La Volupté prise sur le fait/Texte entier

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Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. i-126).




UNE
DÉBAUCHE D’ESPRIT
POUR PRÉFACE.




Nous devons tous convenir, et je m’adresse à vous, libertins systématiques et calculateurs, sur qui la volupté des sens a tant d’empire, nous devons, dis-je, avouer que ce fortuné Diable Boiteux, né d’une fiole brisée, fut bien le plus heureux des Épicuriens, lorsque la fée Sein d’amour lui fit présent de cette bague enchantée avec laquelle il avait le pouvoir magique de découvrir les toits des palais, des châteaux, des boudoirs somptueux, ainsi que ceux des simples grisettes, marchandes de modes, voire même des prudes, religieuses, pensionnaires ; et, muni de ce charme puissant qui le rendait à la fois témoin commode et invisible des amours d’un souverain, comme de celles d’une simple bergère, pouvait, comme une abeille voluptueuse, recueillir les faits les plus piquans, les plus délicieux des annales de l’amour, et des recherches secrètes de la galanterie-pratique. On assure même que cette bague, mille fois plus précieuse que le régent (quoiqu’il vaille, dit-on, quatorze millions), lui donnait la faculté de lire dans les cœurs, dans la pensée… Mais, vous entends-je dire, je me rappelle avoir lu le Diable Boiteux, et je ne me ressouviens pas de ces particularités…

Sans doute, mon cher lecteur, vous ne connaissez, comme la plupart du vulgaire et des profanes, que l’édition banale de Alain Réné Lesage, et je vois bien que, loin d’être inscrit sur la liste des favoris, des vrais adeptes, vous n’avez pas reçu, en échange de votre diplome de voluptueux, un exemplaire de cette incomparable édition, qui a été toujours considérée par les connaisseurs comme le Manuel des partisans du plaisir et des véritables professeurs de volupté. Le manuscrit de ce rare ouvrage fut, assure-t-on, trouvé dans le boudoir de la reine d’Otaïti ; il en reste maintenant bien peu d’exemplaires, et à peine si l’on en pourrait rencontrer un chez la D***, ou au no 113, car ce charmant écrit ne traite que de la véritable volupté, et peut-être, dans les lieux que je viens de citer, n’en découvrirait-on pas la moindre trace… Mais puisque vous n’avez nulle connaissance de l’auteur et de l’ouvrage que je cite, il est inutile d’augmenter vos regrets, en m’étendant complaisamment sur toutes les beautés qu’il renferme : loin donc d’avoir voulu ici éveiller malignement vos sens et votre curiosité, sans la satisfaire, je prétends au contraire vous associer à mes charmans travaux, à mes rondes de nuit ; venez, cher lecteur, et même chère lectrice ; donnez-moi votre belle main, madame, prenez cette lanterne sourde et ce gros paquet de clefs dont un savant limier de police m’a fait don, et qui lui viennent par héritage du fameux lieutenant de police Dubois. Ne craignez rien, vous dis-je, au moment que je vous parle, nous sommes déjà invisibles. Le savant physicien Robertson, par un sortilége fort ingénieux, m’a travaillé dans ses laboratoires chimiques, et j’ai la puissance de voir, et de n’être point vu ; puissance qu’il m’est facile de conférer à autre. Montons donc dans ce remise, et faisons-nous conduire au palais Royal ; c’est à peu près le centre de Paris, comme celui du plaisir, ou pour mieux dire, de la dissipation et du bruit… — Mais pourquoi ces clefs d’acier, ces rossignols, ces boutons aimantés et ces petits leviers ? m’observez-vous. — Pourquoi ?… Pour nous introduire plus facilement, tandis que la nuit nous favorisera de son ombre, dans les retraites les plus profondes, dans les boudoirs les mieux enveloppés de somptueuses draperies ? Que nous importent la clarté ou les ombres de la nuit ; ne sommes-nous pas invisibles à volonté ? — Il n’y a pas de doute ; mais nous ne laissons pas que d’être palpables, susceptibles d’être touchés et sentis, et la nuit en général, par le calme qu’elle apporte et le sommeil dans lequel elle ensevelit tout le monde, est bien plus propice à faire nos caravanes. — Non, caravanes n’est pas le mot. — Hé bien, belle dame, qualifiez comme il vous plaira notre pélerinage galant, car, je vous l’avoue, je suis auteur, et, pour l’instruction du siècle, je crois devoir faire un journal périodique de toutes nos revues nocturnes : combien, avouez-le, charmante femme, cette gazette d’amour sera instructive et édifiante !… Je veux l’écrire sous votre dictée ; car rien n’est délié et délicat comme le style d’une femme, pour exprimer le plaisir ou la folie. — J’y consens ; mais comment diviserons-nous notre Œuvre galante ? Quel titre et quelle gravure lui donnerons-nous surtout ?… Car vous savez, mon cher auteur, que, dans le siècle où nous sommes, rien ne fascine les yeux, l’imagination, comme une gravure et un titre ingénieusement trouvés. — Ma foi, madame, je laisse l’un et l’autre aux soins de votre sagacité. — Puisqu’il en est ainsi, nous appellerons notre ouvrage, les Nuits de Paris, ou la Volupté prise sur le fait. — L’idée est vraiment charmante, et je l’adopte sans examen : fort bien ; mais la gravure ?… — La gravure ?… monsieur ; nous mettrons en scène deux génies ailés (ce sera nous) qui, planant sur des toits découverts, ou s’introduisant dans l’intérieur des familles, transmettent à leurs contemporains la relation fidèle de leurs découvertes sur les mœurs et la galanterie du siecle… — À merveille ! madame ; que votre imagination est riche et féconde ! Vous saisissez de suite l’à-propos des choses. Belle, et de l’esprit ! combien votre voisinage va me devenir dangereux dans le genre des perquisitions amoureuses que j’entreprends sous vos auspices… — C’est plutôt sous les vôtres que je marche, monsieur. Allons, partons sans plus discourir, et inscrivez sur vos tablettes galantes :

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LA VOLUPTÉ
PRISE SUR LE FAIT.



PREMIÈRE NUIT DE PARIS AU PALAIS
ROYAL.


Effectivement nous fûmes rendus en quelques minutes rue des Bons-Enfans, derrière le palais Royal : ma jolie conductrice, munie des passe-partouts que je venais de lui confier, voulut s’arrêter de suite au no 724 ; une secrète inquiétude qu’elle avait sur son amant, me confessa-t-elle, motivait son dessein ; je me mis donc aussitôt en devoir, pour la rendre, ainsi que moi, invisible, de la charmer ; ce qui fut aussitôt fait au moyen de quelques mots hébreux et maçonniques, de quelques attouchemens magnétiques, et de deux baisers bien prolongés sur ses lèvres de roses, pendant lesquels le charme opéra tellement, que nous fûmes vraiment invisibles même l’un pour l’autre, car nous en fermâmes les yeux de plaisir : n’y avait-il pas dans mon action alors un grand fond de générosité ?… Elle était possédée du démon de la jalousie, et rien ne guérit de cette frénésie, comme les prémices d’une autre passion… — Mais hélas ! que vîmes-nous, pour ajouter aux transports jaloux de ma chère compagne ? On dit bien que la jalousie est pleine de pénétration et se trompe rarement. — À peine introduits dans un salon brillant de luxe et de bougies, dont la plupart cependant prêtes à s’éteindre, ne jetaient plus que cette lumière incertaine, vacillante, si favorable aux amours et à la pudeur enfantine du beau sexe ; à peine, dis-je, touchions-nous sur le seuil d’un réduit délicieux, embaumé des odeurs et des parfums les plus suaves…, qu’elle reconnaît son amant, non pas à ses habits, car il était presque nu, mais à la beauté de son visage animé du feu du plaisir et de la douce fatigue de la volupté ; enseveli dans un léger sommeil, le front couronné d’un de ses bras, l’autre mollement étendu sur le sein d’une rivale trop belle, pour n’être pas, en ce moment, détestée de mon affligée conductrice ; il paraissait rêver encore le délire des étreintes délicieuses auxquelles il venait de se livrer : ce bel Antinoüs, auquel la nature avait prodigué ses dons les plus précieux, ne cachait pas en ce moment ce qui devait le faire idolâtrer des femmes, et je ne pus m’empêcher de convenir tout bas à l’oreille de Polumnie (c’est ainsi que se nommait mon aimable guide), que jamais homme ne fut plus digne d’amour, et qu’il était bien cruel pour elle de voir qu’elle partageait avec une rivale le plus beau, comme le plus grand des trésors… — Ce fut cependant une imprudence de ma part d’ajouter, par ma réflexion, au chagrin amer de Polumnie, car aussitôt il lui échappa un torrent de larmes, un violent sanglot qui réveilla le couple que nous avions sous les yeux. Ils se questionnèrent aussitôt tendrement l’un et l’autre, et après avoir attribué le bruit qu’ils avaient entendu à quelque rêve que l’un des deux faisait sans doute, ils se livrèrent devant nous aux plus douces caresses… Que devint Polumnie, lorsque son infidèle, enflammé, excité de toutes parts par la main la plus jolie, la plus potelée, se préparait à combler la mesure de ses crimes sous les yeux mêmes de sa première amie, et, les lèvres collées sur le bouton de rose d’une gorge divine, éclatante d’albâtre, allait nous donner une preuve non équivoque qu’il savait apprécier mieux que personne les formes enchanteresses dont il savourait les attraits en ce moment ?… Non, non, ce ne sera pas, lui disait en balbutiant, d’une voix voluptueuse, sa charmante épouse (je dis épouse aux autels de la Nature), non, monsieur, vous êtes un méchant ; et en même temps elle serrait avec force deux colonnes d’ivoire, que la main fougueuse de son amant cherchait à séparer… Non, cher Adolphe, continuait-elle, tant que vous ne m’aurez pas fait le sacrifice du portrait et des lettres de Polumnie, je vous refuserai désormais la preuve d’un amour dont vous aurez démérité… —

Je lisais alors dans les yeux de Polumnie combien elle eût été flattée que son amant ne consentît pas à cet odieux sacrifice, et préférât se sevrer d’une volupté qu’on lui présentait à de si humiliantes conditions pour elle ; elle lui eût pardonné le passé en faveur de cet acte d’héroïsme… Mais, ô douleur inexprimable pour elle ! Adolphe, brûlant d’impatience, plus amoureux, plus fougueux par l’aiguillon d’un obstacle qu’il n’avait pas prévu, se lève et prend sur un somno l’infortuné portrait enrichi de diamans et la correspondance bientôt immolés à sa nouvelle passion. — « Tiens, Félicia, livre-moi maintenant tous tes trésors, puisque je te sacrifie des bijoux que j’ai considérés long-temps comme les miens ; tu veux de moi une volupté sans partage, et je veux également m’anéantir dans les uniques délices de ton adorable personne… » Alors ce ne fut plus qu’un cliquetis de baisers électriques qui me mirent moi-même dans un état difficile à décrire. Quant à Polumnie, l’état d’horreur et de désespoir où elle se trouvait, est au-delà de toute peinture. Le couple, enivré, bientôt ne fit plus entendre que les soupirs mourans d’une voluptueuse agonie dans laquelle leurs âmes parurent s’exhaler dans des flots de plaisir et de volupté. Je crus prudent d’arracher de ces lieux Polumnie qui se serait livrée indubitablement à quelque transport jaloux, aurait conséquemment compromis le pouvoir de ma magie et m’aurait mis sur les bras la juste colère de Sein d’amour, cette fée protectrice dont je fis faire connaissance au lecteur dans ma préface. J’entraînai donc Polumnie hors des appartemens, me proposant, à part-moi, de consoler cette belle veuve, de la venger bientôt des mépris d’un parjure, et enfin de devenir auprès d’elle l’heureux Adolphe. Nous partîmes donc, en fermant les portes sur nous, et, respectant le silence de ma triste compagne, je la remis à son logement, nous donnant parole le lendemain soir pour la revue de la


DEUXIÈME NUIT DE PARIS.


