La bête du Gévaudan/Essai iconographique sur la Bête du Gévaudan

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Librairie Floury (p. 173-177).



ESSAI ICONOGRAPHIQUE
SUR LA BÊTE DU GÉVAUDAN


À notre époque, les études historiques ne se contentent plus de la documentation simplement livresque. On y joint le commentaire corrélatif de l’iconographie, qui n’apporte pas seulement un agrément artistique, mais ressuscite à nos yeux les hommes et les choses d’autrefois.

Ajouterons-nous que l’estampe populaire, c’est-à-dire celle faite par, et surtout pour le peuple, jouit d’une faveur de plus en plus marquée. Champfleury et Garnier nous ont appris, les premiers, à connaître son existence, en discerner les éléments et goûter leur saveur[1]. Depuis, les Perrout, Van Heurcq, Beurdeley, L. Descaves, Duchartre et Saulnier, etc., nous ont amplement renseignés dans de savants ouvrages, que rehaussait souvent le prestige de la belle édition[2].

Aussi le présent volume, relatant les faits et gestes de la Bête du Gévaudan selon les exigences sérieuses de la critique moderne, n’a-t-il point manqué de faire appel à l’image, largement utilisée.

Peut-être cette iconographie, pour être saisie en sa genèse, et appréciée dans son développement, a-t-elle besoin d’un exposé succinct accompagné de quelques réflexions.

Dès l’abord une division toute naturelle s’impose.

D’une part, un cycle bien déterminé se rapporte à l’époque contemporaine des événements eux-mêmes, c’est-à-dire la seconde moitié du xviiie siècle.

D’autre côté, une production différente d’esprit et de procédés s’est propagée au cours du xixe siècle, et se continue actuellement dans le xxe.

Nous les envisagerons successivement.


L’ICONOGRAPHIE DE LA BÊTE DANS LE XVIIIe SIÈCLE


Au milieu de l’année 1764, un animal féroce, d’une espèce qui semblait inconnue, se révèle par des attaques incessantes et meurtrières contre les paisibles habitants du Gévaudan. Les ravages exercés prennent bientôt les proportions d’un véritable fléau.

Alors, les autorités de la province cherchent à coordonner et diriger les moyens de défense employés spontanément par une population affolée. On organise battues et chasses, on promet des récompenses. L’évêque de Mende, y joignant un appel religieux, l’adresse sous forme de mandement à ses paroisses.

Mais avant tout, ne devait-on point faire connaître l’ennemi poursuivi et qu’il fallait combattre ?

À ce but s’empressèrent les placards et feuilles volantes, que l’on voyait, à cette époque, surgir en masse dès que se produisait un événement notable. C’est que les gazettes et journaux n’étaient guère répandus alors. Peu lus, d’ailleurs, car la foule des illettrés demeurait grande. Pour ceux-là l’image venait suppléer au texte.

En l’occurrence il importait d’agir promptement et de manière économique. À cette double exigence, la simple gravure sur bois répondait parfaitement.

Cependant une difficulté se présenta. La Bête, ainsi qu’on avait dénommé l’extraordinaire et insaisissable animal, ne se laissait point portraicturer de bonne grâce. Et les descriptions les plus contradictoires circulaient à son égard, de la part de gens qui n’avaient fait que l’entrevoir à peine, quand encore ils ne la rêvaient pas seulement à travers les mirages de la peur.

Mais les naïfs artistes, pas plus que leur public aussi primitif, ne s’arrêtaient pour si peu. Sans se soucier le moindrement d’une exactitude rigoureuse, il leur suffisait de l’évocation d’un monstre susceptible de frapper les imaginations et de porter la terreur à son comble.

Certes on ne s’en fit pas faute. Dans d’étranges conceptions s’épanouissant en toute liberté, revivait l’inspiration des anciens Imagiers qui, au moyen âge, remplirent leurs Bestiaires d’un pullulement d’êtres fantastiques. Tantôt, on s’imaginait un Ours, ou bien un Lynx. Mais la représentation qui prima toutes les autres, fut celle d’une Hyène. Cet animal exotique, connu seulement, et encore fort mal, par les ménageries, se prêtait aux transformations les plus bizarres. Pourvu que les rayures fussent bien marquées, c’était l’essentiel. À cette première époque, la Bête est souvent représentée isolément et sans autres détails accessoires, son aspect seul semblait fournir un spectacle suffisamment suggestif.

Mais les événements se succédant, apportèrent bientôt des sujets de scènes d’un dramatique plus complexe. C’était une jeune fille attaquée, blessant la Bête d’un coup de baïonnette. Puis une mère, au péril de sa vie, lui disputant son enfant emporté déjà. Enfin surtout l’exploit du jeune Portefaix, qui, à peine âgé de douze ans, défendait héroïquement ses petits compagnons et arrachait l’un d’eux à la gueule même de l’animal, lequel é tait forcé de prendre la fuite.

