La bête du Gévaudan/XXI

La bibliothèque libre.
Librairie Floury (p. 164-170).

CHAPITRE XXI

LONGTEMPS APRÈS



La Bête une fois morte, son souvenir ne s’éteignit pas avec elle. La tristesse de tant de deuils, les longues angoisses des contrées éprouvées, et, pendant trois années, l’anxiété de toute la France qui suivait, avec un compatissant intérêt, les péripéties de cette lutte, avaient rendu sa mémoire inoubliable. L’histoire s’occupa d’elle, ainsi que la gravure : elle eut son barde, et comme la Roche Tarpéienne n’est pas loin du Capitole, elle eut ses détracteurs, par quoi elle n’ignora rien des vicissitudes humaines.

Tout d’abord, en pleine actualité, la gravure s’intéressa à la Bête du Gévaudan. Des placards furent imprimés, dans lesquels, au-dessous de l’image, se lisaient les explications nécessaires au lecteur. Des dessins à la main s’ébauchèrent, des images coloriées furent tracées dont quelques-unes ont survécu et se retrouvent, soit dans les archives, soit dans les vieux papiers de famille. Il existe, à la Bibliothèque nationale, outre un recueil de gravures dressé par M. Magné de Marolles, d’autres estampes à qui firent de nombreux emprunts les feuilles médicales, à l’occasion de la brochure du docteur Puech. Et de ces gravures qui, toutes, voulaient être la véritable image de la Bête, quelques-unes sont vraiment fantastiques, et témoignent combien l’imagination avait été troublée par la terreur et l’épouvante qui régnaient alors.

Entre temps, des circonstances fortuites rappelaient son nom à l’attention du public.

Dans une étude attachante de Lenôtre, sur Georges Cadoudal (Revue des Deux Mondes, 1er  décembre 1928), on lit ceci : « Sur la porte de l’hôtel de Joseph Bonaparte est placardé cet avis (sic) : Home, femme, enfant, prenez garde, la Bête féroce du Gévaudan est ressuscité. Sa course va de la Malmaison au Thuilery, il sabreuve de sang humain, et partout où il peut entasse les victimes, il est permis de courir dessus. »

Puis, la Bête fut mise sur la scène, à l’Ambigu-Comique de Paris, comme on le verra plus loin dans la Bibliographie qui termine ce chapitre, où il est également montré comment elle obtint les faveurs du roman populaire, et même les honneurs de l’Histoire.

Après les dessinateurs, après les historiens, la poésie vint ajouter son apport au renom de la Bête.

M. François Estaniol était maire de la ville de Saugues, en 1852. À la mairie, l’avaient déjà précédé quelques membres de sa famille. Une fois rendu à la vie privée, il voulut utiliser les loisirs que lui faisait la politique. Il avait l’imagination ardente, la plume féconde et le vers facile. Une complainte avait été déjà écrite par lui, sur la Bête du Gévaudan. Une complainte ! Ce n’était point assez, c’est un large poème qui convenait à ce sujet. Et c’est un long poème qu’il écrivit, en trois chants, d’environ quatre cents pages. Le composer lui fut facile, mais l’imprimer !…

Une souscription fut par lui organisée, et des prospectus envoyés à la ronde :


« Souscrivez donc, rares amateurs, vous trouverez dans un assez gros livre de quoi vous amuser, si ce n’est de quoi vous émerveiller. L’auteur y parle des rois, des princes, du clergé, de la noblesse, du Tiers-État, de tout le monde. Chacun y trouvera maintes choses qui le regardent, qui pourront le faire sérieusement méditer, et quelquefois même rire… Des personnes respectables ayant désiré trouver ici un passage de sa poésie, il croit devoir les satisfaire, en leur présentant l’image de la Bête même.

Un prêtre, qui la vit, cette bête terrible,
M’en fait le portrait… éloignée, invisible,
Elle excitait dans l’homme un subit tremblement,
Contre lequel, hélas ! il s’armait vainement ;
Et, lorsqu’elle approchait, qu’à travers les bocages
On entendait frémir, remuer les feuillages,
La sueur de la mort coulait, glaçait le cœur…
Le monstre de sa proie était déjà vainqueur !
Que dis-je ? À son aspect, à sa marche rapide,
À ses horribles cris, tout un peuple timide
Croyait voir le dragon, le furieux Satan,
Qui jadis, dans Pathmos, apparut à Saint-Jean…
Pour décrire sa forme et ses traits athlétiques,
Susemith, prête-moi tes crayons énergiques,
Représentant son chef son air audacieux,
La flamme bouillante et rouge de ses yeux,
Sa crinière hérissée et sa gueule entr’ouverte,
Par l’écume souillée et de sang noir couverte,
Montrant sa langue énorme et ses quarante dents
Qui pénétraient les chairs comme des traits ardents !…
Sa longueur de six pieds, (illusion fatale !)
Semblait en avoir vingt, paraissait colossale !…
Plus vite que le cerf, revêtu de poils roux…
Tel est son corps !… je vais démontrer son courroux.