Eh bien ! ma chère Polumnie, lui dis-je, lorsque je vins le lendemain lui rendre chez elle mes amoureux devoirs ; cette touchante tristesse, très-fondée, que vous avez imprudemment cherchée la nuit dernière, s’est-elle dissipée par la réflexion ?… Mais plutôt n’en parlons plus, continuai-je, je prétends respecter votre douleur et laisser au temps ce que le raisonnement n’obtient jamais dans ce genre de chagrins… — Polumnie, appuyée sur l’oreiller d’un sofa élégant, ne me répondit que par une molle inclination de tête ; un nuage épais étendu sur son beau front, ne laissait que trop juger de l’impression cruelle que lui avait causée la funeste découverte de la veille : je vis bien que le moment n’était pas encore venu de parler pour mon propre compte ; la plaie du cœur, ou plutôt des sens, me parut encore trop récente ; je préférai achever sa guérison par la dissipation et la curiosité, deux ressorts qui ne manquèrent jamais leur effet sur le cœur des femmes. — En effet, je la déterminai à s’embarquer avec moi dans les chances d’une nouvelle aventure ; et à cet égard je lui fis observer que nous ne pouvions plus faire que des découvertes amusantes, puisqu’il était impossible que nous retrouvions ailleurs les objets douloureux qui l’avaient affligée la dernière nuit. — Nous voilà donc une seconde fois, à deux heures du matin, dans un léger cabriolet de place que nous arrêtâmes à l’heure place Vendôme. Il est juste, dis-je, Polumnie, que cette fois je devienne le directeur de cette seconde échappée ; je connais un très-joli atelier de marchandes de modes, rue Vivienne, et c’est là qu’il faut nous glisser. Ne vous attendez pas à trouver aux mansardes de ces jolies grisettes le luxe des salons ; mais en revanche vous y jouirez de la vue des singularités les plus piquantes, n’en doutez pas. Après avoir monté sept étages au-dessus de l’entresol, nous arrivâmes au carré de plusieurs portes contiguës, ou plutôt de quelques légères cloisons mal ajustées, mal fermées, dont les serrures insignifiantes n’exigèrent aucunement l’emploi de nos charmes ou de nos instrumens. Je me bornai à prononcer trois consonnes syriaques, et une porte qui ressemblait à un fragile cartonnage se rangea devant nous et se referma aussitôt. La description du fastueux appartement où reposaient, dans le même lit, deux jolies marchandes de modes, ne sera peut-être pas indifférente pour mes lecteurs. Un tablier de taffetas noir, attaché par ses cordons à deux cloux, composait le rideau d’un châssis privé de quelques carreaux ; ceux qui restaient étaient rajustés avec les feuilles d’un roman qui s’était réfugié pour dernier asile chez l’épicier ; une robe de percale et une chemise assez élimée sur le devant, lavées de fraîche date, séchaient sur une corde qui traversait obliquement le réduit ; quelques romans, tels que Monrose, l’Arétin, Thérèse-Philosophe, les Délices de l’Amour, étaient placés sur une planche au-dessus du lit de sangles ; deux chapeaux à bouquets de fleurs fort élégans, et qui ne laissaient pas que de contraster avec l’air de misère qui paraissait suer sur les murailles mal recouvertes d’un papier partout lézardé, se trouvaient attachés par leurs rubans derrière la porte ; une chandelle brûlait, posée sur un grand carton à côté de Faublas, et la vacillation de la lumière menaçait à chaque instant de brûler les draps, la couverture, ainsi que nos deux héroïnes. J’ai déjà dit qu’une chemise séchait ; c’était celle d’une des deux grisettes qui, nue comme la main, autant à cause de la grande chaleur, que faute de pouvoir changer peut-être, s’était mise en état de pure nature : c’était bien le plus joli modèle du monde !… et Psyché en eût été jalouse. Sa main, par l’effet d’une pudeur fortuite, était placée à l’antre que tout mortel révère (suivant l’expression de Piron), et sa charmante nudité nous livrait enfin le spectacle ravissant de ses plus secrets appas ; la seconde, plus modestement posée, ne découvrait qu’un sein, et son front paraissait encore brûlant de la lecture stimulante qu’elle avait quittée, surprise sans doute par le sommeil… Nous arrivons à temps, dis-je à ma compagne, pour préserver ces deux enfans de la mort, et la maison de l’incendie. Au moment où je faisais en riant cette remarque, notre Psyché se réveille, et examinant furtivement si son amie dormait d’un profond sommeil, elle la découvre entièrement des draperies qui nous la cachaient, paraît elle-même contempler le corps charmant qu’elle vient d’exposer à notre vue, et, comme en proie à un goût passionné que sa jeune amie aurait toujours désapprouvé, elle se livre aux plus voluptueux ébats… C’est en vain que l’objet de sa manie se réveille, se fâche, se révolte contre ses importunes caresses, repousse ses baisers contre nature… ; sa frénésie n’écoute rien, et ce n’est enfin qu’au terme de son délire qu’elle en met un à ses fougueux transports… À ce tumulte passionné succéda bientôt une vive discussion entre elles : la violée lui reprocha amèrement sa dégoûtante habitude, et la menaça de déclarer tout à madame. Notre bacchante, qui s’appelait Catiche (nom grec), se justifia, en lui répondant qu’élevée au sérail de Constantinople, et destinée dès son enfance à un prince musulman, elle avait contracté, dans le harem, avec la plupart des femmes du sérail, l’usage de ces plaisirs charmans. Enfin, pour l’apaiser, elle promit à son amie de lui faire présent le lendemain de chocolat, de pastilles de menthe, et de porter ses billets à Saint-Hélène, son amant. C’est ainsi que se termina cet épisode scandaleux, qui ne nous donna que trop une légère mais véritable esquisse des mœurs secrètes des marchandes de modes en général. Nous nous empressâmes de quitter ces deux morveuses, et nous les laissâmes s’abandonner au repos que leur volupté illicite leur rendait si nécessaire. Nous-mêmes fatigués, je l’avoue, émus, excités des images de velléités que le hasard venait de nous présenter, nous nous retirâmes : je crus ce moment favorable pour parler à Polumnie des intérêts de ma passion naissante et de l’occasion propice de la couronner ; l’on me répondit par un silence qui me donnait les plus délicieux présages. Arrivés à son appartement, nous scellâmes de tendres baisers notre singulière alliance, et, plus heureux que nos deux marchandes de modes, nous nous abandonnâmes aux réalités du plaisir, tandis qu’elles n’en avaient obtenu, à elles deux, que le simulacre.


TROISIÈME NUIT DE PARIS.


J’aurais cru Adolphe plus puissant sur mon cœur et sur mon souvenir, me dit la belle Polumnie à son réveil ; mais je ne connaissais pas encore les nombreuses qualités dont vous venez de me donner tant de preuves, continua-t-elle en me regardant tendrement. — Et pourquoi regretterais-je mon parjure, puisque je trouve réunis dans mon aimable Sylphe (c’est ainsi qu’il lui plut de m’appeler) tous les attraits dont mon infidèle était comblé ?… — Que dis-je ! aux grâces du corps il réunit les charmes de l’esprit, et Adolphe n’était, à bien prendre, qu’un sot charmant. Je ne manquai pas d’abonder dans son sens ; et à quantité de raisons que j’ajoutais aux siennes, j’en donnai une dernière qui lui parut déterminante, entraînante ; elle fut tellement convaincue de la justesse de ma raison, qu’elle ne put répondre que par des monosyllabes et un silence éloquent. Oui… oui… Sylphe charmant… vous me pénétrez de la force de votre… argument !…

Après avoir gagné une cause aussi belle et avoir mis hors de cour ma partie, qui s’avoua vaincue avec dépens, nous nous mîmes à concerter le plan de notre


QUATRIÈME NUIT DE PARIS.


Ce soir, me dit Polumnie, il faut nous rendre à l’île Saint-Louis ; c’est là, dit-on, que se sont réfugiées les bonnes mœurs, les mœurs antiques de la veille roche ; et moi je veux parier que l’amour ne laisse pas d’y faire des siennes : la fée Sein d’amour serait bien la plus aimable des sorcières, si son génie, qui sait tout, consentait à nous diriger chez quelque prude renforcée, qui emplirait tout son quartier d’une odeur de sainteté. Nous passâmes, moi et Polumnie, une partie de la matinée aux bains Montesquieu, où j’eus le bonheur de l’admirer à travers une onde diaphane qui, rafraîchissant ses attraits, en relevait encore la blancheur. Ce serait bien le cas, s’écria-t-elle, prise d’une pensée folle, d’user de notre double magie et de faire agir les enchantemens… Comment ? Polumnie ! et que voulez-vous dire ? — Quoi, vous ne me comprenez pas encore ! vous ne présumez pas qu’une maison de bains publics doit cacher, dans le sein des baignoires et de toutes ces cellules, souvent choisies uniquement pour le théâtre de la volupté, des épisodes charmans, des intrigues délicieuses, et que l’hypocrite bourgeoise, clouée à son comptoir, surveillée par vingt commis et surtout par son argus de mari, épie le prétexte du bain, pour se consoler, dans les bras d’un beau jouvenceau, des caresses périodiques et uniformes de son époux… — Sans doute les fiacres et remises sont maintes fois métamorphosés en couches adultérines, comme l’a fort spirituellement décrit M. Dejouy, dans ses Mœurs Parisiennes ; mais que le bain prête bien plus aux délicieuses trahisons conjugales !… Soyez aussitôt satisfaite, Polumnie ; cela ne nous empêchera pas de planer ce soir sur l’île Saint-Louis, et d’en découvrir quelques toitures… — Mais je crois que le hasard nous sert on ne peut plus favorablement ; et sans pénétrer dans une baignoire éloignée, je me bornerai, en enchantant le miroir que nous avons ici, à lui donner la propriété de réflexion de tout ce qui se passe chez nos voisins… Bon dieu ! que vois-je ! s’écria aussitôt Polumnie en prenant la fidèle glace dans ses mains et sans se déranger du bain où elle était voluptueusement étendue ; je crois… mais je ne me trompe pas ; sous cet accoutrement de prétendue femme de chambre, c’est un beau jeune homme ?… oui ; son menton est à peine revêtu d’un léger duvet… Mais le voilà bientôt déshabillé ! Peste, madame la douairière, comme vous êtes pressée d’examiner ce bel Adonis !… L’idée est, d’honneur, ingénieuse ; introduire ici son mignon sous le déguisement d’une femme, et, sous ce toit hospitalier, se livrer commodément et sans crainte à ses plus doux penchans… J’avoue que la pensée ne m’en est jamais venue, malgré que la beauté d’Adolphe, sous les habits d’une fringante soubrette, aurait produit une illusion complète.

