La bête du Gévaudan/IV

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CHAPITRE IV

LA CHASSE DU 7 FÉVRIER 1765 PAR LE GÉVAUDAN, L’AUVERGNE, LE ROUERGUE



Ces exagérations et ces cupides supercheries n’enlevaient rien de leur triste réalité aux douloureux méfaits commis par la Bête.

Celle-ci, en cette période, semblait fréquenter de préférence la région d’Auvergne contiguë au Gévaudan.

Le 20 janvier, le sieur Montbriset, de Brioude, faisait connaître à l’Intendant ce que l’on apprenait d’elle :


« Le sieur Altaroche, correspondant de cette subdélégation à Massiac, m’a donné avis par sa lettre du 18 du présent que la Bête féroce qui se tient dans les bois de la Margeride, avoit paru, ces jours passés, du côté de la Chapelle-Laurens, et qu’elle y avoit dévoré lundy dernier un jeune garçon de l’âge de treize ans, du village de Lescure, paroisse de la Chapelle-Laurens. Par sa même lettre, il me marque qu’on a fait le lendemain une battue générale dans ce canton, mais qu’on ne l’a pas trouvée. Le sieur Romeuf, correspondant à la vôtre, m’apprend aussy par une lettre du 19 que cette bête a dévoré, le 15 de ce mois, une fille du village de la Bastide, paroisse de Lastiq, et que, malgré les chasses journalières que l’on fait pour la détruire, il n’est pas possible de la joindre[1]. »


Que faisait donc pendant ce temps-là M. Duhamel ? M. Duhamel n’était informé que tardivement des événements arrivés ; aussi, dans une lettre du 25 janvier, il se plaignait amèrement contre M. de Montluc, le subdélégué de Saint-Flour, de ce qu’il ne l’avait point averti du retour de la Bête en Auvergne, ni des ravages qu’elle y avait commis, et qu’il venait d’apprendre ; c’est pourquoi il s’y rendait en toute hâte avec ses dragons.


« Un consul du village de Julliange, en Gévaudan, vint m’avertir que la veille, une femme du village de Chabanole, de la généralité d’Auvergne, qui n’est qu’à une demi-lieue du Gévaudan, avoit été attaquée et dévorée par la Bête féroce… Je m’y portai sur le champ, mais le cadavre étoit déjà enlevé et enterré.

« Je fis battre également tous les bois jusqu’à Saint-Flour, où je vins coucher pour marquer à M. de Montluc la surprise où j’étois de différents événements arrivés dans son département sans en avoir la moindre nouvelle.

« Je ne trouvai pas M. de Montluc[1]. »


Celui-ci, pour se défendre du retard dont on l’incriminait, expliquait que les passages du loup étaient si rapides qu’il lui était impossible d’obtenir et de donner, en temps voulu, des renseignements précis.

Cependant la Cour, que de fréquents messages tenaient au courant de la situation, s’était émue de la continuité de ces malheurs et de l’insuccès des efforts faits jusqu’ici.

Il fallait tenter un grand coup, et par l’appât d’une grosse récompense stimuler les ardeurs et les courages et mettre enfin un terme à tous ces maux.

Le 27 janvier, le Contrôleur général, M. de l’Averdy, invite M. de Ballainvilliers « à faire afficher en Auvergne, ainsi qu’on va le faire en Languedoc, que le Roy accorde une somme de six mille livres à celui qui tuera cette bête, et à ordonner, lorsqu’elle sera tuée qu’elle soit vuidée et arrangée pour en conserver la peau et même le squelette, qui sera envoyée icy pour être déposée au jardin du Roy. »

Il donne aussi des indications utiles pour faire les battues[2]. Les curés devaient lire au prône ces affiches, afin que les habitants fussent instruits de la récompense promise.

De plus, M. de Tournemire, subdélégué à Mauriac, dans son élection, leur recommandait, « dans le cas où cette bête viendroit à se montrer dans leur paroisse, de lui en donner avis sur-le-champ par un exprès qu’il payeroit, pour les mettre à portée d’être prévenus dans l’instant. » Enfin, ils devaient recommander à leurs paroissiens, en cas d’événement, de s’adresser tout de suite à eux[2].

C’était un bien joli denier que la récompense promise ! Les six mille livres du roi, les deux mille des États du Languedoc, les mille livres de l’Évêque de Mende et les deux cents livres des syndics de Gévaudan et de Vivarais, en tout neuf mille quatre cents livres, constituaient presque une fortune, à cette époque, pour l’heureux mortel qui aurait la chance de jeter bas le monstre.

Oh ! l’heureux coup de fusil ! C’était plus qu’au poids de l’or qu’allait être payée la balle fortunée qui frapperait la Bête. Aussi, que de rêves dorés vinrent illuminer les modestes demeures qu’habitaient les robustes chasseurs de ces montagnes ! De quelles chimères l’on se repaissait, et quelles félicités l’on se forgeait sur l’espérance d’un coup bien dirigé !

Les fusils furent mis en état, les balles scrupuleusement et minutieusement travaillées, on lima des lingots de fer, le plomb n’ayant pas assez de consistance pour pénétrer la Bête. Tout ce qui portait une arme voulut tenter la fortune.

Et cette Bête qui ne voulait pas se laisser tuer !