Fr. E.


« Condition de la Souscription : Un volume in-8o d’environ quatre cents pages, prix cinq francs, payables à sa réception.

« On souscrit, au Puy, chez M. André Audiard, imprimeur-libraire, Boulevard Saint-Louis. À Mende, chez M. Pécoul, libraire. À Langogne, chez M. Blanquet, secrétaire de la mairie. À Rhodez, chez M. Bonhomme, officier en retraite. À Villefort, chez M. Vidal, notaire (Imprimerie d’A. Audiard, boulevard Saint-Louis. Le Puy). »


La souscription ne donna pas le succès espéré ; le poème ne fut point imprimé, le prospectus seul eut cet honneur.

Après le barde, vint le détracteur.

C’était en 1911. Un éminent professeur de gynécologie à la Faculté de Montpellier, le docteur Puech, après lecture faite de quelques ouvrages sur ce sujet, voulut donner son opinion sur la Bête du Gévaudan. Dans une brochure de vingt-deux pages (Qu’était la bête du Gévaudan ?), publiée dans les Mémoires de la Société Académique de Montpellier, après avoir exposé toute une doctrine spéciale, il conclut : « La Bête du Gévaudan n’a jamais existé. À un animal imaginaire on a rapporté ce qui était l’œuvre : 1° de loups ; 2° de mystificateurs ; 3° et surtout d’un fou sadique » (p. 22). Il avait déjà (p. 18) émis cette opinion : « À un sadique assassin, il faut rapporter le plus grand nombre de ces morts qui, de 1764 à 1767, désolèrent le Gévaudan. »

Cette brochure fut reproduite, in extenso, par le docte journal Æsculape, et, partiellement, par diverses feuilles médicales ou autres, avec de nombreuses gravures. Sa publication devint le signal d’une formidable levée de boucliers et de plumes acérées. Il semblait que la génération actuelle allait venger les ancêtres des terreurs et de l’épouvante dont, de père en fils, se transmettait l’odieux souvenir. Hé quoi ! cette Bête n’avait même point le mérite de ses méfaits ! le mérite de justifier le sinistre renom qui lui était fait !

On le lui fit bien voir ! L’hallali fut sonné, et dans tous les journaux de Paris ou de province, les plus obscurs folliculaires se sentirent une âme de juge et vaticinèrent sans sourciller, et de façon péremptoire sur la Bête du Gévaudan.

La thèse du docteur Puech fut acceptée sans contrôle.

La Bête du Gévaudan n’a jamais existé !

C’est faire bon marché de l’intelligence et de la perspicacité des populations de deux provinces qui durant trois années consécutives ont été épouvantées par les méfaits du monstre. C’est donner une opinion bien médiocre des connaissances et des capacités des chasseurs, pourtant si réputés, qui l’ont tant de fois poursuivie.

Nous procéderons moins précipitamment, et sans parti pris, nous discuterons la thèse si tranchante du docteur Puech.

1° Qu’il y ait eu des mystificateurs et des simulateurs, on ne saurait en douter, la sottise humaine ne perd aucune occasion de se mettre au jour. Mais leur rôle, en cette occurrence, ne peut avoir beaucoup d’importance, et ne va point jusqu’à tuer ou dévorer les victimes, par quoi ils cesseraient d’être des mystificateurs.

2° Faut-il croire à l’intervention d’un odieux personnage à qui doit être rapporté le plus grand nombre de ces morts qui de 1764 à 1767 désolèrent le Gévaudan ? Sans doute, toutes les opinions sont respectables, et il est possible que, dans le désarroi de cette époque, il y ait eu quelque cas de ce genre, toutefois, aucun fait n’a été apporté à l’appui, et l’auteur de la thèse avoue que les preuves médico-légales manquent.

Cette affirmation, d’ailleurs, si élargie, se heurte à de sérieuses objections.

a) Il est bien étrange que les chasseurs émérites qui dirigeaient les opérations et rédigeaient les procès-verbaux des méfaits de la Bête, avec l’expérience qu’ils avaient de la piste et des traces des animaux malfaisants, à l’occasion de tant et tant de victimes dévorées, surtout dans ce pays où la neige tombe presque pendant cinq ou six mois de l’année, n’aient point reconnu, n’aient point même soupçonné, une seule fois, autour du méfait, les traces et les pas d’un homme !