Polumnie, émerveillée de la scène piquante dont elle m’était redevable, continuait son marivaudage, son comique babil, et moi-même, ravi de son spirituel monologue, je me serais bien gardé de l’interrompre ; je me bornais à fixer, comme elle, la glace délatrice ; et si parfois j’interrompais sa curieuse attention, c’était pour dérober sur son sein, ému mollement par les vagues de l’eau, quelques baisers humides…

Notre douairière, à son tour femme de chambre de son amant, l’eut bientôt présenté à nos yeux étonnés, tel que Vénus sortit du sein des eaux ; ses épaules d’ivoire furent marquetées de ses baisers, et nous pouvons assurer qu’il n’y eut pas une partie de cette belle statue de marbre qui ne reçût l’empreinte d’une pression de lèvres brûlantes. Il faut en convenir, la nature ne produisit jamais rien de si séduisant que ce charmant adulte ; la neige et l’azur se disputaient les nuances incarnates de son beau corps ; c’était enfin un second Narcisse que les eaux de notre baignoire réfléchissaient délicieusement. On comprend bien que les filles de l’établissement, qui vont et viennent dans les couloirs du côté des femmes, soit parce que la porte était parfaitement fermée, soit pour avoir reçu leurs instructions, ne contrariaient en rien l’heureux manége de notre vieille douairière. — Mais quel moment douloureux pour son amour propre et sa vanité, que le moment où il fallut à son tour se dépouiller de voiles importuns et d’ailleurs incommodes aux amours… La froideur, la lenteur de notre héros à enlever l’attirail de la toilette de son aïeule (car elle aurait pu l’être) ; son dégoût mal déguisé, en ôtant ici des suppléans, là un faux toupet, puis mettant sur cette chaise des hanches et un ventre postiches, et encore dans ce gobelet un œil de verre…, ne se lisaient que trop dans ses gestes et dans ses yeux, pour le bonheur impatient de notre héroïne surannée ; et il était facile de pénétrer que l’or, qui achète tout, même l’honneur et la vertu, avait payé d’avance les douloureuses complaisances de ce beau jeune homme, et qu’il avait cédé à la nécessité les charmes de sa personne, comme une jeune beauté consent, par intérêt, à une union disproportionnée, sous le rapport de l’âge et de la figure. Ce n’eût encore rien été d’avoir sous les yeux une carcasse étique, inégale et cornue de tous côtés, d’être condamné à voir, à toucher deux seins rougeâtres et oblongs comme ceux de l’Envie, de se sentir pressé par des genoux, des bras décharnés, qui, chaque fois dans une accolade repoussante, dessinaient un sillon sur le corps potelé de notre bel Adonis… Il fallut enfin, comme Faublas avec la tante (madame la marquise d’Armincourt), se résigner à combler soi-même la mesure de son martyre : un canapé, surchargé de vingt oreillers moelleux, placé exprès par les soins d’un tiers intéressé et intelligent, devait servir de théâtre ou plutôt d’échafaud à la victime courageuse… Moi et Polumnie nous ne pûmes que le plaindre et gémir avec lui de la nécessité affreuse où il s’était lui-même placé par le sentiment d’une vile cupidité sans doute. Le sacrifice commença enfin… De toutes parts les amours s’envolèrent de honte ; moi-même ; irrité à juste raison de voir un couple aussi mal assorti, je voulus punir, dans cette mégère, une vieille dissolue, et, par un charme soudain, j’empêchai que le sacrifice pût être consommé ; l’Amour devint impuissant une fois par respect pour lui-même, et cessa de prodiguer une volupté vénale, trop souvent arrachée par la richesse et le rang… Polumnie elle-même, révoltée de ce tableau graveleux que nous avions eu trop longtemps sous les yeux, brisa la glace de dégoût, en m’applaudissant d’avoir su justement priver la douairière d’une félicité indigne d’elle… —

J’invitai Polumnie à sortir du bain ; moi-même je disparus, après lui avoir donné rendez-vous à son petit coucher, et être convenu de nos faits relatifs à notre première incursion projetée sur l’île Saint-Louis ; incursion qui composera les fait historiques de la



CINQUIÈME NUIT DE PARIS.


Il faut espérer, me dit Polumnie aussitôt qu’elle m’aperçut, que nous n’irons pas chercher cette nuit, à l’île Saint-Louis, des caricatures de libertinage aussi inconvenantes que celles qui ont occupé nos loisirs ce matin, et que le cours de physique galante que vous me faites faire, mon cher Sylphe, ne sera plus accompagné de circonstances aussi grotesques. — Non, ma chère Polumnie, lui répondis-je ; nous verrons probablement l’amour tel qu’on le faisait au bon vieux temps : point d’écarts d’imagination, point de raffinement de volupté à l’île Saint-Louis… — C’est tout bonnement la couche nuptiale de monsieur et madame Denis, datant la première époque de leurs amours de la minorité de Louis xv. Nous y verrons, par exemple, une grande belle fille, bien droite, bien roide, enfermée dans un corps garni de lames d’acier, enveloppée dans un vaste tablier noir, et cachant le feu de ses beaux yeux sous de longues paupières hypocrites ; un abbé de l’archevêché épiera le moment de s’introduire chez cette intéressante jeune première ; et l’amour et la nature, qui ne connaît pas ces distances-là, les comblera tous deux de béatitude… Voilà, en deux mots, l’histoire résumée de ce quartier ; cependant, allons la lire sur les lieux. À peine arrivés rue Saint-Louis, arrêtons-nous, dis-je à Polumnie, sous ce grand balcon qui annonce une maison respectable : quelque contre-amiral retiré y élève, m’a-t-on dit, une fille unique dans le sentier de la chasteté et de la vertu… Pénétrons à sa chambre à coucher… — Grand dieu !… l’aurait-on jamais pu croire ? Ai-je les yeux fascinés ?… Mais voyez vous-même, Polumnie, car j’en crois à peine le rapport de mes bagues… — Non, vous ne vous trompez pas, c’est un colonel d’hussards, amoureusement couché près d’Euphémie, qui, d’ailleurs, jouit d’une réputation sans tache dans toute l’île Saint-Louis. — Elle sabre l’amour ; et pour aller lestement, elle a pris pour son amant un colonel de cavalerie : très-bien, mademoiselle, à merveille : quelle aimable postérité va résulter d’une sagesse aussi parfaite !… Qu’importe, ne voyez-vous pas cette complaisante sexagénaire, qui fait le guet, et est gagée par le colonel pour être son mercure galant ?… Jamais duègne d’Andalousie ne porta le caducée de meilleure grâce et avec plus de dextérité ; ce couple heureux n’a donc rien à craindre du dehors, et peut se livrer sans inquiétude à toute l’ardeur de ses feux. Cependant vous avez beau dire, repartit Polumnie, quelque originalité se mêlera dans ces liaisons, et enfin une prude de l’île Saint-Louis n’agira pas, en matière de galanterie surtout, comme une petite maîtresse de la chaussée d’Antin ou du boulevard de Gand. Approchons, vous dis-je, et au moyen de votre chaton bien dirigé et du bougeoir encore allumé sur cette table de nuit antique, surprenons la Volupté hypocrite sur le fait. Nous avançâmes effectivement, moi et Polumnie, sur la pointe du pied, l’œil et l’oreille aux aguets ; en effet, de quelle surprise ne fûmes-nous pas frappés, lorsque nous remarquâmes parfaitement qu’Euphémie, notre voluptueuse friponne, était hermétiquement enveloppée dans un corset de batiste qui cachait à peine sous ce réseau transparent ses nubiles appas. — Ne vous avais-je pas dit, mon cher Esprit familier, s’écria Polumnie, que nous ne pouvions manquer de dévoiler ici quelque bon trait de pruderie, même au sein du plus voluptueux abandon ; et pour peu que vous consentiez, continua-t-elle, à me laisser réveiller notre beau Mars, le colonel, nous donnerons à la fois l’éveil à d’autres originalités de bigote qu’il vous serait impossible d’imaginer. Polumnie en effet, sans attendre mon aveu, chatouilla le creux de la main de l’amant endormi, qui fit spontanément un saut qui l’effraya ; il interrogea des yeux la chambre à coucher, mais n’y voyant aucun vestige qu’il pût attribuer à la cause inintelligible de son réveil, il se figura que c’était une aimable niche de sa belle dormeuse, qui feignait exprès d’être ensevelie dans un profond sommeil ; il se trompait, Euphémie dormait réellement. En ayant acquis la certitude, il se détermina, après l’avoir contemplée et amoureusement pressée sous sa singulière enveloppe de batiste, à la faire partager ses nouveaux désirs : Euphémie, bientôt réveillée, lui adressa le plus gracieux sourire ; mais, à la dérobée, nous la vîmes plusieurs fois se signer, en adressant des regards pleins de ferveur à un tableau mystique placé sur un fond de velours dans le milieu de l’alcove, elle toucha même de l’extrémité de ses doigts un objet de piété, et, mélange inexplicable de dévotion et de volupté, la même main de cette vertu équivoque pressa sur son cœur l’amant qui se préparait déjà à commettre avec elle le plus aimable des péchés mortels…

Non, disait à voix basse Euphémie ; non, monsieur, je n’y consentirais jamais de cette manière… Vous voulez donc absolument ma perte, ma damnation ?… Et comment me justifier vis-à-vis de mon confesseur, vis-à-vis de moi-même ? Ne brisez pas cette dernière barrière, ce dernier refuge pour ma vertu… — Quelle est donc cette dernière barrière, ce dernier refuge ? nous demandions-nous à nous-mêmes… Nous le sûmes bientôt. Euphémie, barricadée comme dans un linceul de batiste, n’y avait laissé précisément qu’une petite ouverture qui permît accès aux Amours, et, à l’imitation de la dévote de Faublas, elle se figurait, dans les accommodemens de sa conscience, qu’elle ne pêchait qu’à demi, en ne donnant pas, comme on dit, toute la chair au diable. Bizarres raisonnemens de la pruderie qui feint encore de la retenue au sein de l’abandon, et fait une réserve de vertu, au moment même où elle livre à l’amour le trône du Plaisir !!

