La Vraie Histoire comique de Francion/Avant-propos

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A. Delahays (p. 1-10).



AVANT-PROPOS


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Chez nous, le véritable roman de mœurs date de Francion. C’est là que, pour la première fois, se trouve nettement accusée la préméditation de peindre la société telle qu’elle est, de flageller des ridicules et des vices contemporains. Jusqu’alors, on n’avait guère songé à prendre sur le vif que les moines et autres papelards. Charles Sorel, lui, nous fait monter tous les degrés de l’échelle sociale. Son héros est un coureur d’aventures pour qui il n’y a qu’un pas de la rue de Glatigny au Louvre. Courtisans et courtisanes, tire-soie et tire-laine, coupe-bourses et coupe-jarrets, pages et rustres, orfévres et marchands d’orviétan, procureurs et sergents, écoliers et pédants en us, poëtes et épistoliers, tout ce monde bariolé parle et s’agite autour de nous, non comme des pantins auxquels l’auteur prêterait une voix et dont il ferait mouvoir les fils, mais comme des personnages de chair et d’os. Foin de la fantaisie ! nous sommes en pleine réalité. Qu’importe s’il se rencontre des physionomies quelque peu chargées en couleur ? La vie est sous l’enluminure, et sur la plupart des masques on peut mettre un nom. C’est ce que nous faisons, à mesure que l’occasion s’en présente, principalement dans le cinquième livre, qui abonde en renseignements curieux sur les gens de lettres de l’époque :

La scène est transportée chez un libraire de la rue Saint-Jacques, dont la boutique est une officine où se fabriquent les réputations du jour. Le cénacle est rassemblé : voici des auteurs de toute sorte et de tous grades.

Celui-ci élabore lentement un ouvrage qui, depuis longtemps annoncé avec fracas, attend, pour se produire, que l’admiration anticipée dont il est l’objet soit arrivée au diapason voulu. Un gentilhomme, auquel il est dédié, s’est chargé d’en préparer le succès à la cour, et s’acquitte de son rôle de claqueur comme s’il était de moitié dans le chef-d’œuvre. De plus, des légions de poëtereaux s’abattent aux pieds du fétiche et l’enivrent de leur encens : « Il y en a qui semblent être gagés du Roy pour donner des vers à tous les auteurs du temps. L’on voit leurs noms par tous les livres ; et sans cela leurs œuvres ne seroient pas imprimées, car elles ruineroient les libraires. »

— Celui-là, d’un caractère plus tranché que le précédent, aspire franchement « à la tyrannie, » et grommelle en caressant ses moustaches en croc : « Il y a encore de petits esprits rebelles qui ne sont point venus faire la révérence ; ce sont de petits comtes Palatins qui ne veulent pas reconnoître leur empereur ; mais je les ferai bien venir à la raison. »

— Cet autre, qui est un épistolier de profession, et qui est drapé à la Balzac, réclame un silence religieux et lit une lettre fraîchement sortie de sa plume, « la plus extravagante et la plus impertinente qu’on puisse trouver. » Il articule « les mots avec un ton de comédie et semble mordre à la grappe. » Ses « auditeurs allongent un col de gruë et à tous coups, avec une stupéfaction et un ravissement intrinsèque, roulent les yeux en la tête comme un mouton qui est en colère ; le plus apparent d’eux à chaque période s’écrie : « Que voilà qui est bien ! » Et la même exclamation de s’échapper successivement de toutes les bouches. On croirait être à cet écho de Charenton qui répète sept fois ce que l’on a dit. » Mais ces applaudissements ne sont que prêtés : il faut les rendre.

— Après l’épistolier, c’est le tour d’un poëte qui fait ronfler les plus brillantes métaphores et s’arrête entre les stances pour donner à l’admiration le temps d’éclater.

Les lectures achevées, une grande discussion s’ouvre sur des questions de grammaire et de prosodie. On se demande, entre autres choses, si l’on doit dire : « Il eût été mieux, ou il eût mieux été ; » si l’on peut faire rimer « Saint-Cosme avec royaume. » Difficultés qui demeurent insolubles. De guerre lasse, l’illustre compagnie se rend à la Croix-de-Lorraine ou dans tout autre cabaret ; et là, entre les pots, la discussion se termine par «  de bons mots de gueule. »

En résumé, Francion est un document précieux, non-seulement pour l’histoire littéraire, mais aussi pour l’histoire des mœurs, des usages et des modes du dix-septième siècle[1]. Nous ne nous appesantirons pas sur ce dernier point ; nous laisserons au lecteur le soin de l’apprécier chemin faisant. Il est inutile de montrer du doigt ce qui saute aux yeux. L’échantillon que nous venons de donner suffit comme avant goût de l’œuvre.