Et, de ces chasseurs quelques-uns, les chefs, n’étaient pas sans culture : le comte de Tournon, le comte d’Apchier, M. Lafont, le syndic du diocèse, M. Duhamel, MM. Denneval, MM. Antoine père et fils.

b) D’autre part, n’est-il pas singulier que parmi tant de personnes attaquées qui ont échappé à la dent de la Bête, les unes par leurs propres moyens, en luttant contre elle, les autres par des défenseurs accourus à leurs cris, pas une n’ait reconnu avoir été attaquée par un homme, mais bien par une Bête, et c’est à une Bête, non point à un homme, qu’ont été arrachés les enfants si nombreux, assaillis et près d’être dévorés. Tous les témoignages sont absolument unanimes à ce sujet.

c) Puis, cet homme, pendant trois années consécutives comment aurait-il pu cacher ses nombreux méfaits ? « Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre. » Comment n’a-t-il pas été saisi sur le fait ! Comment n’a-t-il pas été soupçonné même une seule fois, par ses parents, par ses voisins ! On l’aurait, une fois ou l’autre, signalé aux autorités locales ; les lettres le raconteraient, la rumeur publique l’aurait désigné à la vindicte populaire. Mais, rien de semblable. On explique tout, on raconte longuement tous ces carnages, et, la seule chose qui ne soit pas mentionnée c’est la participation d’un être humain à tous ces méfaits.

d) Enfin, le dernier loup, une fois tombé sous les balles, on ne vit plus jamais de personnes dévorées ou attaquées : la balle de Chastel aurait donc fait coup double, et tué, tout à la fois, la Bête et l’homme, puisque celui-ci ne paraît plus désormais sur la scène.

On fait grand état de deux victimes qui, dévorées partiellement, furent incomplètement ensevelies sous la terre. Mais, ne sait-on pas, en pays de montagnes, que le loup est coutumier de ce procédé ? S’il ne peut dévorer le mouton ou l’agneau dérobés, il les cache sous une roche, ou dans la terre, pour y revenir plus tard. Ne sait-on pas aussi que cette façon maladroite de ne point cacher entièrement sa proie est le fait du loup plutôt que de l’homme ?

Pour finir, il semble difficile, à un siècle et demi de distance, de juger mieux, de voir plus clair, et de contrôler plus parfaitement les événements que ceux dont l’unique occupation fut, à leur heure, d’étudier, de jour ou de nuit, ces sinistres méfaits.

3° Puisque ce n’est point par des mystificateurs, puisque ce n’est pas davantage par un misérable qui n’aurait pu le faire sans être vu ou tout au moins sans être deviné, qu’ont été commis tant de méfaits, qui donc a dévoré toutes ces victimes ?

Tout simplement la Bête qui mangeait le monde : la Bête du Gévaudan.

Elle a donc existé !

Mais qu’était cette Bête ?

Un loup, pas davantage. Et pourquoi pas ? Seulement ce loup n’était pas seul : il avait un compagnon, et peut-être deux, aussi féroces que lui.

C’est ce qui ressort de la lecture de ce volume, où les chasseurs ne parlent que de loups, où les victimes, tombées sous leurs balles, ne sont que des loups.

Un loup, la grosse, l’énorme Bête tuée par M. Antoine et montrée à toute la Cour : la gravure qui la représente lui donne sa vraie forme de loup.

Un loup encore, le terrible animal tué par Chastel, M. de Buffon en a donné l’assurance.

Une louve, aussi, celle tuée par Terrisse, qu’il faut peut-être associer aux deux autres.

La terreur populaire avait fait de ces animaux une seule personnalité, à qui étaient attribués tous les méfaits. Pas n’est besoin, pour leur besogne sanguinaire, de leur prêter le concours d’un être humain : ils suffisaient à la tâche.

Nous l’avons dit, ces loups une fois tombés sous les balles, il n’y eut plus de carnages, plus de méfaits.

Et, par aventure, n’y eut-il pas quelque victime qui périt sous la dent d’un loup autre que les Bêtes mentionnées ? Qui le sait, et faute de documents, qui pourrait le nier ou l’affirmer ? Et comment ces loups avaient-ils pris goût à la chair humaine ? La Revue de la Haute-Auvergne (1911. L’Ours et le gros gibier dans la Haute-Auvergne, page 295, par M. Boudet), nous l’explique de façon très plausible.

« Ce qui est historiquement et scientifiquement certain c’est que des cas accidentels d’anthropophagie déterminent vite l’hérédité chez le loup. Que l’un d’eux, plus hardi ou plus affamé que les autres dévore un être humain, la bande, associée au festin, en conservera comme lui le goût. Il se perpétuera chez les louveteaux que leur mère aura nourris de cet aliment savoureux. Devenus grands, ils le satisferont sur le berger, de préférence à ses moutons, surtout si le berger est une bergère. »

De plus, il n’est pas douteux que, soutenus par une alimentation plus vigoureuse, et rendus plus audacieux par l’impunité, ces loups n’ont pas eu de peine à atteindre des proportions extraordinaires, et à multiplier leurs forfaits.

Pour finir, il est donc bien difficile d’écrire l’Histoire puisque la lecture des mêmes faits et des documents qui les rapportent, fait naître dans les esprits des interprétations si différentes !

Toutefois, ces quelques pages ne seraient pas inutiles, si elles pouvaient, sur ce modeste point d’histoire locale, vaincre les incrédulités intransigeantes, et, tout ensemble, ramener à leurs justes proportions, les exagérations d’imaginations jadis vraiment épouvantées.