Notre colonel de cavalerie ne s’arrangeait pas du tout de ces subtiles combinaisons de la conscience et de la superstition ; il voulait même arracher, déchirer un voile importun qui privait sa main ardente du charme le plus délicieux des caresses, celui de presser corps à corps l’objet qu’on aime : mais c’est en vain qu’il s’efforça de triompher d’un entêtement si ridicule ; Euphémie, forte et animée du sentiment de ce qu’elle croyait dans sa pruderie, ses devoirs les plus saints, demeura victorieuse, et crut sa vertu triomphante, parce qu’elle se donnait à un homme sous la garde d’un silice étendu à peu près sur toute sa personne. Notre héros fut donc obligé d’étreindre sa sotte prude, cuirassée comme elle l’était ; il fut, dis-je, contraint de passer par le singulier guichet qui lui était ménagé, et après quelques légers murmures assez fondés de sa part, quelques ferventes justifications de celle de sa Madeleine, nous entendîmes bientôt un concert de soupirs où le bonheur céleste des élus fut souvent exalté par notre héroïne. Nous jugeâmes à propos de nous retirer de l’appartement d’une prude si édifiante ; nous proposant bien de la tympaniser un jour dans l’île Saint-Louis, et de lui arracher cette réputation usurpée de vertu et de sagesse incomparables.


SIXIÈME NUIT DE PARIS.


Est-il possible, me dit Polumnie au déjeûner, de pousser l’originalité et la pruderie à un tel point, et d’envelopper de formes mystiques les derniers excès du plaisir ? comme si la nature pouvait attacher du crime et de la honte aux choses même qui fondent son éternité ! Mais laissons pour la dernière fois cet aride sujet, mon aimable enchanteur, et ne remettons plus cette fine partie que depuis quelques jours nous nous proposons de faire à la chaussée d’Antin ; c’est là que nous trouverons les véritables asiles de l’opulence, du goût et de la volupté ; le dieu d’Épicure y a fondé lui-même ses temples, et je brûle enfin d’examiner en détail les secrètes amours des charmantes prêtresses de ce culte divin.

Le remise nous attendait ; je pris la jolie main de ma belle pélerine, et nous fîmes voler nos chevaux rue du Mont-Blanc : il était une heure : c’est celle du bain, remarqua Polumnie, elle est favorable à la galanterie. Arrêtons ici, continua-t-elle, à quelques pas de cet hôtel-ci. — Bien. — Pénétrons dans le somptueux boudoir de la femme de ce banquier, et, invisibles pour cette prétendue Lucrèce, arrachons-lui le masque dont elle couvre ses complots galans. Nous vîmes aussitôt madame, négligemment vêtue d’un élégant caleçon garni de riches dentelles, assise ou plutôt couchée sur sa chaise longue ; son très-petit pied posé sur la pédale de sa harpe, et l’autre sur un tabouret couvert d’un beau cachemire ; chevrotant nonchalamment quelques harpêges, elle paraissait obsédée de la présence d’un époux qui contrariait, selon ce qu’il nous a semblé, l’arrivée d’un amant ardemment attendu. Enfin, à force de silence et de bâillemens, d’affectations, de vapeurs, d’exclamations désobligeantes, le mari fut éconduit, ou plutôt se retira de lui-même, se rendant la justice que sa tendresse et ses soins ne pouvaient que fatiguer sa chère moitié. En effet, à peine eut-il disparu, qu’une suivante alerte, cachée dans un cabinet voisin, et geolière du charmant captif qu’on brûlait de revoir, sortit une petite clef d’une des poches de son tablier, et courant lestement vers l’étui de la harpe, l’ouvrit aussitôt, et nous découvrit un charmant garçon groupé au fond de cet étui, à peu près comme le petit page Chérubin est accroupi dans le fauteuil au mariage de Figaro. Le pauvre enfant ! s’écria notre coquette, en allant au-devant de lui et l’embrassant tendrement, je gage qu’il se sera fait mal dans cette posture incommode : Adeline, dit-elle à sa femme de chambre, apportez ma caisse à odeurs ; et de le couvrir de nouveaux baisers. Le bel adolescent, quoique un peu timide, ne laissait pas d’en rendre quelques-uns ; mais ses baisers étaient extrêmement respectueux et sur les joues seulement. Sa maîtresse, dans l’art d’aimer et d’embrasser, avait beau lui dire : Non, pas comme ça, mon cher amour ! et lui présenter une bouche ardente de rencontrer des lèvres aussi fraîches que novices, notre jeune écolier marchant d’un pas inexpérimenté dans l’île de l’Amour, en prenait encore les leçons gauchement ; c’était enfin, comme nous le vîmes parfaitement, une école toute entière à faire, et une virginité à cueillir !… Quel trésor pour une femme de trente ans, avide de donner des leçons après en avoir tant reçues, et jalouse de dresser un élève qui n’apprit et ne connut le manège du plaisir que sous sa savante direction !… Adeline apporta bientôt des pâtisseries fines, des odeurs, des vins étrangers ; un riche cabaret placé près du couple fut couvert de choses succulentes, de confitures, d’ananas, et enfin jamais couvent de nones ne prit un soin plus délicat de son directeur. Lorsque notre bel adolescent fut parfaitement restauré, et que ses joues, colorées comme la pêche, ne permirent plus aucun doute sur sa précieuse santé, madame pria, d’un ton caressant, sa complaisante soubrette de bien fermer partout, de tirer les persiennes et de ne laisser pénétrer qu’un faible jour dans l’élysée voluptueux où elle s’était réfugiée avec le digne objet de sa passion calculée. Le sacrifice qui devait se consommer en notre présence, fut bientôt précédé des préparatifs faits pour le service du dieu qu’on allait encenser dans cette mosquée : deux cassolettes de parfums furent allumées ; l’air fut embaumé de vapeurs enivrantes, et ne manquèrent pas de porter au cerveau de notre charmant adepte les feux secrets d’un désir dont son ignorance ne pouvait se rendre un compte exact. Rien enfin ne fut épargné pour célébrer dignement sur les autels d’Otaïti le sacrifice de l’Innocence. Les vêtemens importuns furent enlevés : Adeline, adroite autant que dévouée, aida elle-même à la toilette de nuit du couple amoureux ; et disparaissant discrètement au moment où sa présence ne pouvait plus que gêner et ajouter à l’embarras de notre jeune héros, elle se retira précipitamment, les laissant tous les deux dans les bras l’un de l’autre et offrant l’image de l’Amour recevant une leçon de sa mère. Mais, dans ce cas, combien les gaucheries d’un amant novice sont délicieuses pour une femme connaisseuse en exploits galans, et fatiguée d’ailleurs de n’avoir souvent eu que des roués effrontés pour ses adorateurs !… Notre belle banquière ne manqua pas de savourer cette fois les délices et le charme des prémices de la plus aimable jeunesse ; elle se plaisait même, comme me le fit judicieusement remarquer Polumnie, à ne donner que des instructions imparfaites à son beau pupille, et cela pour jouir de l’effet piquant de ses erreurs et de ses méprises. Au moral comme au physique, tout était délices pour notre voluptueuse Cyrcé, et elle put savourer à longs traits, sous la surveillance d’une soubrette habile à éloigner un époux incommode, la double virginité des sens et du cœur de son bel élève.

C’était enfin, comme le dit Racine en parlant de Phèdre,

« Vénus toute entière à sa proie attachée. »


Il est difficile d’être impunément longtemps témoins d’un pareil spectacle, sans ressentir une partie de l’ivresse des acteurs que mes anneaux avaient livrés à nos regards ; aussi, trop agités pour pouvoir soutenir davantage le feu contagieux d’une pareille scène, j’entraînai Polumnie qui, elle-même éperdue, partagea bientôt mes amoureux projets. Arrivés à l’hôtel, je lui donnai en maître les leçons de délire dont nous venions de voir au foyer de la banquière une si piquante répétition.

Ce soir, me dit-elle à son réveil, il faut passer en revue la petite bourgeoisie, et terminer nos visites domiciliaires par les coucheries du palais Royal. Préparez donc votre manuscrit, et mettez d’avance en tête


SEPTIÈME NUIT DE PARIS.