Ainsi que nous l’avons dit ailleurs[2], l’entrée en matière du Roman comique et du Roman bourgeois est une entrée en campagne. C’est la révolte de l’esprit gaulois contre le bel esprit, une manière de fronde dont Honoré d’Urfé est le Mazarin. Mais il est bon de constater que Sorel est descendu dans la lice vingt-neuf ans avant Scarron, et quarante-quatre ans avant Furetière. C’est à lui que revient l’honneur d’avoir ouvert le feu contre l’Astrée et les romans à la suite. Le début de Francion ressemble à une fanfare : « Nous avons, dit Sorel, assez d’histoires tragiques qui ne font que nous attrister ; il en faut maintenant voir une qui soit toute comique et qui puisse apporter de la délectation aux esprits les plus ennuyés. » Et ce que l’auteur promet, il le donne avec usure. À force de vouloir s’éloigner des fadeurs à la mode, il tombe dans des gaietés rabelaisiennes ; écarts regrettables, mais qu’on ne pourrait, sans injustice, lui imputer à crime. N’est-ce pas le propre de toute réaction de dépasser le but proposé ?

Du reste, on dirait que Sorel ne se laisse aller à de telles licences que pour se créer des textes de sermons. Il est peu de chapitres où il ne lui arrive de monter en chaire pour fulminer contre la dépravation des mœurs[3]. Citons un exemple. Il s’agit d’une drôlesse de l’âge et du métier de la Macette de Régnier ; cette drôlesse, qui a nom Agathe, a eu pour gouvernante une ribaude dont elle esquisse ainsi le portrait : « Pour ne vous point mentir, il n’y avoit aucun scrupule en elle, ni aucune superstition… Elle ne sçavoit non plus ce que c’étoit des cas de conscience qu’un topinambour ; parce qu’elle disoit que, si l’on lui en avoit appris autrefois quelque peu, elle l’avoit oublié, comme une chose qui ne sert qu’à troubler le repos. Souvent elle m’avoit dit que les biens de la terre sont si communs, qu’ils ne doivent être non plus à une personne qu’à l’autre ; et que c’est très-sagement fait de les ravir subtilement, quand l’on peut, des mains d’autrui : Car, disoit-elle, je suis venue toute nue en ce monde, et nue je m’en retournerai ; les biens que j’ai pris d’autrui, je ne les emporterai point ; que l’on les aille chercher où ils sont, et que l’on les prenne, je n’en ai que faire. Hé quoi ! si j’étois punie après ma mort pour avoir commis ce qu’on appelle larcin, n’aurois-je pas raison de dire à quiconque m’en parleroit que ç’auroit été une injustice de m’avoir mise au monde pour y vivre, sans me permettre de prendre les choses dont on y vit ? » Agathe, qui a pratiqué ces excellentes maximes et a mené joyeuse vie, se plaît à conter des historiettes galantes, hérissées de détails scabreux. Et l’auteur de couronner le tout par les réflexions suivantes : « Nous avons vu ici parler Agathe en termes fort libertins ; mais la naïveté de la comédie veut cela, afin de bien représenter le personnage qu’elle fait. Cela n’est pas pourtant capable de nous porter au vice, car au contraire cela rend le vice haïssable, le voyant dépeint de toutes ses couleurs. Nous apprenons ici que ce que plusieurs prennent pour des délices n’est rien qu’une débauche brutale, dont les esprits bien sensés se retireront toujours. » Comment ne pas amnistier des gravelures qui se couvrent de motifs aussi triomphants ?