Cependant le bruit de l’extraordinaire aventure du Gévaudan n’avait point tardé à franchir les limites de cette région reculée et perdue des Cévennes. La renommée s’en répandait dans toute la France, et même, dépassant les frontières, parvenait jusqu’aux pays étrangers.

C’est alors que les hautes sphères du pouvoir s’étant émues, la Bête fit, si l’on peut dire, son entrée à la Cour. Elle y devint le sujet de toutes les conversations, et le roi Louis XV, soucieux du bien de ses sujets, donna des ordres et fit prendre des mesures afin de combattre le fléau. D’abord on s’adressa à Denneval, gentilhomme normand, le plus réputé chasseur de loups. Mais ce Nemrod, dérouté par les difficultés du pays et les ruses astucieuses de la Bête, échoua complètement. Dès lors on résolut de frapper un grand coup. Et le sieur Antoine de Beauterne[3], lieutenant des chasses, porte-arquebuse de Sa Majesté, fut envoyé en personne. C’est lui qui, désormais, prit la direction des battues transformées en une véritable petite guerre.

Dans de telles conditions l’Iconographie évolue, afin de se tenir à la hauteur de la situation.

Or, depuis le xviie siècle, existait ce qu’on appelait techniquement du nom générique d’imagerie demi-fine. Celle-ci s’adressait non plus au menu peuple, mais à un public moyen, déjà sélectionné bien qu’encore nombreux, et qui se montrait plus exigeant. Aussi les estampes à lui destinées, sans prétendre au grand art, étaient-elles du moins traitées avec quelques connaissances de métier et présentées en un tirage meilleur. Parfois même on les ornait d’un coloris franc et vif, qui en augmentait l’attrait. Le siège de cette production spéciale se trouvait principalement à Paris, rue Saint-Jacques. Et les Basset, les Mondhare s’y étaient fait notamment une réputation.

À l’éclosion simpliste du début succéda bientôt cette seconde floraison. Nous lui devons bon nombre de pièces offrant des compositions mouvementées dans un décor pittoresque[4]. Elles sont devenues rares, et l’amateur de nos jours y goûte, avec l’amusement des scènes représentées, une intime sensation d’art.

Très particulièrement se distinguent les épisodes de chasse. C’est que la vénerie sous l’ancien régime, et jusqu’à la Révolution, formait une véritable institution d’État, avec ses réglementations compliquées et son ordonnancement quasi rituel. Aussi les estampes qui ont trait à l’animal du Gévaudan, si terrible qu’elles le représentent, lui gardent-elles d’ordinaire l’aspect d’un vrai loup. Pouvait-il en être autrement, lorsque paraissaient en face de lui Antoine de Beauterne et ses acolytes officiels ? De tels personnages ne devaient point décemment se commettre avec une Tarasque quelconque, non portée à l’armoriai des bêtes noblement courables. Aussi tout l’intérêt se portait-il sur l’action cynégétique elle-même, avec l’accessoire des costumes et de l’armement, ainsi que l’allure des chevaux et l’élan des chiens de meutes.

Ce que nous avons dit de l’imagerie de France semble pouvoir s’appliquer généralement à celle de l’étranger, notamment en Allemagne.


L’ICONOGRAPHIE AUX XIXe ET XXe SIÈCLES


Nous entrons maintenant dans le xixe siècle.

Certes, bien des événements ont traversé l’histoire de notre pays, plus grands et importants que les exploits de la Bête du Gévaudan, cependant son souvenir n’est pas aboli.

Nous retrouvons sa filiation directe et sa légende calquée, ressuscitant dans ce Loup d’Orléans qui, sous le premier Empire, alimenta l’imagerie populaire. Celle-ci d’ailleurs conservait encore beaucoup des caractères de l’époque précédente. Mais les feuilles volantes, ornées de bois et agrémentées de complaintes, destinées toujours principalement aux campagnes, portaient la curieuse dénomination de : Canards[5].

La Bête du Gévaudan se montre dans les Macédoines, que la lithographie contribua beaucoup à mettre à la mode. C’étaient de petits sujets variés, émanant parfois d’artistes différents, qu’on réunissait au hasard du pittoresque, sur une même feuille d’estampe. Notre animal y figure, tout comme la girafe, dont l’arrivée à Paris, sous le règne de Louis-Philippe, fut un événement zoologique. Désormais la Bête fait partie du stock classique des monstres légendaires, qui, depuis les temps les plus reculés, n’ont cessé de prolifier : Gorgones et Méduses de l’antiquité grecque, Licornes et Chimères de l’époque médiévale, — et de nos jours même… le fameux Serpent de mer. Puis, la caricature qui ne respecte rien, à l’occasion, s’emparera d’elle.