Faisons-nous conduire au Marais, décida aussitôt Polumnie, après un souper fin qu’elle voulut galamment me faire accepter chez Verry. − Les femmes, comme dit plaisamment le vaudeville, y sont très-fraîches ; ensuite nous ferons la clôture de nos tournées nocturnes, c’est-à-dire pour cette nuit, par les sérails les plus renommés du palais Royal. Il sera sans doute curieux de voir de près tous ces militaires de tant de nations différentes, payer en guinées ou en frédérics, les complaisances serviles de toutes ces nymphes cosmopolites qui épousent quelquefois l’univers entier en un quart de soirée. Nous partîmes après avoir disposé nos philtres et nos talismans, et avoir reçu des instructions particulières de la fée Sein d’amour. Ces instructions ne laissaient pas de contenir une dernière communication affligeante : son ennemi le plus puissant, le Génie sans tendresse, mettait en mouvement ses troupes dans le troisième ciel, et elle se trouvait à la veille de devoir déployer toutes ses forces contre ce dangereux usurpateur ; il lui fallait dans peu de temps retirer aux simples mortels tous les charmes, tous les anneaux magiques dont elle avait pu les favoriser dans un temps de paix et de calme ; je devais donc moi-même me dessaisir bientôt de ma qualité de sorcier, et de tous les instrumens d’enchantemens qu’elle m’avait confiés, et cela pour son salut même ; enfin je n’avais plus que quelques nuits à jouir des avantages de l’invisibilité. Tout en goûtant ses raisons, je n’en fus pas moins affligé. J’instruisis Polumnie de cette déclaration douloureuse. Il est bien dur, s’écria Polumnie, d’être obligé de rentrer dans la foule des faibles humains, après avoir plané quelques nuits sur eux en génie inquisiteurs ; mais enfin, sans nous livrer à une affliction inutile empressons-nous plutôt, repartis-je, de jouir des précieux momens de notre règne fantasmagorique. Le Marais devint aussitôt la victime de nos indiscrétions de somnambules ; et la maison d’un pharmacien, l’objet particulier de notre curiosité. Il pouvait alors être deux heures du matin. Arrivés près d’une vaste alcove où se trouvaient deux lits jumeaux assez élégans, nous aperçûmes, à la faveur d’une lampe de nuit, deux têtes dans le lit de gauche, et une seule dans celui de droite ; le personnage isolé était l’époux, les deux autres têtes étaient d’abord sa femme, puis un chef d’escadron de dragons en garnison à Paris. Quel excès d’impudence et de hardiesse ! ne pûmes-nous nous empêcher de dire. Comment ? près du mari, dans la couche nuptiale même ?… Il est vrai qu’un paravent assez adroitement déployé, en séparant la scène de l’Amour de celle de l’Ennui, protégeait parfaitement les ébats des deux amans ; mais enfin l’imprudence n’en était pas moins complète, et nous fûmes aussitôt tentés de les en punir : à cet effet Polumnie, par un attouchement de féerie, réveilla en sursaut l’époux-victime, et après l’avoir tant soit peu ensorcelé, lui suggéra l’idée que quelque chose d’attentatoire à son honneur se passait chez sa femme : avec quelle rapidité ses premiers soupçons, nés de la jalousie qu’une puissance surhumaine venait de lui inspirer, se changèrent en fureur lorsqu’il aperçut de beaux favoris noirs, mollement appuyés sur le sein de sa criminelle adultère ; lorsqu’il vit près de cette Vénus infidèle, le casque d’un autre Mars… Que n’avait-il alors le pouvoir de Vulcain, et la force de les enchaîner tous deux sous des réseaux d’acier ?… Mais non seulement il n’était qu’un pharmacien, mais un pharmacien très-peu brave, et redoutait, en faisant un éclat, l’allure tranchante de son suborneur… — Voici comme il s’y prit pour châtier à la fois l’infidélité de son épouse et mettre en sûreté sa personne… Il courut à son laboratoire y composer une potion des quatre semences froides, de nénuphar et d’autres plantes aquatiques, et les jetant, pendant le sommeil des deux amans, dans le verre d’eau et de sucre placé sur un guéridon près du lit, il s’imagina avec raison que ce moyen infaillible de paralyser complètement les forces de l’amour, mettrait en sûreté son honneur, du moins pour le reste de la nuit, et punirait sa femme par l’endroit où elle voudrait continuer de pêcher. Effectivement notre guerrier, sorti de son premier sommeil, altéré par l’effet des pamoisons auxquelles il s’était déjà livré, but à la coupe destructrice des plaisirs, et mit un terme douloureux à son bonheur au moment même de le combler de nouveau ; c’est en vain que son amante attristée employa toutes les ressources de l’art, le poison anti-aphrodisiaque avait agi avec une telle rapidité, que l’amour fut frappé d’une entière nullité ; il fallut sortir des bras de son amie, avec la honte inséparable d’une telle aventure et plus fatigués l’un et l’autre par des tentatives inutiles que par un succès complet. Nous ne perdîmes pas, moi et Polumnie, un geste de cette scène originale, dont le mari savoura tous les détails, ayant pratiqué une ouverture au paravent. C’est ainsi que notre hypocrite se vengea, non par l’épée, mais par les armes de l’apothicairerie, de son adultère ; et c’est également ainsi, quoique par un procédé plus cruel, que Fulbert faisant mutiler Abeilard dans sa virilité, priva pour toujours l’inconsolable Héloïse des preuves de la tendresse de son passionné directeur.

Nous voulûmes fermer cette septième nuit par un coup d’œil rapide sous les toitures du palais Royal. En un clin d’œil nous fûmes à l’entresol du no 275… Mais quel pinceau assez hardi entreprendra de rendre cette scène libidineuse !… Au milieu d’un salon assez richement décoré, se voyaient dans une licencieuse confusion une douzaine de lits de plumes épars ; acteurs et actrices jonchés sur ce théâtre de licence annonçaient assez, par leur profond sommeil et leurs attitudes, que la chasteté n’avait rien moins que présidé à leurs premiers exercices. Des casques, des bonnets d’hussards, des uniformes de diverses nations, des sabres, des épées mêlés sur les fauteuils, avec des jupes, des plumes, des robes, offraient à la vue la plus singulière bigarrure, et les fumées d’une jatte énorme de punch n’indiquaient que trop dans quel genre de sobriété s’étaient passées les premières heures de cette orgie… La lassitude de la débauche et non du plaisir avait probablement mis un terme à ces bacchanales impies, et ces messalines plongées dans l’ivresse, abandonnaient sans réserve des appas que l’ivresse même rejetait…

Polumnie, révoltée de l’amas informe de tant de nudités, et de l’aspect impudique de tant de sexes divers, plutôt semblables à un champ de bataille, qu’aux bosquets d’Idalie, n’eut pas de peine à m’enlever de cette prétendue maison à parties fines, et je la dissuadai à son tour du dessein qu’elle conçut d’abord de jeter l’alarme dans ce bivouac ordurier qui ressemblait parfaitement à l’idée que les jeux et l’idolâtrie grecs nous ont laissée des fêtes du dieu Priape, lorsque des capanées impudiques portaient en triomphe et comme un objet de vénération publique, ce qu’il n’appartient pas à la pudeur de ma plume de désigner ici par son véritable nom, et ensuite enivrées par les libations des sacrifices, se faisaient un devoir fanatique de livrer à des priapées leurs adolescens attraits, et mettaient une espèce de défi et d’orgueil dans l’excès même de leurs dissolutions, de leurs attitudes déhontées, et de leurs mouvemens effrénés… On nous a parlé souvent, dans des fables historiques, des mœurs et de la liberté criminelle dans laquelle vivaient les Cafres, les Hottentots au milieu de leurs kraals barbares ; on nous a, dis-je, maintes fois présenté ces peuples, fils de la simple nature, comme une nombreuse famille d’incestueux, d’adultères, offrant enfin dans leurs mœurs dissolues et scandaleuses les plus grands excès de la volupté et même du libertinage ; mais sans recourir ici à Levaillant qui fut leur apologiste, ces peuplades, d’abord justifiées par l’ignorance épaisse où elles vivent, approchèrent-elles jamais, dans leurs amoureuses erreurs, des excès prémédités et calculés, des débordemens que nous avions sous les yeux au no 257 !… Le Cafre incestueux, le Hottentot adultère ignorent qu’ils commettent un délit positif ?… Mais ici, tout est arrangé, tout est combiné d’avance ; celle qui vous vend du plaisir à tant la pamoison, comme celui qui l’achète, sont dans le plus grand sang froid, au moment où ils passent ce scandaleux marché ; enfin je prétends dire ici que les tribus sauvages ne sont pas comme nous libertines, incestueuses avec connaissance de cause… Arrêtez-vous sur cet écart inconsidéré et peut-être déplacé de morale, interrompit Polumnie, vous êtes dans un singulier siècle, et surtout dans de plaisantes localités, pour exhaler ici votre colère pudibonde. — J’en conviens, Polumnie, je n’ai pu contenir un mouvement de dégoût plus fort que moi ; mais pour nous remettre les esprits un peu effarouchés du spectacle que nous avons maladroitement cherché, voyons au no 333 si nous serons plus heureux. À peine arrivés sur le seuil de cet autre couvent, et nous être rendus pour autrui insensibles à la vue comme aux sens, nous pénétrâmes aussitôt dans un cabinet assez élégamment meublé ; mais avant, nous nous amusâmes à enlever la toiture de la maison, comme on ôterait le couvercle d’une soupière, et un moment sous la forme d’anges ailés, à cheval sur un nuage, nous fîmes partout la lumière divine de notre lanterne sourde : un couvert richement servi en vaisselle plate était placé au milieu du cabinet, quatre chaises déjà approchées, deux candélabres chargés de bougies annonçaient assez que des convives en pareil nombre avaient ordonné ce nocturne repas, et que le triple dieu de l’amour, du vin et de la gastronomie, en devait faire les généreux frais. Asseyons-nous, dis-je à Polumnie, sur cette chaise longue, où sans doute nous n’attendrons pas longtemps le quatuor heureux qui doit ici s’évertuer… Je ne me trompai pas : un la bonne, éclairez ces messieurs, puis une voix qui s’efforçait de se rendre douce et caressante ajoutait : « Prends l’escalier à gauche, ma minette… Prends bien garde au pas ; donne-moi ta main, mon mimi… Vous verrez, nous sommes bien polissonnes… » Tout cela nous annonça la société qui montait l’escalier. Nous vîmes entrer un colonel d’hussards de la mort prussien, et un chef d’escadron russe, qui tous deux galamment accouplés avec deux belles nymphes de la galerie, paraissaient bien avoir été tout fraîchement recrutés au Pin… sentimental ; une joie secrète brillait sur la physionomie, de nos deux coquines qui, quoique assez belles et bien taillées, ne laissaient pas de porter, comme toutes, dans leurs allures et leurs mouvemens, un air de rouées fieffées ; on voyait enfin aisément combien elles étaient radieuses et contentes de leur proie… Ces messieurs couchent, dit l’une d’elles à nos militaires, vas ist das ? répondit le colonel prussien qui savait fort peu de français et encore moins l’argotage du métier de ces dames : mais bientôt le russe, qui entendait notre langue comme la sienne, et avait fait la campagne de 1814, leur répondit, par un mouvement de tête fin et enjoué, que ce n’était pas une question à leur faire, et se mettant à traduire en allemand, pour son camarade, ce qu’avait demandé notre beauté vénale, ce dernier aussitôt de s’écrier à vingt reprises, avec une force d’enthousiasme : ia, ia, ia.

J.-P.-R. Cuisin La Volupté prise sur le fait, 1815-Frontispice
J.-P.-R. Cuisin La Volupté prise sur le fait, 1815-Frontispice

On se mit à table et les garçons du restaurant voisin servirent : le repas se passa sans gaieté de propos, il est vrai, si ce n’est entre le russe et sa partenaire, mais en revanche les attouchemens les moins équivoques suppléaient aux charmes de la conversation, principalement du côté du colonel prussien ; cette brillante collation terminée par d’abondantes santés de liqueurs et de vins étrangers, les femmes de chambres de ces dames furent appelées d’un air digne pour les aider à se déshabiller… Cette aimable pudeur enfantine, ce je ne sais quoi charmant qui siége sur le front d’une femme honnête, même au sein de la plus aveugle ivresse, cette retenue délicieuse qui paraît défendre ses trésors les plus secrets, au moment où elle brûle elle-même de les livrer à son vainqueur, cette volupté qui ne se paye pas, ne fut conséquemment pas livrée par nos vendeuses de plaisirs ; au contraire, sans y être invitées, leur dernier vêtement vola sur les fauteuils, et c’est dans cet état qu’elles provoquèrent en combat singulier nos athlètes tudesques : l’affaire fut courte mais chaude : ces demoiselles avaient offert avant deux boucliers transparens et diaphanes (de ceux qui préservent des blessures cuisantes) ; mais ils furent refusés avec une noble confiance : le bain d’usage offert, deux lits somptueux reçurent les deux couples ; le sommeil, qui s’empara de leurs sens, nous faisant présumer, à juste raison, que la nuit de ce côté ne pouvait plus nous présenter rien de curieux, nous prîmes le parti de nous retirer, bien décidés, Polumnie et moi, de battre l’estrade dans la nuit suivante, que nous marquâmes d’avance sur notre Mercure galant ; sous le titre de


HUITIÈME NUIT DE PARIS.