Malgré les nombreux correctifs introduits dans son œuvre, Sorel n’a jamais cessé d’en décliner la paternité. Historiographe de France, il eut jusqu’à la fin la pudeur de son état. La première édition de ce livre, qui est de 1622[4], est intitulée : Histoire comique de Francion, fléau des vicieux. Presque toutes les autres éditions portent ce titre uniforme : La vraie histoire comique de Francion, composée par Nicolas de Moulinet, sieur du Parc. C’est toujours sur le compte de ce fantastique « gentilhomme lorrain » que Sorel met son péché de jeunesse (il avait environ vingt-trois ans en 1622). Nous lisons dans sa Bibliothèque françoise[5] : « On tient que ce peut être lui (Sorel) qui a composé une Histoire comique remplie de choses qu’il inventa et d’autres qu’il avoit ouï dire ; mais quelques personnes sçavent assez qu’on a confondu ceci avec un livre du sieur du Parc, auteur de ce temps-là, qui y a mêlé des contes fort licencieux, et que d’autres encore y ont travaillé. Cet ouvrage n’est ni meilleur ni plus digne d’être approuvé pour avoir été imprimé quantité de fois en l’état qu’il est, ni pour avoir été traduit en quelques langues. Il ne se trouvera point aussi qu’il ait été imprimé par les soins ou par les ordres de celui à qui on l’attribue, et il ne doit point répondre des fautes d’autrui. Depuis un grand nombre d’années, ceci a été abandonné aux libraires, qui y ont ajouté faute sur faute. Il se trouve quelques contes qui sont assez agréables ; mais il seroit à souhaiter qu’on n’y eût point mêlé des choses qui offensent les âmes pures[6]. » Ce désaveu est des plus entortillés ; en le pressant bien, on pourrait en tirer un demi-aveu. Ne semble-t-il pas, en effet, ressortir de cette citation que Francion n’est rien moins qu’étranger à Sorel ? Les « quelques contes qui sont assez agréables, » voilà sa part ; le sieur du Parc « y a mêlé des contes fort licencieux, et d’autres encore y ont travaillé ; » voilà pour le reste.

Sorel dit ailleurs : « Pour un livre qui ait la vraie forme d’un roman, on nous met en jeu l’Histoire comique de Francion, laquelle a été imprimée pour la première fois il y a plus de quarante ans et qui semble autorisée, en ce que depuis si longtemps plusieurs se plaisent autant à la voir que le premier jour, après plus de soixante impressions de Paris, de Rouen, de Troyes et d’autres lieux, outre qu’elle a été traduite en anglois, en allemand et en quelques autres langues. On croit que ce soit là un préjugé pour elle ; néanmoins on peut dire que les peuples s’abusent souvent ; que les choses qui les divertissent sont celles qu’ils aiment le mieux, sans prendre garde à leurs défauts, et qu’il y a quantité de livres fort méchans que l’on imprime beaucoup de fois. Quelques gens sages et retenus ne manquent point de condamner le livre dont nous parlons… On peut répondre que, lorsqu’il fut fait, il étoit le plus modeste d’entre les livres facétieux ; qu’alors le Parnasse satirique, la Quintessence satirique, le livre intitulé le Moyen de parvenir, et quelques autres semblables qui étoient entre les mains de beaucoup de gens, se trouvoient remplis de paroles impudiques, au lieu que celui-ci étoit plus retenu, et que, s’il pouvoit blesser par le sens et par l’imagination de certains lieux, au moins son langage étoit dans des termes honnêtes, et que ceux qui ne le lisoient point à mauvaise intention n’y voyoient rien de fort nuisible ; que si, depuis, la mode étoit passée de tels livres envers quelques personnes, celui-ci leur a paru trop libre, on n’a pas sçu empêcher pourtant le cours d’un ouvrage que d’autres gens aiment bien de la sorte qu’il est, tellement qu’on en a réitéré les impressions ; qu’à en parler sainement il n’y a rien là que des descriptions naïves des vices de quelques hommes et de tous leurs défauts, pour s’en moquer et les faire haïr, ou de quelques tromperies des autres, pour nous apprendre à nous en garder ; que, si quelques scrupuleux du siècle y trouvent à redire, ils doivent penser que cela n’a pas été fait pour les personnes qui veulent vivre dans une retraite religieuse, et qui n’ont aucun besoin de sçavoir ces choses, mais que cela est pour ceux qui, ayant à demeurer dans le monde, ont besoin de sçavoir ce qui s’y fait, afin de se déniaiser[7]… » Chacune de ces lignes est une révélation ; on sent, nonobstant certaines réserves, que Sorel combat pro domo sua. Avec quelle complaisance il s’étend sur les « soixante impressions de Paris, de Rouen, de Troyes et d’autres lieux, » et sur les traductions « en anglois, en allemand et en quelques autres langues ! » Sorel ne se contente plus, comme tout à l’heure, de faire une apologie timide de Francion ; il va droit aux passages les plus scabreux et prend en main leur défense. Ses arguments le trahissent d’une façon péremptoire : ils sont les mêmes que ceux du lambeau de sermon que nous avons cité.