D’autre part, les livres scientifiques et les traités de vénerie ne manquent point d’en faire mention, à l’article : Loup (Canis-Lupus), mais ils se refusent à lui prêter d’autre apparence que l’aspect ordinaire de cet animal.

Cependant l’intérêt qu’on lui porte ne tarde pas à se manifester sous une forme nouvelle, davantage susceptible de maintenir sa vieille renommée. Nous voulons parler de l’iconographie de fantaisie qui accompagne les productions littéraires. En effet, après avoir paru sur la scène du théâtre, la Bête du Gévaudan devint le sujet d’un roman qui porte son nom. Cette œuvre, d’une intrigue bien menée avec des incidents dramatiques, est due à la plume féconde d’Élie Berthet. Son légitime succès n’a pas cessé, et on la publie encore dans des éditions à bon marché. On s’intéresse toujours, en frémissant, au personnage extraordinaire créé par l’auteur : ce Jeannot aux grandes dents, le lycanthrope, compagnon inséparable du loup, devenu sauvage et aussi féroce que lui. La première parution date de 1858 dans le Journal pour Tous, fort répandu alors. Les gravures pittoresques et variées avaient été dessinées par des artistes réputés.

Nous rencontrons, plus près de nous, notre animal dans : Histoires étranges qui sont arrivées, de G. Lenôtre. L’excellent écrivain, très renseigné et d’un style si vivant, a bien voulu quitter un moment ses recherches habituelles, pour lui faire l’honneur de le placer à côté des héros, parfois non moins terribles, de la Révolution.

Et nous le retrouverons encore de-ci et de-là : tantôt dans des publications populaires, voire même des contes pour enfants, sans préjudice de l’inévitable carte postale ; tantôt dans des brochures ou articles de revues. Ces deux dernières catégories d’ailleurs, conformément aux tendances modernes que nous signalions dans le début de cet essai, recherchent plutôt l’illustration documentaire.

Certainement, depuis quelques années, la Bête a bénéficié d’un regain d’intérêt et de curiosité.

C’est que, bien qu’il semble qu’on ait discuté à fond — et même résolu les diverses questions la concernant, nous ne savons quelle ombre d’incertitude continue de planer sur elle. On éprouve le vague sentiment que tout n’a pas encore été dit à son sujet, que, du sein d’archives inexplorées ou de vieux papiers de famille, surgira quelque fait nouveau, capable de dissiper les ultimes doutes et d’apporter enfin la complète lumière.

À ce titre, la Bête du Gévaudan s’apparente aux énigmes sans cesse remises au jour par notre insatiable besoin d’investigations : Masque de Fer, survivance de Louis XVII, affaire Fualdès, — sans parler des autres. Aussi, le légendaire animal non seulement a chance de rester, mais, après avoir répandu tant de sang, de faire couler encore beaucoup d’encre.


André Mellerio.
  1. Champfleury. Histoire de l’Imagerie populaire. Paris, Dentu, 1869. — J.-M. Garnier. Histoire de l’Imagerie populaire et des cartes à jouer à Chartres. Chartres, Imp. Garnier, 1869.
  2. Voir notamment : René Perrout. Les Images d’Épinal. Nouvelle édition. Préface par Maurice Barrès. Paris, Paul Ollendorff. — Émile Van Heurcq et J.- J. Bokenoogen. Histoire de l’Imagerie populaire flamande. Bruxelles, Van Œst et Cie, 1910. — Pierre-Louis Duchartre et René Saulnier. L’Imagerie populaire. Librairie de France, 1925.
  3. Note Wikisource : erreur de l’auteur ici, il fait référence à François Antoine sous le nom « Antoine de Beauterne », un titre de courtoisie porté par son fils cadet Robert-François.
  4. Certaines d’entre elles portent une bordure de petits sujets se voisinant, et qui représentent des épisodes successifs complétant la scène importante. On peut voir là déjà le prototype de ces images d’Épinal, lesquelles, plus tard, nous donneront des histoires entières et suivies : Petit Poucet ou Barbe-Bleue ; encore aussi des motifs variés qu’unit une idée générale, comme : Scènes champêtres ou bien : Caricatures.
  5. Voir : Gérard de Nerval. Histoire véridique du Canard. Le Diable à Paris. Paris, J. Hetzel, 1845. Vol. I, p. 281 et suiv. — Et : J.-M. Garnier. Op. cit. x. Canards et Canardiers, p. 287 et suiv.