À peine Polumnie m’aperçut-elle, le lendemain soir, Ah ! mon cher sylphe, me dit-elle, avec quel plaisir je vous revois. (Il est bon d’instruire mes lecteurs qu’ayant un grand besoin de repos de corps et d’esprit, j’avais passé la fin de cette dernière nuit (la septième) dans mon appartement et m’étais sagement privé, pendant ce faible espace de temps, des charmes de sa personne.) — Ne perdons pas un temps précieux, ajouta Polumnie, en prenant ses gants et son schal ; et, nous jetant dans un fiacre, nous arrivâmes rue de l’Échelle, où une intrigue de grisette nous attendait. J’en avais été averti le matin par un page de la cour d’Asmodée, prince des démons. Il était dix heures du soir lorsque nous vînmes à entrer chez Émilie, petite marchande de modes fort jolie du palais, qui demeurait rue de l’Échelle, au troisième étage, no 127. Quelle était bien dans le négligé galant qu’elle avait pris à dessein ! Son sein parfaitement arrondi annonçait, par ses palpitations soudaines et inégales, qu’elle attendait son amant, jeune aide de camp français. Une coquetterie inséparable d’un pareil moment avait présidé à la toilette d’Émilie ; sa coiffure, son ajustement, sa chambre, son lit parfaitement arrangés, des bouquets de fleurs placées sur les meubles, tout annonçait enfin qu’on attendait l’amour accompagné du plaisir… Il est bon qu’on sache qu’il y avait quelque temps que ce militaire lui faisait la cour ; c’était à la boutique de modes qu’il l’avait vue, pour la première fois, parmi deux haies de jeunes filles, au moment où, accompagnant sa sœur, il venait lui faire présent de quelques jolis colifichets… Le minois agaçant d’Émilie, sa petite cornette de Rosière de Salency, son tablier vert, tout en elle séduisit Solanges (c’est ainsi que se nommait cet aide de camp) ; et par certains messages de son jockei, messages toujours accompagnés de bonbons et de rubans, il en était venu au point d’obtenir un aveu et un rendez-vous qui devait couronner son bonheur. Émilie, au-dessus de son état, par les grâces de sa modestie, n’était pas de ces marchandes de modes qui brisent le carreau près duquel elles se trouvent placées, en sa qualité d’une des plus jolies, à force de faire des agaceries aux passans ; sa retenue exemplaire était citée comme un phénomène parmi toutes les marchandes de modes de la rue de la Ferronnerie, voire même des baraques de bois, et comme une vertu qui ne s’était jamais vue de mémoire de grisette. Le moment donc de rendre heureux l’homme qui avait touché son cœur, n’était pas pour elle, comme pour la plupart d’entre elles, celui d’une spéculation avantageuse, où elle concevait l’espoir de mettre à contribution son amant, de lui faire acheter de jolis chiffons, de jolis bijoux, et de le rendre tributaire de ses appas… Non, mon cher lecteur, Émilie était toute âme, et ne méditait, dans sa défaite, que des plaisirs délicats… Combien elle fut trompée dans son attente !… Et que les apparences sont trompeuses !… Solanges se fit enfin entendre dans les escaliers… Le cœur d’Émilie de battre avec une nouvelle force… Après les complimens, la galanterie d’usage en pareil cas, notre militaire, comme toute sa caste, assez expéditif en amour, voulut mettre la dernière main à son ouvrage, et, tout fier d’un cours de galanterie, d’une fidélité de quinze jours, en demanda impérieusement le prix. Ici, il se livra entre elle et lui un charmant combat entre la pudeur aux abois et l’amour entreprenant : bref, tout cela finit, après une défense très-héroïque de la part de la belle assiégée, par une capitulation où l’assiégeant entra dans la place mèche allumée, et, après avoir mis le feu partout où il pénétra, il fallut se rendre à discrétion, et si l’on combattit quelquefois encore, c’était pour provoquer un nouvel assaut, beaucoup moins douloureux pour une brèche déjà voluptueusement frayée… Cependant le feu de la place et de l’ennemi cessèrent, après des prodiges de valeur et avoir passé toute leur fureur l’un sur l’autre. Nous étions à épier, Polumnie et moi, le moment qui suit le triomphe d’un amant, moment de possession si délicat pour le beau sexe ; nous voulions, dis-je, savoir, pour le bonheur d’Émilie, si son vainqueur ressentait la reconnaissance de l’amour heureux et satisfait, lorsque tout, dans sa conduite, dans son maintien, nous annonça le contraire. Solanges, d’un air de glace, reçut à son tour les baisers de sa maîtresse, car c’est au moment qu’une femme n’a plus rien à donner, qu’elle prodigue ses faveurs ; autant nous étions tremblans avant de vaincre sa vertu, autant elle devient dépendante après l’avoir perdue dans nos bras. Solanges, froid, insignifiant, embarrassé de sa figure, et comme chargé du poids de tant de félicités, observa en balbutiant qu’il avait oublié qu’un rendez-vous assez important l’attendait au café des Mille Colonnes (alors il pouvait être onze heures et demie). Émilie, inquiète, pénétrant dans le ton de Solanges de la satiété et de l’ennui, lui fit de tendres reproches ; elle s’examinait elle-même, et, sans manquer de modestie, ne trouvant rien dans sa personne qui pût causer un refroidissement si prompt, elle ressentait déjà des regrets mortels de s’être imprudemment abandonnée à un amant qui n’avait su apprécier ni le prix de son cœur, ni celui de ses attraits. Enfin Solanges persista à vouloir sortir pour quelques instans, et ce fut baigné des larmes importunes de son amie qu’il sortit. Si nos bagues enchantées avaient pu alors punir l’ingrat de tant de cruauté, nous l’aurions volontiers châtié d’avoir méconnu à ce point les véritables délices de la tendresse ; mais j’ai déjà dit quelque part que la fée Sein d’amour avait singulièrement diminué à notre insu, dans l’entrevue que nous eûmes avec elle, Polumnie et moi, la puissance des charmes dont elle nous avait investis. Revenons donc à notre aide de camp : je me chargeai de le faire suivre par un de mes piqueurs aériens, il entra effectivement au café des Mille Colonnes, mais ce fut pour y faire des gorges chaudes, sanglantes, de la défaite toute récente d’Émilie ; elle était connue de son malin auditoire, composé de cruels étourdis, et, devenue le plastron de ces langues perfides, elle fut chansonnée par la suite par tout le monde modiste, avide de se venger d’une petite Clarisse Harlowe, qui faisait tacitement le procès des déréglemens de ses autres compagnes.