Cette question de paternité est d’ailleurs formellement tranchée par Gui Patin[8], qui raconte, à la date du 14 juin 1657, qu’il a trouvé chez un malade « M. Sorel, l’auteur du Francion[9], du Berger extravagant et de plusieurs autres bons livres. » Ce n’est pas là une attribution faite à la légère, sur la foi d’un bruit, mais en pleine connaissance de cause ; car le spirituel médecin était à peu près la seule personne qui reçût les confidences de l’historiographe. « Il est, écrit-il à Charles Spon, il est homme de fort bon sens et, taciturne ; il n’y a guères que moi qui le fasse parler et avec qui il aime à s’entretenir[10]. »

Gui Patin ajoute : « Je ne suis point sçavant comme lui, mais nous sommes fort de même humeur et de même opinion, presque en toutes choses ; il n’est ni bigot, ni Mazarin, ni Condé. Depuis le 4 juillet de l’an passé, que nous y perdîmes ce bon M. Miron[11], qui étoit fort son ami, il ne m’en parle jamais que les larmes ne lui en viennent aux yeux, quoiqu’il soit bien stoïque. » Le même jour, Gui Patin répond en ces termes à une demande que lui a adressée son confrère Falconet : « Je puis bien vous dire des nouvelles de M. Sorel, puisqu’il y a trente cinq ans qu’il est mon bon ami. C’est un petit homme grasset, avec un grand nez aigu, qui regarde de près, âgé de cinquante quatre ans, qui paroît fort mélancolique et ne l’est point. Il est fils d’un procureur au parlement… Ce M. Ch. Sorel a fait beaucoup de livres françois, entre autres Francion, le Berger extravagant, l’Ophize de Chrysanthe, l’Histoire de France et une Philosophie universelle. Il a encore plus de vingt volumes à faire, et voudroit bien que cela fût fait avant que de mourir, mais il ne peut venir à bout des imprimeurs. Il est fort délicat, et je l’ai souvent vu malade. Néanmoins il vit commodément, parce qu’il est fort sobre. Il est homme de fort bon sens et taciturne, point bigot ni Mazarin. » Point bigot ni Mazarin… Gui Patin ne peut se lasser de le répéter.

Après le portrait, la caricature. Furetière a donné à Charles Sorel le pseudonyme plus que transparent de Charroselles. «… Ce nez, dit-il, qu’on pouvoit à bon droit appeler son éminence, et qui étoit toujours vêtu de rouge, avoit été fait en apparence pour un colosse ; néanmoins il avoit été donné à un homme de taille assez courte. Ce n’est pas que la nature eût rien fait perdre à ce petit homme, car ce qu’elle lui avoit ôté en hauteur, elle le lui avoit rendu en grosseur ; de sorte qu’on lui trouvoit assez de chair, mais assez mal pétrie. Sa chevelure étoit la plus désagréable du monde, et c’est sans doute de lui qu’un peintre poétique, pour ébaucher le portrait de sa tête, avoit dit :


On y voit de piquans cheveux
Devenus gras, forts et nerveux,
Hérisser sa tête pointue,
Qui tous mêlés s’entr’accordants,
Font qu’un peigne en vain s’évertue
D’y mordre avec ses grosses dents.


