle voulut galamment me faire accepter chez Verry. − Les femmes, comme dit plaisamment le vaudeville, y sont très-fraîches ; ensuite nous ferons la clôture de nos tournées nocturnes, c’est-à-dire pour cette nuit, par les sérails les plus renommés du palais Royal. Il sera sans doute curieux de voir de près tous ces militaires de tant de nations différentes, payer en guinées ou en frédérics, les complaisances serviles de toutes ces nymphes cosmopolites qui épousent quelquefois l’univers entier en un quart de soirée. Nous partîmes après avoir disposé nos philtres et nos talismans, et avoir reçu des instructions particulières de la fée Sein d’amour. Ces instructions ne laissaient pas de contenir une dernière communication affligeante : son ennemi le plus puissant, le Génie sans tendresse, mettait en mouvement ses troupes dans le troisième ciel, et elle se trouvait à la veille de devoir déployer toutes ses forces contre ce dangereux usurpateur ; il lui fallait dans peu de temps retirer aux simples mortels tous les charmes, tous les anneaux magiques dont elle avait pu les favoriser dans un temps de paix et de calme ; je devais donc moi-même me dessaisir bientôt de ma qualité de sorcier, et de tous les instrumens d’enchantemens qu’elle m’avait confiés, et cela pour son salut même ; enfin je n’avais plus que quelques nuits à jouir des avantages de l’invisibilité. Tout en goûtant ses raisons, je n’en fus pas moins affligé. J’instruisis Polumnie de cette déclaration douloureuse. Il est bien dur, s’écria Polumnie, d’être obligé de rentrer dans la foule des faibles humains, après avoir plané quelques nuits sur eux en génie inquisiteurs ; mais enfin, sans nous livrer à une affliction inutile empressons-nous plutôt, repartis-je, de jouir des précieux momens de notre règne fantasmagorique. Le Marais devint aussitôt la victime de nos indiscrétions de somnambules ; et la maison d’un pharmacien, l’objet particulier de notre curiosité. Il pouvait alors être deux heures du matin. Arrivés près d’une vaste alcove où se trouvaient deux lits jumeaux assez élégans, nous aperçûmes, à la faveur d’une lampe de nuit, deux têtes dans le lit de gauche, et une seule dans celui de droite ; le personnage isolé était l’époux, les deux autres têtes étaient d’abord sa femme, puis un chef d’escadron de dragons en garnison à Paris. Quel excès d’impudence et de hardiesse ! ne pûmes-nous nous empêcher de dire. Comment ? près du mari, dans la couche nuptiale même ?… Il est vrai qu’un paravent assez adroitement déployé, en séparant la scène de l’Amour de celle de l’Ennui, protégeait parfaitement les ébats des deux amans ; mais enfin l’imprudence n’en était pas moins complète, et nous fûmes aussitôt tentés de les en punir : à cet effet Polumnie, par un attouchement de féerie, réveilla en sursaut l’époux-victime, et après l’avoir tant soit peu ensorcelé, lui suggéra l’idée que quelque chose d’attentatoire à son honneur se passait chez sa femme : avec quelle rapidité ses premiers soupçons, nés de la jalousie qu’une puissance surhumaine venait de lui inspirer, se changèrent en fureur lorsqu’il aperçut de beaux favoris noirs, mollement appuyés sur le sein de sa criminelle adultère ; lorsqu’il vit près de cette Vénus infidèle, le casque d’un autre Mars… Que n’avait-il alors le pouvoir de Vulcain, et la force de les enchaîner tous deux sous des réseaux d’acier ?… Mais non seulement il n’était qu’un pharmacien, mais un pharmacien très-peu brave, et redoutait, en faisant un éclat, l’allure tranchante de son suborneur… — Voici comme il s’y prit pour châtier à la fois l’infidélité de son épouse et mettre en sûreté sa personne… Il courut à son laboratoire y composer une potion des quatre semences froides, de nénuphar et d’autres plantes aquatiques, et les jetant, pendant le sommeil des deux amans, dans le verre d’eau et de sucre placé sur un guéridon près du lit, il s’imagina avec raison que ce moyen infaillible de paralyser complètement les forces de l’amour, mettrait en sûreté son honneur, du moins pour le reste de la nuit, et punirait sa femme par l’endroit où elle voudrait continuer de pêcher. Effectivement notre guerrier, sorti de son premier sommeil, altéré par l’effet des pamoisons auxquelles il s’était déjà livré, but à la coupe destructrice des plaisirs, et mit un terme douloureux à son bonheur au moment même de le combler de nouveau ; c’est en vain que son amante attristée employa toutes les ressources de l’art, le poison anti-aphrodisiaque avait agi avec une telle rapidité, que l’amour fut frappé d’une entière nullité ; il fallut sortir des bras de son amie, avec la honte inséparable d’une telle aventure et plus fatigués l’un et l’autre par des tentatives inutiles que par un succès complet. Nous ne perdîmes pas, moi et Polumnie, un geste de cette scène originale, dont le mari savoura tous les détails, ayant pratiqué une ouverture au paravent. C’est ainsi que notre hypocrite se vengea, non par l’épée, mais par les armes de l’apothicairerie, de son adultère ; et c’est également ainsi, quoique par un procédé plus cruel, que Fulbert faisant mutiler Abeilard dans sa virilité, priva pour toujours l’inconsolable Héloïse des preuves de la tendresse de son passionné directeur.