Solanges ne borna pas là sa méchanceté ; il est bon d’instruire à cet égard le public que notre infortunée marchande de modes n’était ni chez elle, ni dans ses propres meubles, mais bien dans la chambre et les meubles de son perfide amant, qui eut la cruauté de charger un de ses amis de se rendre chez elle, et engagea ce dernier à profiter de l’espèce d’indépendance où sa situation la mettait, pour tâcher de succéder à son bonheur, dont il était déjà fatigué ; ce plan peu généreux fut donc arrêté, et l’ami d’un déloyal militaire, empressé d’obtenir une conquête qui lui parut on ne peut plus facile au premier coup d’œil, vola chez Émilie : à peine entendit-elle du bruit qu’elle courut avec joie, avec précipitation vers la porte ; mais que devient-elle, lorsque, croyant voir revenir un amant adoré et repentant d’un caprice inintelligible dont elle avait été victime, loin de reconnaître ses traits chéris, elle entrevoit ceux d’un étranger qui lui sont parfaitement inconnus ? Émilie faillit tomber à la renverse ; mais se rappelant aussitôt le danger qu’elle pouvait courir avec cet inconnu, elle rassembla ses forces et sa présence d’esprit pour l’inviter froidement et d’un ton sévère à se retirer, malgré qu’il annonçât venir de la part de Solanges ; il eut beau répondre par une ironique plaisanterie, insulter dans Émilie aux faiblesses de l’amour, qu’il était indigne de faire naître, ce fut en vain, et ni la force qu’il chercha à employer, ni ses discours ne parvinrent à combler de honte celle qui méritait des ménagemens, si d’un autre côté elle avait perdu ses droits à l’estime : alors, furieux d’être ignominieusement éconduit, il changea de ton, et se déclara le propriétaire des meubles et le seul locataire d’un appartement qu’il avait bien voulu céder pour un caprice à son ami Solanges… À cette déclaration mensongère et astucieuse, notre aimable et intéressante grisette, habile à profiter du bruit qu’elle entendit alors chez ses voisines, déclara à son nouveau suborneur qu’elle prétendait sortir à l’instant d’un lieu infâme à ses yeux et qu’elle prenait en horreur depuis qu’un monstre comme lui venait de le souiller ; et au milieu du repentir qu’elle témoigna d’avoir tombé si imprudemment dans un tel piége, où sa sincérité s’était flattée de trouver amour pour amour, elle gagna la porte, l’ouvrit et, d’un pied leste et fugitif, s’échappa des mains du complice de son amant. Nous ne prîmes plus, ma belle Polumnie et moi, aucun intérêt à ce vil personnage, toutes nos tendres inquiétudes se tournèrent vers Émilie, et sans l’efficacité de nos philtres, nous l’aurions perdue de vue, à cause de l’extrême rapidité de sa course ; mais nous l’eûmes bientôt atteinte au magasin de modes où elle eut l’idée de retourner : on y veillait encore pour une parure fort élégante destinée à une femme entretenue par un prince étranger ; ainsi elle put trouver asile près d’une amie à qui elle conta ses chagrins, et qui eut, malgré son sexe, la générosité d’essuyer ses larmes, quoique ce fussent celles d’une femme jolie. Nous sentîmes qu’il était juste d’indemniser et même de récompenser une héroïne de roman aussi malencontreuse dans ses amours ; aussi obtînmes-nous le lendemain, pour Émilie, des bontés de la fée Sein d’amour, à qui nous contâmes l’aventure, la main d’un brave épicier de la rue Mouffetard, dont l’étendue d’esprit était, il est vrai, facile à mesurer, mais qui ne pouvait pas manquer de la rendre beaucoup plus heureuse que ne l’auraient jamais pu faire tous les aimables Ellevious militaires des armées françaises… Cette pièce semi-galante, semi-dramatique, étant donc terminée, nous voulûmes connaître les secrets nocturnes des mœurs clandestines d’une riche marchande de la rue de Richelieu, qui faisait retentir tout son quartier de l’éclat imposteur de sa prétendue vertu : à cet effet, pour voyager plus lestement, il vint à l’idée de Polumnie de nous affubler d’ailes artificielles, selon le conseil que nous avait quelquefois donné la fée Sein d’amour ; ces ailes, brillantes comme la queue d’un paon, avaient la rapidité de l’éclair, et ne nous mettaient pas dans la nécessité de prendre des moyens communs pour nous porter sur les points où notre curiosité nous appelait ; il est vrai que nous avions à redouter de devenir deux autres Icare : cependant après avoir pris toutes les précautions inimaginables, et avoir doublé la dose de nos charmes et de nos enchantemens, nous prîmes un vol audacieux sur les toitures de la rue de Richelieu, en un clin d’œil nous fûmes arrivés ; à peine si l’aigle altier aurait pu nous égaler dans notre vitesse. Polumnie, munie du poinçon nécessaire à tenir sur nos tablettes la relation de nos caravanes aériennes, mit de suite le pied sur l’asile de la fausse prude que nous voulions démasquer ; en une seconde, par l’attouchement d’un de mes anneaux, la toiture de la maison fut enlevée, comme on enlèverait par exemple, avec dextérité, la croûte d’un pâté ; et nous voilà aussitôt maîtres de savoir les secrets les plus subtiles des amours hypocrites de notre belle marchande. Il pouvait être deux à trois heures du matin : madame, dans un négligé galant, mais vêtue, on ne peut plus légèrement, d’un élégant peignoir garni en dentelles, parcourait alors avec inquiétude ses appartemens : tout, à son exception, paraissait dans la maison enseveli dans un profond sommeil, et, trop prudente pour mettre un tiers dangereux dans sa confidence, elle paraissait s’être seule chargée du soin et des apprêts de son bonheur : deux lits fort riches figuraient dans une alcove parfaitement décorée ; et nous jugeâmes, avec raison, que son époux était alors absent pour des affaires de commerce ; c’était donc l’heureux à propos des amours adultères… Notre héroïne ne laissait pas, dans ses allées et venues, de se porter souvent vers une sorte de grand rideau vert frangé, et de l’écarter tant soit peu ; et cependant il ne me parut pas, au premier coup d’œil que me permit de donner ma lanterne sourde, qu’il y eût derrière ce rideau quelque croisée ou quelque fausse porte… Mais je m’étais grossièrement trompé, car une boiserie, qui paraissait immobile, n’était qu’une pièce très-ingénieuse de rapport, qui pivotait sur ses gonds et, faisant face à un autre escalier, donnait passage à l’amant favorisé : le sien entra à pas de loup et murmurant de ce qu’un commis de la maison, son voisin, était acharné à lire un roman ; sa porte, disait-il, qu’il avait laissée ouverte, ne lui avait pas permis de se hasarder à ouvrir la sienne et à descendre vis-à-vis de ce commis qui l’aurait infailliblement reconnu, de sorte qu’il lui avait fallu attendre que ce lecteur infatigable dévorât jusqu’au dernier chapitre de ses héros imaginaires, pour qu’il pût sans danger entreprendre lui-même d’être exact au rendez-vous qu’il avait reçu : notre belle hypocrite lui sut un grand gré des soins scrupuleux qu’il prenait de sa réputation, et plusieurs baisers sur la bouche le récompensèrent aussitôt de la faction ennuyeuse qu’il avait dû faire ; l’un et l’autre, dans la toilette la plus leste, ne firent qu’un pas de cette première entrevue au dernier degré du délire, et comme nous ne nous étions pas fixés dans le principe de cette perquisition, n’ayant d’autre but que de connaître au juste une fausse vertu, et de l’en punir un jour en divulguant la vérité, nous laissâmes nos deux amans s’escrimer à leur aise, voulant fermer cette laborieuse et huitième nuit par un simple coup d’œil sur deux jeunes époux mariés du jour même et dont les noces avaient été faites avec le plus riche appareil. C’était sur le boulevard Italien : sans doute, dis-je à Polumnie, l’amour ne sera pas ici encore endormi ; au contraire, c’est le moment où, à l’issue d’un grand souper de famille, la mère, après avoir donné un baiser à sa fille, lui avoir communiqué les instructions et les conseils d’usage, l’abandonne à la discrétion d’un amant, d’un époux qui vient d’acquérir aux pieds de l’autel des droits divins sur une virginité déjà immolée par avance dans les clauses d’un parchemin notarié : la fleur de l’hymen (pretium defloratæ virginitatis) a été le principal pivot sur lequel a roulé tout le traité conjugal ; il faut cependant convenir que l’article de la fortune n’a pas été oublié : fort bien, m’écriai-je, enchanté des ouvertures d’un spectacle qui nous promettait des accessoires et des détails si piquans…, tout va à merveille, et si d’un côté les douces larmes d’une virginité aux abois, le sang plus précieux de ses prémisses teint de pourpre la couche nuptiale, que de délices suivront ces premiers momens inévitables de douleur !!… Ô hymen ! pourquoi ta première nuit de délices ne ressemble-t-elle pas aux autres et que le premier fruit que tu nous offres bientôt est l’ennui de ta légitime et commode uniformité !… Mais revenons à nos époux samnytes. J’ai déjà dit plus haut que la mère, après avoir encouragé la timidité de sa fille, l’avoir laissée à son destin, et avoir répété mille fois à Zoé (c’est ainsi que se nommait notre aimable vierge) « que ce ne serait rien, qu’elle se faisait des monstres de tout », et enfin l’avoir consolée de mauvaises plaisanteries accoutumées que quelques-uns de ses oncles lui avaient faites au souper sur les épreuves du sang, de l’eau et du feu, par lesquelles il lui fallait passer cette nuit, la quitta pour la livrer aux transports de son amant… Nous fûmes effectivement témoins oculaires et auriculaires des protestations de la plus vive tendresse, des discours les plus délicats. Le jeune homme avait de l’âme, de l’esprit, de la jeunesse et de la figure, et, à tous égards, était digne de l’objet charmant que le sort avait mis à sa disposition ; mais ces transports, ces marques d’attachement se passaient cependant en vains discours… Point d’action, point d’effet, point d’empressement ou plutôt d’ardeur, selon l’usage, à enlever à la beauté des vêtemens toujours importuns en pareil cas ; c’était l’amour platonique et respectueux d’un amant qui n’a aucuns droits, et qui, fidèle observateur de ce qu’on aurait exigé de lui dans quelque convention mystérieuse, se fait une vertu de ne point transgresser les ordres de sa maîtresse : quel rôle, quel maintien embarrassant pour la pudeur, la délicatesse d’une jeune fille, qui, désirant secrètement connaître au vrai tous les mystères du mariage, dont ses compagnes au couvent n’ont pu jamais que lui donner des idées imparfaites, ne peut cependant faire les premiers frais, les premières avances, et attend le signal du plaisir pour le partager elle-même !!… C’était, cher lecteur, la position douloureuse de Zoé : Polumnie et moi en étions affligés pour elle au-delà de toute expression, et, pour peu, nous allions faire agir quelque stratagême de nos enchantemens ; mais, réfléchissant que nous nous enleverions à nous-mêmes le plus piquant de cette scène, nous nous déterminâmes à laisser aller les choses selon leur cours naturel, sans y faire rien entrer de surhumain ni de magique.

Pauvre Zoé ! quel sort terrible t’était donc réservé par le génie malfaisant de l’hymen !… Son époux, au milieu de caresses qui n’étaient plus devenues que froides et insignifiantes, et sans avoir rien dérangé à la toilette de sa femme, prend tout à coup un air sombre qui lui est impossible de dissimuler davantage : paraissant souffrir d’une contrainte, qu’il s’est faite depuis long-temps à lui-même, ainsi que du poids d’un secret affreux que son amour propre a constamment caché à sa famille, il semble en ce moment succomber à l’horrible nécessité de le divulguer. Tout à coup nous voyons cet infortuné jeune homme quitter la main de son épouse, qu’il ne tenait plus dans les siennes qu’avec un visage égaré et des yeux hagards, puis lui donnant, lui disait-il, un dernier baiser, la regardant fixement avec l’air du désespoir, il lui adresse ces paroles énigmatiques pour elle : « Je puis t’adorer et ne puis te le prouver, puisque je suis mort pour l’amour ; reçois mon dernier soupir, je ne puis survivre à l’horreur d’être ton époux, sans jamais le devenir en effet… » Alors il disparut d’un pas précipité, laissant Zoé baignée de ses larmes et ne comprenant rien à une originalité à la fois si pénible et si inintelligible pour son innocence et son précieux défaut d’expérience : mais son malheureux époux, que nous eûmes la douleur de suivre dans toute son action, se jetant sur une paire de pistolets, après avoir cacheté une lettre, d’un cachet noir, qui portait pour adresse, À Zoé, en arme un, et, un genou en terre, termine ses jours par un affreux suicide… Quel coup terrible pour son amante, veuve de quelques heures et passant en un moment de l’autel au trépas de son époux !!… Au même instant toute la maison est en rumeur : quel est le motif de ce coup épouvantable, et que deviennent les deux familles, Zoé même, à l’aspect du corps sanglant d’un gendre, d’un fils !… On décachète avec empressement le billet fatal à Zoé : que contenait-il enfin ? Polumnie et moi le savions déjà par la puissance de notre encre sympathique et d’un grimoir infernal qui ne nous quittait pas.

Voici, en propres termes, le contenu de ce mortel billet :

« Chère et infortunée Zoé, l’effet d’un amour propre bien condamnable, mais que je n’ai pu vaincre, m’a fait porter l’audace jusqu’à accepter ta main, malgré que la nature m’eût toujours privé du bonheur de pouvoir devenir ton époux ; il m’en coûtait trop de faire ce honteux aveu à ta famille, à la mienne, et leur indiscrète chaleur à précipiter une union dont les liens ne pouvaient jamais se serrer, a mis le comble à nos malheurs ; je ne puis survivre à l’humiliante confession que je viens de te faire… Plains-moi, Zoé, plains ma mémoire, et porte à un autre mortel plus heureux que moi un trésor dont n’a pu jouir le trop infortuné

» Saint-Ange. »

Voilà donc pour les deux familles le mot de cette horrible énigme trouvé, mais pour Zoé, toujours la même obscurité régnait dans son infortune et son extrême ingénuité ; son ignorance absolue ne pouvait comprendre qu’un homme pouvait ne pas l’être… La suite nous apprit que, mariée en secondes noces, et après s’y être parée d’un bouquet virginal qui n’avait pu être fané en aucune manière lors de l’événement désastreux des premières noces, elle connut enfin, dans les plus grands détails, les effets et les causes qui l’avaient privée la première fois du véritable titre d’épouse ; et, tout en plaignant le sort de l’impuissant Saint-Ange, elle l’approuva, comme le feront toutes les femmes, de s’être résolu à quitter le théâtre de la vie, puisqu’il ne pouvait jamais participer aux joies de ce monde.