« Aussi ne se peignoit-il jamais qu’avec ses doigts, et dans toutes les compagnies c’étoit sa contenance ordinaire. Sa peau étoit grenue comme celle des maroquins, et sa couleur brune étoit réchauffée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon nombre. En général, il avoit une vraie mine de satyre. La fente de sa bouche étoit copieuse et ses dents fort aiguës, belles dispositions pour mordre. Il l’accompagnoit d’ordinaire d’un ris badin dont je ne sçais point la cause, si ce n’est qu’il vouloit montrer les dents à tout le monde. Ses yeux, gros et bouffis, avoient quelque chose de plus que d’être à fleur de tête. Il y en a qui ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des fenêtres pour découvrir de plus loin, aussi la nature lui avoit mis des yeux en dehors, pour découvrir ce qui se faisoit de mal chez ses voisins. Jamais il n’y eut un homme plus médisant ni plus envieux ; il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. S’il eût été du conseil de la création, nous n’aurions rien vu de tout ce que nous voyons à présent. C’étoit le plus grand réformateur en pis qui ait jamais été, et il corrigeoit toutes les choses bonnes pour les mettre mal. Il n’a point vu d’assemblée de gens illustres qu’il n’ait tâché de la décrier ; encore, pour mieux cacher son venin, il faisoit semblant d’en faire l’éloge, lorsqu’il en faisoit en effet la censure, et il ressembloit à ces bêtes dangereuses qui en pensant flatter égratignent ; car il ne pouvoit souffrir la gloire des autres ; et autant de choses qu’on mettoit au jour, c’étoient autant de tourmens qu’on lui préparoit… Sa vanité naturelle s’étoit accrue par quelque réputation qu’il avoit eue en jeunesse, à cause de quelques petits ouvrages qui avoient eu quelque débit[12]. »

Un de ces « petits ouvrages, » celui-là même que nous réimprimons, a eu, il faut l’avouer, un certain « débit, » car, comme nous l’avons vu, le nombre de ses éditions s’élève à plus de soixante[13]. Furetière parle plus légèrement qu’il ne le devrait d’un livre qui a, pour ainsi dire, engendré le Roman bourgeois, et qui, avec le Berger extravagant (autre « petit ouvrage » du même Ch. Sorel), n’a pas peu contribué à détrôner la pastorale. Ce dédain, comme chacun des traits lancés contre notre auteur, atteste une animosité profonde, animosité dont la cause est restée inconnue : on n’en trouve trace nulle part. Le Roman bourgeois date de 1666 ; or, en 1658, dans sa Nouvelle allégorique, Furetière avait dit de Sorel que c’était un auteur « d’excellents livres satiriques et comiques, qui s’étoit rendu formidable aux quarante barons[14]. » Et Sorel, dans sa Bibliothèque françoise (1664), lui avait rendu la monnaie de sa pièce : « M. de Furetière, écrit-il, nous a donné, il y a quelques années, la Relation des guerres de l’éloquence (il veut parler de la Nouvelle allégorique), laquelle contient une fort agréable description des différends de divers auteurs du siècle, représenté sous le nom de généraux d’armée et de capitaines. Si quelques-uns y sont en des places où ils ne voudroient pas estre, ils devoient tâcher d’en mériter une meilleure. » Il ne pouvait guère s’attendre aux violentes attaques dirigées contre lui dans le Roman bourgeois. Au moment où la publication de ce livre était annoncée, préparant la deuxième édition de sa Bibliothèque françoise, ne s’est-il pas hâté d’en faire l’éloge par avance, sur la foi des amis de Furetière ? Il l’annonce lui-même en ces termes : « Voilà qu’on nous donne un livre appelé le Roman bourgeois, dont il y a déjà quelque temps qu’on a ouï parler et qui doit être fort divertissant suivant l’opinion de diverses personnes. Comme on croit que cet ouvrage a toutes les bonnes qualités des livres comiques et des burlesques tout ensemble, quand on l’aura vu, on le mettra avec ceux de son genre, selon le rang que son mérite pourra lui apporter. » La deuxième édition de la Bibliothèque françoise ne paraît qu’en 1667. Sorel a le temps de lire le livre où il est si maltraité et de remplacer par quelques phrases acidulées celles que nous venons de rapporter. Il s’en garde bien : il a le bon esprit de conserver sa première rédaction. Et d’ailleurs pourquoi se reconnaîtrait-il dans « Charroselles ? » Il a, comme lui, le nez long et la taille courte, d’accord ; mais il n’a que cela de commun avec ce cuistre : c’est ce que n’aurait pas dû oublier Furetière.

