La Volupté prise sur le fait/09

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Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. 109-126).


NEUVIÈME ET DERNIÈRE NUIT
DE PARIS.


Quelles précieuses archives, pour le bureau des mœurs et la police secrète de Paris, que ce journal !… Quelle mine féconde s’ouvre d’elle-même aux limiers, inspecteurs et agens de sûreté !… Que de peines nous seraient épargnées, les entends-je dire, si nous avions aux épaules les ailes de ces deux Icare modernes, et surtout les anneaux enchantés de la fée Sein d’amour !!… Il ne nous faudrait pas, comme à présent, battre le pavé, nous introduire furtivement dans des maisons publiques ou privées, où notre courage paie souvent les excès de notre curiosité à connaître l’esprit public et les incestes clandestins… Nous en convenons, mais comme eux, nous n’en abusons pas quelquefois, et ce n’est que pour le plaisir et la dissipation que nous développons nos ailes ; nous effleurons les objets, et, en légers papillons, nous parcourons un parterre émaillé de fleurs, sans prétendre en recueillir un suc malfaisant. — J’aime les exordes courts, interrompit ici Polumnie ; laissez donc cette petite préface oiseuse, et venez avec moi : j’ai découvert ce matin, par la science de ma cabale, des liaisons fort plaisantes qui se passent rue de l’Ancienne Comédie française, entre une petite actrice sans renommée, et son entreteneur plus que sexagénaire : il était dix heures du soir lorsque Polumnie me fit cette comique communication. Allons, partons, lui dis-je, la nuit est belle, étoilée, et nos ailes artificielles… Non, mon cher sylphe, repartit Polumnie, ne nous en servons pas ; il nous suffira d’un bouton aimanté, pour nous glisser entre les rideaux de l’appartement de notre jolie prêtresse de Thalie, et, pourvu que vous me répondiez que vous ne troublerez pas la scène par un rire indiscret, je vous promets l’épisode le plus divertissant que vous ayiez jamais vu : introduits près d’une embrasure de l’appartement de Foloé (ce sera le nom idéal que nous donnerons à notre actrice, pour nous reconnaître dans notre narration), nous l’aperçûmes promenant habilement ses jolis doigts en fuseaux sur le clavier d’un riche clavecin ; un beau jeune homme l’accompagnait sur son violon : ce couple aimable charmait les oreilles par les accords parfaits d’une musique délicieuse. Cet aspect, tout agréable qu’il était, ne prêtait pas à rire, et j’en fis l’observation à Polumnie… — Attendez donc, me dit-elle, monsieur l’impatient ; un moment de répit, et la scène changera sans doute… En effet, au milieu de ce charmant duo se fit entendre bientôt, dans l’antichambre, la voix rauque et cassée d’un vieillard, et telle à peu près que celle que Potier, ce spirituel acteur, fait remarquer dans le ci-devant Jeune homme, lorsqu’il assure Labranche, son valet de chambre, « qu’il s’est amusé extraordinairement. » Quel trouble aussitôt ! quelle terreur s’empare de Foloé !… Voilà son état, toute sa fortune compromise, si l’ami du cœur est découvert par le payant… Cependant ils n’ont que très-peu de temps pour délibérer ; les momens sont précieux, il faut prendre vivement un parti… — Mais où diable cacher le beau jeune homme ?… dans un cabinet, dans une armoire, dans la cheminée, dans l’alcove, sous le piano ?… Mauvais moyens ; le vieillard, comme celui du Barbier de Séville, est fin, soupçonneux, et regarde partout… Je vous le donne en mille, cher lecteur, et vous, charmante demoiselle qui nous lisez, dites-moi donc où vous auriez, en pareil cas, soustrait votre amant à toutes recherches… Je ne veux pas vous faire davantage languir… Pendant qu’une soubrette fine, pénétrante, et qui avait parfaitement su présumer le danger où se trouvait sa maîtresse, retenait le vieillard par des questions prolixes et toutes les ruses nécessaires pour retarder sa marche, Foloé faisait déshabiller son amant, et lui faisant prendre la place d’un Appollon de plâtre coloré et de grande dimension, placé dans un enfoncement de l’appartement sur un piédestal, elle lui plaçait sur la tête un chapeau, sur les bras des schals et autres parties d’habillement, qu’elle était dans l’usage, elle et sa femme de chambre, de jeter sur cette prétendue statue ; la véritable avait été brisée depuis peu de jours, le vieux jaloux l’ignorait ; de sorte que son esprit soupçonneux, mal secondé d’ailleurs par sa vue basse et la clarté vague des lumières, ne pouvait se douter ici d’aucune substitution ni d’aucune supercherie ; les habits de notre beau jouvenceau furent cachés dans la garde-robe ; la femme de chambre aida parfaitement Foloé dans tout ce manége, qui ne prit pas le temps que je mets à le décrire, et notre friponne se remettant avec un grand calme à son piano, et feignant d’étudier un passage difficile, ne répondit que d’une manière dégagée aux avis et au ton grognard de son aïeul, qui se plaignit fort amèrement de son impolitesse, des propos imposteurs de la soubrette, et termina sa mercuriale en jetant un soupçonneux coup d’œil dans toutes les parties de l’appartement ; il ne manqua pas de citer la corruption du siècle, et la malice des femmes… Foloé lui demanda alors froidement s’il n’était venu que pour gronder ?… Vous voyez bien que non, ma mignonne, lui repartit notre vieux barbon en se radoucissant, et commençant à se persuader que sa jalousie n’avait aucun fondement. Aussitôt, se débarrassant du poids d’un grand panier d’osier qu’il portait au bras, il fit un étalage des objets qu’il contenait et qu’il destinait à sa maîtresse ; c’étaient les pièces les plus fines du magasin de Corcelet, telles que pâté d’Amiens, poulardes truffées, truites, chocolat de santé, ananas, et liqueurs des îles. Il est bon que le lecteur sache à cet à propos, que notre sexagénaire, quoique d’ailleurs épris des appas de sa comédienne, ne lui trouvait pas ce degré d’embonpoint qu’il aurait voulu en elle : bien faite, mais un peu mince en général, Foloé n’offrait pas aux amateurs d’une robuste santé des formes tout à fait rebondies, elle était délicate, et sa personne enfin ne livrait à la main d’un voluptueux que le stricte nécessaire, et sans qu’on puisse la taxer du défaut de maigreur, elle était loin de présenter dans ses délicats attraits ces massifs de chair, cette rotondité à laquelle voulait à toute force la faire atteindre notre vieux libertin ; il l’eût trouvée adorable, parfaite, si elle eût été un peu plus grasse, et, pour parvenir à son but, sa fortune considérable lui permettait d’épuiser les magasins de comestibles de tout ce qu’il y avait de plus rare et de plus délicieux pour engraisser son idole qui, comme le tonneau des Danaïdes, restait toujours au même point. Foloé sourit à la vue de tous ces présens, appelle sa femme de chambre pour les enlever, et cela sans témoigner aucune reconnaissance, puisqu’elle n’ignorait pas qu’ils lui étaient faits par la manie et par l’égoïsme d’un vieux débauché qui la traitait ici comme un animal purement destiné à ses plaisirs : de temps en temps elle jetait un coup d’œil sur l’Apollon qui, les bras étendus comme le demi-dieu qui vient de tuer le serpent Piton, se trouvait très-fatigué de cette posture gênante, et aurait bien voulu pouvoir abréger la damnable visite de son damnable rival. Il n’en était pas décidé ainsi dans les destins de la galanterie ; notre héros suranné voulut jouir de ses droits, ou plutôt du fruit de ses grandes dépenses, et se préparant aux détails d’une toilette de nuit, il exigea que Foloé en fît autant ; c’est inutilement qu’elle voulut s’excuser sur une petite indisposition de femme, il n’en tint pas compte ; il fallut, sous les yeux d’un amant, que l’Aurore se jetât dans les bras de Titon ; mais avant d’arriver à ce terme, que de particularités humiliantes pour Foloé !… La manie de son entreteneur était de s’attacher un ruban rose au bras, et, à peu près nu, de faire le manége dans l’appartement, sous la direction de son amie qui le conduisait en laisse ; ce moyen bizarre servait de puissant véhicule à son imagination et lui faisait obtenir un degré d’énergie dont Foloé devenait bientôt la victime… Nous disons victime, car sous les yeux d’un amant, combien son amour propre dut souffrir d’une pareille situation !… Pour en sortir plus tôt, elle se vit forcée de prendre l’unique moyen qui lui restait, ce fut celui de redoubler d’une feinte ardeur, et mettant bientôt à bout les forces usées de cette vieille caricature, elle parvint à le congédier, lui-même, charmé des marques d’une complaisance qu’il n’avait jamais rencontrée en elle : aussitôt notre Apollon de s’animer et de descendre de sa niche. Foloé eut beau lui représenter que son existence était attachée à la fidélité de cet original, notre pauvre statue ressentit un tel dégoût pour de pareilles bassesses de la part de son amie, que la cupidité seule dirigeait, qu’il la quitta en l’accablant de marques de mépris. Ainsi finit cette singulière scène.