Nous voulûmes fermer cette septième nuit par un coup d’œil rapide sous les toitures du palais Royal. En un clin d’œil nous fûmes à l’entresol du no 275… Mais quel pinceau assez hardi entreprendra de rendre cette scène libidineuse !… Au milieu d’un salon assez richement décoré, se voyaient dans une licencieuse confusion une douzaine de lits de plumes épars ; acteurs et actrices jonchés sur ce théâtre de licence annonçaient assez, par leur profond sommeil et leurs attitudes, que la chasteté n’avait rien moins que présidé à leurs premiers exercices. Des casques, des bonnets d’hussards, des uniformes de diverses nations, des sabres, des épées mêlés sur les fauteuils, avec des jupes, des plumes, des robes, offraient à la vue la plus singulière bigarrure, et les fumées d’une jatte énorme de punch n’indiquaient que trop dans quel genre de sobriété s’étaient passées les premières heures de cette orgie… La lassitude de la débauche et non du plaisir avait probablement mis un terme à ces bacchanales impies, et ces messalines plongées dans l’ivresse, abandonnaient sans réserve des appas que l’ivresse même rejetait…

Polumnie, révoltée de l’amas informe de tant de nudités, et de l’aspect impudique de tant de sexes divers, plutôt semblables à un champ de bataille, qu’aux bosquets d’Idalie, n’eut pas de peine à m’enlever de cette prétendue maison à parties fines, et je la dissuadai à son tour du dessein qu’elle conçut d’abord de jeter l’alarme dans ce bivouac ordurier qui ressemblait parfaitement à l’idée que les jeux et l’idolâtrie grecs nous ont laissée des fêtes du dieu Priape, lorsque des capanées impudiques portaient en triomphe et comme un objet de vénération publique, ce qu’il n’appartient pas à la pudeur de ma plume de désigner ici par son véritable nom, et ensuite enivrées par les libations des sacrifices, se faisaient un devoir fanatique de livrer à des priapées leurs adolescens attraits, et mettaient une espèce de défi et d’orgueil dans l’excès même de leurs dissolutions, de leurs attitudes déhontées, et de leurs mouvemens effrénés… On nous a parlé souvent, dans des fables historiques, des mœurs et de la liberté criminelle dans laquelle vivaient les Cafres, les Hottentots au milieu de leurs kraals barbares ; on nous a, dis-je, maintes fois présenté ces peuples, fils de la simple nature, comme une nombreuse famille d’incestueux, d’adultères, offrant enfin dans leurs mœurs dissolues et scandaleuses les plus grands excès de la volupté et même du libertinage ; mais sans recourir ici à Levaillant qui fut leur apologiste, ces peuplades, d’abord justifiées par l’ignorance épaisse où elles vivent, approchèrent-elles jamais, dans leurs amoureuses erreurs, des excès prémédités et calculés, des débordemens que nous avions sous les yeux au no 257 !… Le Cafre incestueux, le Hottentot adultère ignorent qu’ils commettent un délit positif ?… Mais ici, tout est arrangé, tout est combiné d’avance ; celle qui vous vend du plaisir à tant la pamoison, comme celui qui l’achète, sont dans le plus grand sang froid, au moment où ils passent ce scandaleux marché ; enfin je prétends dire ici que les tribus sauvages ne sont pas comme nous libertines, incestueuses avec connaissance de cause… Arrêtez-vous sur cet écart inconsidéré et peut-être déplacé de morale, interrompit Polumnie, vous êtes dans un singulier siècle, et surtout dans de plaisantes localités, pour exhaler ici votre colère pudibonde. — J’en conviens, Polumnie, je n’ai pu contenir un mouvement de dégoût plus fort que moi ; mais pour nous remettre les esprits un peu effarouchés du spectacle que nous avons maladroitement cherché, voyons au no 333 si nous serons plus heureux. À peine arrivés sur le seuil de cet autre couvent, et nous être rendus pour autrui insensibles à la vue comme aux sens, nous pénétrâmes aussitôt dans un cabinet assez élégamment meublé ; mais avant, nous nous amusâmes à enlever la toiture de la maison, comme