Pour être juste, nous devons adresser le même reproche à Sorel, qui n’a vu dans Balzac qu’un pédant à blasonner. Le grand épistolier, l’élogiste général, comme on le qualifiait, avait des ridicules de toute sorte : il se plaisait à afficher en tête de ses lettres les noms des plus hauts personnages ; il vantait tout le monde avec une fatigante monotonie et se vantait lui-même avec une outrecuidante vanité. Rien de plus vrai ; mais ce sont les ridicules d’un homme que Bayle, sans marchander, appelle la plus belle plume de France. « On ne sçauroit, ajoute-t-il, assez admirer, vu l’état où il trouva la langue françoise, qu’il ait pu tracer un si beau chemin à la netteté du style. Il ne faut pas trouver étrange que ses écrits sentent le travail. L’élévation et la grandeur étoient son principal caractère ; on ne va point là sans méditation[15]. » On sait que Bayle ne loue qu’à bonnes enseignes. Il se rencontre dans cet éloge avec Tallemant des Réaux, qui se regarde comme forcé de reconnaître le talent de Balzac. « Il est certain, dit-il, que nous n’avions rien vu d’approchant en France, et que tous ceux qui ont bien écrit en prose depuis, et qui écriront bien à l’avenir en notre langue, lui en auront l’obligation[16]. » Nous regrettons que Sorel ait jeté sur les épaules de Balzac la souquenille d’Hortensius. — Qu’il ne se retranche pas derrière le désaveu de son œuvre. « Sorel, dit l’auteur des Historiettes, a voulu, dans le Francion, railler de lui (Balzac) en la personne de son pédant Hortensius. » C’est ce qu’on appelle faire d’une pierre deux coups. Mais ouvrons encore la Bibliothèque françoise. Après avoir médiocrement loué Balzac, Sorel parle de tous ceux qui, à sa suite, ont été possédés de la manie épistolaire : « Pour ce que chacun, continue-t-il, n’y réussissoit pas au gré de tout le monde, et que plusieurs se faisoient moquer d’eux, imitant M. de Balzac fort à contre-temps. Cela donna sujet à quelqu’un de dresser de petits dialogues pour s’en divertir, et de les insérer dans l’Histoire comique de Francion, lorsqu’on l’imprimeroit pour la seconde fois, ce qui étoit aisé à faire, ce livre ayant été amplifié par diverses personnes. On y a introduit un pédant Hortensius…[17] » Sorel essaye de donner le change en insinuant que ce grotesque est la charge, non de Balzac, mais d’un méchant imitateur de ce dernier. Tallemant nous édifie à ce sujet ; le passage que nous venons de rapporter n’a de prix que parce qu’il nous renseigne sur un point qu’il ne nous eût pas été permis d’élucider ailleurs[18] : à savoir que le personnage d’Hortensius n’a été « introduit » que dans la seconde édition.

Avant de finir, disons le peu que l’on connaît de la vie de Sorel. Il était le neveu de Charles Bernard[19], historiographe de France, lequel atteint, en 1655, d’une paralysie générale, donna, en sa faveur, la démission de cette charge. Sorel la remplit jusqu’au jour où on la lui enleva. Il n’avait d’autre passion que celle des lettres ; il supporta la perte de sa place comme il avait subi le retranchement des rentes, sans se plaindre. Léger d’argent et affamé d’indépendance, il avait accepté chez son beau-frère, substitut du procureur général, un modeste logement, où il vivait libre de tous liens. Il mourut garçon (vers 1674), et sans pouvoir être taxé d’ingratitude, car il resta pur de toute protection. Ses livres sont nombreux[20], mais aucun d’eux n’est précédé d’un hommage : c’est là une vertu de quelque poids, dans le siècle des dédicaces. Elle rachète amplement la prétention puérile qu’avait l’auteur de Francion d’être de la même famille qu’Agnès Sorel.