Nous nous empressâmes de nous retirer, en riant aux éclats, ce qui ajouta au mortel déplaisir de Foloé qui ne pouvait jamais se rendre compte d’un bruit si extraordinaire. Il fut décidé entre Polumnie et moi que nous bornerions à cette neuvième et dernière nuit le cours de nos mystérieuses expéditions, et que nous nous rendrions aux instances nouvelles et réitérées de la fée Sein-d’amour, vis-à-vis de laquelle nous ne voulions pas enfin nous rendre indiscrets. Nous nous retirâmes donc, après avoir pris cette décision et avoir révoqué les ombres protectrices de la fée ; effectivement, à peine fus-je enseveli dans le premier sommeil, après avoir souhaité le bonsoir à Polumnie, que la fée Sein d’amour m’apparut dans mes songes sur un char éclatant de rubis et de bagues enchantées. Tu as vu dans les Nuits de Paris, les choses telles qu’elles sont, me dit-elle, c’est assez te laisser la supériorité d’un demi dieu ; rends-moi donc, suivant mes derniers avertissemens, les charmes que je t’ai confiés, et reprends toutes les illusions d’un simple mortel, elles font l’unique bonheur de son existence… À ces derniers mots, la fée disparut, je me retrouvai sans magie entre les bras de Polumnie, et depuis, bornés à nos seules amours, nous ne pouvons plus divulguer davantage les bigarrures des amours et de la galanterie de la capitale.


FIN.