on ôterait le couvercle d’une soupière, et un moment sous la forme d’anges ailés, à cheval sur un nuage, nous fîmes partout la lumière divine de notre lanterne sourde : un couvert richement servi en vaisselle plate était placé au milieu du cabinet, quatre chaises déjà approchées, deux candélabres chargés de bougies annonçaient assez que des convives en pareil nombre avaient ordonné ce nocturne repas, et que le triple dieu de l’amour, du vin et de la gastronomie, en devait faire les généreux frais. Asseyons-nous, dis-je à Polumnie, sur cette chaise longue, où sans doute nous n’attendrons pas longtemps le quatuor heureux qui doit ici s’évertuer… Je ne me trompai pas : un la bonne, éclairez ces messieurs, puis une voix qui s’efforçait de se rendre douce et caressante ajoutait : « Prends l’escalier à gauche, ma minette… Prends bien garde au pas ; donne-moi ta main, mon mimi… Vous verrez, nous sommes bien polissonnes… » Tout cela nous annonça la société qui montait l’escalier. Nous vîmes entrer un colonel d’hussards de la mort prussien, et un chef d’escadron russe, qui tous deux galamment accouplés avec deux belles nymphes de la galerie, paraissaient bien avoir été tout fraîchement recrutés au Pin… sentimental ; une joie secrète brillait sur la physionomie, de nos deux coquines qui, quoique assez belles et bien taillées, ne laissaient pas de porter, comme toutes, dans leurs allures et leurs mouvemens, un air de rouées fieffées ; on voyait enfin aisément combien elles étaient radieuses et contentes de leur proie… Ces messieurs couchent, dit l’une d’elles à nos militaires, vas ist das ? répondit le colonel prussien qui savait fort peu de français et encore moins l’argotage du métier de ces dames : mais bientôt le russe, qui entendait notre langue comme la sienne, et avait fait la campagne de 1814, leur répondit, par un mouvement de tête fin et enjoué, que ce n’était pas une question à leur faire, et se mettant à traduire en allemand, pour son camarade, ce qu’avait demandé notre beauté vénale, ce dernier aussitôt de s’écrier à vingt reprises, avec une force d’enthousiasme : ia, ia, ia.

J.-P.-R. Cuisin La Volupté prise sur le fait, 1815-Frontispice
J.-P.-R. Cuisin La Volupté prise sur le fait, 1815-Frontispice

On se mit à table et les garçons du restaurant voisin servirent : le repas se passa sans gaieté de propos, il est vrai, si ce n’est entre le russe et sa partenaire, mais en revanche les attouchemens les moins équivoques suppléaient aux charmes de la conversation, principalement du côté du colonel prussien ; cette brillante collation terminée par d’abondantes santés de liqueurs et de vins étrangers, les femmes de chambres de ces dames furent appelées d’un air digne pour les aider à se déshabiller… Cette aimable pudeur enfantine, ce je ne sais quoi charmant qui siége sur le front d’une femme honnête, même au sein de la plus aveugle ivresse, cette retenue délicieuse qui paraît défendre ses trésors les plus secrets, au moment où elle brûle elle-même de les livrer à son vainqueur, cette volupté qui ne se paye pas, ne fut conséquemment pas livrée par nos vendeuses de plaisirs ; au contraire, sans y être invitées, leur dernier vêtement vola sur les fauteuils, et c’est dans cet état qu’elles provoquèrent en combat singulier nos athlètes tudesques : l’affaire fut courte mais chaude : ces demoiselles avaient offert avant deux boucliers transparens et diaphanes (de ceux qui préservent des blessures cuisantes) ; mais ils furent refusés avec une noble confiance : le bain d’usage offert, deux lits somptueux reçurent les deux couples ; le sommeil, qui s’empara de leurs sens, nous faisant présumer, à juste raison, que la nuit de ce côté ne pouvait plus nous présenter rien de curieux, nous prîmes le parti de nous retirer, bien décidés, Polumnie et moi, de battre l’estrade dans la nuit suivante, que nous marquâmes d’avance sur notre Mercure galant ; sous le titre de