  1. De nos jours, M. Eug. Maron est, croyons-nous, le premier qui se soit efforcé de tirer Francion de l’injuste oubli dans lequel il était tombé. (Voir son très-remarquable travail sur le Roman de mœurs au dix-septième siècle, inséré dans la Revue indépendante de février 1848.)
  2. Revue française, livraison du 20 août 1857.
  3. Partout et toujours il prétend ne pas avoir tracé une seule ligne sans parti pris de moralisation. Aucune indignation n’égale la sienne lorsqu’il songe aux écrivains dénués de principes. « Autrefois, s’écrie-t-il dans la préface du Berger extravagant, il n’y avoit personne qui prit la hardiesse de mettre un livre en lumière s’il n’estoit rempli d’une doctrine nécessaire et s’il ne pouvoit servir à la conduite de la vie ; mais aujourd’hui le recours des fainéans est d’écrire et de nous donner des histoires amoureuses et d’autres fadaises, comme si nous étions obligés de perdre notre temps à lire leurs œuvres, à cause qu’ils ont perdu le leur à les faire. Ce sont des petits bouffons, des faiseurs d’airs de cour et des gens que l’on n’estime qu’un peu plus que des joueurs de violon… Cela fait que l’imprimerie nous est à charge, et, grâce à nos beaux écrivains, le peuple, voyant tant de recueils de folie que l’on lui donne pour des livres, en a tellement ravalé le prix des lettres, qu’il ne met point de différence entre un auteur et un bateleur ou un porteur de rogatons, et que si un honnête homme vient à écrire, il ne sçauroit plus voir son nom qu’à regret sur le frontispice de son ouvrage et est contraint de désavouer son enfant légitime. »
  4. Barbier fait dater de 1623 cette première édition.
  5. La Bibliothèque françoise de M. C. Sorel, ou le choix et l’examen des livres françois, qui traitent de l’éloquence, de la philosophie, de la dévotion et de la conduite des mœurs, et de ceux qui contiennent des harangues, des lettres, des œuvres mêlées, etc. — 1664.
  6. Page 356.
  7. Même ouvrage, p.173-175.
  8. Par Ménage (voir plus loin, livre X, note) et par Tallemant des Réaux (voir plus loin, Av. §. p. 9 ).
  9. Ce n’est qu’une répétition, comme cela résulte de la lettre qu’on va lire
  10. Lettre du 25 novembre 1655.
  11. Miron, président aux enquêtes, et François Charpentier, conseiller aux requêtes, se réunissaient souvent chez Gui Patin, place du Chevalier-du-Guet. On les appelait les trois docteurs du quartier.
  12. Roman bourgeois, édition elzévirienne, p. 220-222.
  13. L’Histoire de Francion a été imprimée plus de soixante fois. Bibliothèque universelle des romans, juillet, 1er vol., 1781, p. 65.
  14. Par son Rôle des présentations françoises faites aux grands jours de l’Éloquence françoise (1646), et par son Discours sur l’Académie Françoise, établie pour la correction et l’embellissement du langage, pour sçavoir si elle est de quelque utilité aux particuliers et au public (1654).
  15. Dict. hist. (1820), t. III, p.67.
  16. Historiettes, 1re éd., III, p. 155.
  17. P. 110.
  18. Nous avons vainement cherché la première édition de Francion, qui ne contient que sept livres. Nous n’avons trouvé que l’édition de 1632 (dans laquelle manque le XIIe livre) et celles de 1641 et de 1721 : c’est cette dernière que nous reproduisons ; elle renferme le texte courant, comme nous avons pu le constater en la conférant avec la précédente.
  19. Il termina deux ouvrages, que cet oncle avait laissés inachevés et qui sont intitulés : 1o Généalogie de la Maison royale de Bourbon, avec les portraits et éloges des Princes qui en sont sortis et les Remarques historiques de leurs illustres actions depuis Saint Louis jusqu’à Louis XIII. Paris, 1634 et 1635, in-fol., 2 vol. ; 2o Histoire de Louis XIII jusqu’à la guerre déclarée contre les Espagnols en 1635, par Charles Bernard, avec un Discours sur la vie de cet historien. Paris, 1646, in-fol.
  20. Les principaux ouvrages de Charles Sorel sont, après Francion :
    Les Nouvelles françoises ; l’Orphize de Chrysante ; le Berger extravagant ; Histoire de la monarchie françoise ; la Science universelle ; la Maison des jeux ; Rôle des présentations faites aux grands jours de l’éloquence françoise ; Discours sur l’Académie françoise établie pour la correction et l’embellissement du langage ; Polyandre ; Relation de ce qui s’est passé au royaume de Sophie, depuis les troubles excités par la rhétorique et l’éloquence ; la Bibliothèque françoise ; Description de l’île de la Portraiture.