Nous nous empressâmes de quitter cette famille en proie à la plus juste douleur ; nous ne pouvions y apporter aucun remède. Je passai le reste de cette nuit si fertile en événemens, non pas à écrire des billets dans le stile de celui de Saint-Ange à Zoé, mais plutôt en prouvant à Polumnie, par les témoignages réitérés de mon amour, que j’étais bien digne d’être son époux, et que rien ne me manquait enfin pour m’acquérir sur elle tous les droits de l’hymen. Nous consacrâmes la journée au repos, et ce ne fut que le soir, fort tard, que nous commençâmes, sous les doubles auspices de la folie et du plaisir, les travaux ambulans de la


NEUVIÈME ET DERNIÈRE NUIT
DE PARIS.


Quelles précieuses archives, pour le bureau des mœurs et la police secrète de Paris, que ce journal !… Quelle mine féconde s’ouvre d’elle-même aux limiers, inspecteurs et agens de sûreté !… Que de peines nous seraient épargnées, les entends-je dire, si nous avions aux épaules les ailes de ces deux Icare modernes, et surtout les anneaux enchantés de la fée Sein d’amour !!… Il ne nous faudrait pas, comme à présent, battre le pavé, nous introduire furtivement dans des maisons publiques ou privées, où notre courage paie souvent les excès de notre curiosité à connaître l’esprit public et les incestes clandestins… Nous en convenons, mais comme eux, nous n’en abusons pas quelquefois, et ce n’est que pour le plaisir et la dissipation que nous développons nos ailes ; nous effleurons les objets, et, en légers papillons, nous parcourons un parterre émaillé de fleurs, sans prétendre en recueillir un suc malfaisant. — J’aime les exordes courts, interrompit ici Polumnie ; laissez donc cette petite préface oiseuse, et venez avec moi : j’ai découvert ce matin, par la science de ma cabale, des liaisons fort plaisantes qui se passent rue de l’Ancienne Comédie française, entre une petite actrice sans renommée, et son entreteneur plus que sexagénaire : il était dix heures du soir lorsque Polumnie me fit cette comique communication. Allons, partons, lui dis-je, la nuit est belle, étoilée, et nos ailes artificielles… Non, mon cher sylphe, repartit Polumnie, ne nous en servons pas ; il nous suffira d’un bouton aimanté, pour nous glisser entre les rideaux de l’appartement de notre jolie prêtresse de Thalie, et, pourvu que vous me répondiez que vous ne troublerez pas la scène par un rire indiscret, je vous promets l’épisode le plus divertissant que vous ayiez jamais vu : introduits près d’une embrasure de l’appartement de Foloé (ce sera le nom idéal que nous donnerons à notre actrice, pour nous reconnaître dans notre narration), nous l’aperçûmes promenant habilement ses jolis doigts en fuseaux sur le clavier d’un riche clavecin ; un beau jeune homme l’accompagnait sur son violon : ce couple aimable charmait les oreilles par les accords parfaits d’une musique délicieuse. Cet aspect, tout agréable qu’il était, ne prêtait pas à rire, et j’en fis l’observation à Polumnie… — Attendez donc, me dit-elle, monsieur l’impatient ; un moment de répit, et la scène changera sans doute… En effet, au milieu de ce charmant duo se fit entendre bientôt, dans l’antichambre, la voix rauque et cassée d’un vieillard, et telle à peu près que celle que Potier, ce spirituel acteur, fait remarquer dans le ci-devant Jeune homme, lorsqu’il assure Labranche, son valet de chambre, « qu’il s’est amusé extraordinairement. » Quel trouble aussitôt ! quelle terreur s’empare de Foloé !… Voilà son état, toute sa fortune compromise, si l’ami du cœur est découvert par le payant… Cependant ils n’ont que très-peu de temps pour délibérer ; les momens sont précieux, il faut prendre vivement un parti… — Mais où diable cacher le beau jeune homme ?… dans un cabinet, dans une armoire, dans la cheminée, dans l’alcove, sous le piano ?… Mauvais moyens ; le vieillard, comme celui du Barbier de Séville, est fin, soupçonneux, et regarde partout… Je vous le donne en mille, cher lecteur, et vous, charmante demoiselle qui nous lisez, dites-moi donc où vous auriez, en pareil cas, soustrait votre amant à toutes recherches… Je ne veux pas vous faire davantage languir… Pendant qu’une soubrette fine, pénétrante, et qui avait parfaitement su présumer le danger où se trouvait sa maîtresse, retenait le vieillard par des questions prolixes et toutes les ruses nécessaires pour retarder sa marche, Foloé faisait déshabiller son amant, et lui faisant prendre la place d’un Appollon de plâtre coloré et de grande dimension, placé dans un enfoncement de l’appartement sur un piédestal, elle lui plaçait sur la tête un chapeau, sur les bras des schals et autres parties d’habillement, qu’elle était dans l’usage, elle et sa femme de chambre, de jeter sur cette prétendue statue ; la véritable avait été brisée depuis peu de jours, le vieux jaloux l’ignorait ; de sorte que son esprit soupçonneux, mal secondé d’ailleurs par sa vue basse et la clarté vague des lumières, ne pouvait se douter ici d’aucune substitution ni d’aucune supercherie ; les habits de notre beau jouvenceau furent cachés dans la garde-robe ; la femme de chambre aida parfaitement Foloé dans tout ce manége, qui ne prit pas le temps que je mets à le décrire, et notre friponne se remettant avec un grand calme à son piano, et feignant d’étudier un passage difficile, ne répondit que d’une manière dégagée aux avis et au ton grognard de son aïeul, qui se plaignit fort amèrement de son impolitesse, des propos imposteurs de la soubrette, et termina sa mercuriale en jetant un soupçonneux coup d’œil dans toutes les parties de l’appartement ; il ne manqua pas de citer la corruption du siècle, et la malice des femmes… Foloé lui demanda alors froidement s’il n’était venu que pour gronder ?… Vous voyez bien que non, ma mignonne, lui repartit notre vieux barbon en se radoucissant, et commençant à se persuader que sa jalousie n’avait aucun fondement. Aussitôt, se débarrassant du poids d’un grand panier d’osier qu’il portait au bras, il fit un étalage des objets qu’il contenait et qu’il destinait à sa maîtresse ; c’étaient les pièces les plus fines du magasin de Corcelet, telles que pâté d’Amiens, poulardes truffées, truites, chocolat de santé, ananas, et liqueurs des îles. Il est bon que le lecteur sache à cet à propos, que notre sexagénaire, quoique d’ailleurs épris des appas de sa comédienne, ne lui trouvait pas ce degré d’embonpoint qu’il aurait voulu en elle : bien faite, mais un peu mince en général, Foloé n’offrait pas aux amateurs d’une robuste santé des formes tout à fait rebondies, elle était délicate, et sa personne enfin ne livrait à la main d’un voluptueux que le stricte nécessaire, et sans qu’on puisse la taxer du défaut de maigreur, elle était loin de présenter dans ses délicats attraits ces massifs de chair, cette rotondité à laquelle voulait à toute force la faire atteindre notre vieux libertin ; il l’eût trouvée adorable, parfaite, si elle eût été un peu plus grasse, et, pour parvenir à son but, sa fortune considérable lui permettait d’épuiser les magasins de comestibles de tout ce qu’il y avait de plus rare et de plus délicieux pour engraisser son idole qui, comme le tonneau des Danaïdes, restait toujours au même point. Foloé sourit à la vue de tous ces présens, appelle sa femme de chambre pour les enlever, et cela sans témoigner aucune reconnaissance, puisqu’elle n’ignorait pas qu’ils lui étaient faits par la manie et par l’égoïsme d’un vieux débauché qui la traitait ici comme un animal purement destiné à ses plaisirs : de temps en temps elle jetait un coup d’œil sur l’Apollon qui, les bras étendus comme le demi-dieu qui vient de tuer le serpent Piton, se trouvait très-fatigué de cette posture gênante, et aurait bien voulu pouvoir abréger la damnable visite de son damnable rival. Il n’en était pas décidé ainsi dans les destins de la galanterie ; notre héros suranné voulut jouir de ses droits, ou plutôt du fruit de ses grandes dépenses, et se préparant aux détails d’une toilette de nuit, il exigea que Foloé en fît autant ; c’est inutilement qu’elle voulut s’excuser sur une petite indisposition de femme, il n’en tint pas compte ; il fallut, sous les yeux d’un amant, que l’Aurore se jetât dans les bras de Titon ; mais avant d’arriver à ce terme, que de particularités humiliantes pour Foloé !… La manie de son entreteneur était de s’attacher un ruban rose au bras, et, à peu près nu, de faire le manége dans l’appartement, sous la direction de son amie qui le conduisait en laisse ; ce moyen bizarre servait de puissant véhicule à son imagination et lui faisait obtenir un degré d’énergie dont Foloé devenait bientôt la victime… Nous disons victime, car sous les yeux d’un amant, combien son amour propre dut souffrir d’une pareille situation !… Pour en sortir plus tôt, elle se vit forcée de prendre l’unique moyen qui lui restait, ce fut celui de redoubler d’une feinte ardeur, et mettant bientôt à bout les forces usées de cette vieille caricature, elle parvint à le congédier, lui-même, charmé des marques d’une complaisance qu’il n’avait jamais rencontrée en elle : aussitôt notre Apollon de s’animer et de descendre de sa niche. Foloé eut beau lui représenter que son existence était attachée à la fidélité de cet original, notre pauvre statue ressentit un tel dégoût pour de pareilles bassesses de la part de son amie, que la cupidité seule dirigeait, qu’il la quitta en l’accablant de marques de mépris. Ainsi finit cette singulière scène.

Nous nous empressâmes de nous retirer, en riant aux éclats, ce qui ajouta au mortel déplaisir de Foloé qui ne pouvait jamais se rendre compte d’un bruit si extraordinaire. Il fut décidé entre Polumnie et moi que nous bornerions à cette neuvième et dernière nuit le cours de nos mystérieuses expéditions, et que nous nous rendrions aux instances nouvelles et réitérées de la fée Sein-d’amour, vis-à-vis de laquelle nous ne voulions pas enfin nous rendre indiscrets. Nous nous retirâmes donc, après avoir pris cette décision et avoir révoqué les ombres protectrices de la fée ; effectivement, à peine fus-je enseveli dans le premier sommeil, après avoir souhaité le bonsoir à Polumnie, que la fée Sein d’amour m’apparut dans mes songes sur un char éclatant de rubis et de bagues enchantées. Tu as vu dans les Nuits de Paris, les choses telles qu’elles sont, me dit-elle, c’est assez te laisser la supériorité d’un demi dieu ; rends-moi donc, suivant mes derniers avertissemens, les charmes que je t’ai confiés, et reprends toutes les illusions d’un simple mortel, elles font l’unique bonheur de son existence… À ces derniers mots, la fée disparut, je me retrouvai sans magie entre les bras de Polumnie, et depuis, bornés à nos seules amours, nous ne pouvons plus divulguer davantage les bigarrures des amours et de la galanterie de la capitale.


FIN.