… « La véritable Bête féroce cause toujours les mêmes ravages entre Saint-Flour et Massiac. Elle traversa, le 27 janvier, le village de Saint-Poncy, et les consuls la virent de fort près, dans le territoire de cette paroisse. Le 30 janvier elle a pensé dévorer une fille qui lavoit du linge au ruisseau de Montchamp, et on soupçonne qu’elle a tué une jeune fille qu’on ne retrouve plus à la paroisse de Lorcières, on craint même qu’après en avoir dévoré partie, elle n’ait enterré le reste du corps, comme elle avoit fait le 22 janvier de la femme du nommé Chabannes.

« Le 7 de ce mois, j’ai recommandé une chasse générale, dans les paroisses des deux subdélégations qui environnent les lieux où cette Bête a paru, et j’espère tout du zèle avec lequel s’y portent les gentilshommes et les habitants de ces paroisses[3]. »


Dans un premier placard affiché pour annoncer la récompense promise, M. de Ballainvilliers ordonnait les mesures suivantes :


« Article premier. — Un nombre suffisant d’habitants des paroisses de notre généralité, qui sont exposées aux incursions de la Bête féroce, seront tenus aux premiers ordres qu’ils recevront de notre part par nos subdélégués, de se transporter armés, de la façon qu’il sera ci-après expliqué, dans les lieux qui seront indiqués pour donner la chasse audit animal.

« Art. II. — Ces habitants seront armés, les uns de baïonnettes et fusils chargés de lingots, les autres de sabres, d’autres de fusils et de sabres ; et enfin, ceux qui n’auront pas la facilité de se procurer ces sortes d’armes seront armés de fourches de fer, de piques et autres armes offensives.

« Art. III. — Ordonnons qu’il sera placé, dans les villages les plus exposés, deux hommes armés en état de défense pour combattre la Bête féroce en cas que par l’effet de la chasse elle vienne à se jeter dans ces villages.

« Art. IV. — Pour parvenir à faire tomber la Bête féroce dans les embuscades qui lui seront tendues, ordonnons qu’il sera commandé par nos subdélégués un certain nombre de chasseurs bien armés à l’effet de battre la campagne et les bois, se porter en avant et chasser la Bête.

« Art. V. — Lorsque les dits habitants se seront transportés au lieu et à l’heure indiqués par notre subdélégué, il sera nécessaire qu’ils se divisent par pelotons composés de plus de cinq personnes et assez distants les uns des autres pour que l’arme à feu ne puisse blesser ceux qui composeraient un autre peloton. Ces pelotons seront placés aux différents endroits par où la Bête pourrait s’échapper.

« Art. VI. — Ces pelotons demeureront à leurs postes sans pouvoir courir sur la dite Bête que dans le cas d’une nécessité absolue.

« Art. VII. — Ne pouvant prévoir où la Bête féroce paraîtra, et par conséquent désigner les paroisses qui peuvent être employées à chasser cette Bête, nous autorisons nos subdélégués à donner les ordres nécessaires suivant les circonstances : enjoignons aux dits habitants de se conformer à ce qui sera prescrit de notre part par nos subdélégués.

« Art. VIII. — Dans le cas où la Bête serait tuée par aucun des habitants, il sera tenu de nous l’apporter aussitôt à Clermont et de nous la présenter sans être en aucune façon mutilée ; si ce n’est des coups qu’elle pourra avoir reçu quand elle aura été attaquée.

« Art. IX. — Faisons défense à aucun des dits habitants sous prétexte de chasser et hors d’icelle de tirer sur aucune espèce de gibier, à peine de cinquante livres d’amende.

« Art. X. — Ordonnons que si on parvient à tuer la dite Bête féroce, il soit sur le champ dressé procès-verbal sommaire de la façon dont elle aura été attaquée et détruite. Lequel procès-verbal sera fait en présence de deux notables, consuls ou autres, s’il s’en trouve, et fera mention du nom et qualité de celui qui aura tué la dite Bête féroce.

« Art. XI. — Dans le cas où il s’élèverait quelque difficulté ou querelle entre ceux qui prétendraient avoir concouru à la destruction de la dite Bête féroce, ordonnons que par provision elle nous sera conduite à Clermont par un des consuls de la paroisse où elle aura été tuée, sauf à ceux entre lesquels la dispute se serait élevée à se retirer devant le subdélégué du lieu qui dressera procès-verbal des dires des parties pour nous être envoyé

« Signé : Bernard Ballainvilliers[4]. »


Un second avis, également imprimé, et commençant par la description de la Bête, afin que personne n’en ignorât, réglait par le menu les dispositions de la chasse qui allait se faire :


« À Saint-Flour, le 1er février 1762. »

« Vous n’ignorez pas, Messieurs, qu’il rode depuis trois mois un animal étranger qu’on croit être un léopard, de la grandeur d’un veau d’un an, la tête grosse, le museau pointu, le corps allongé et effilé sur le train de derrière, le poitrail fort ample, son poil est d’un brun tirant sur le roux, avec une raye de quatre doigts quasi noire sur le dos, depuis la tête jusqu’à la queue qui est ramue et longue jusqu’à terre, le poil du poitrail gris blanc ; ce monstre ayant fait un ravage considérable, le gouverneur du Languedoc a chargé un détachement des volontaires de Clermont de lui donner la chasse, et en conséquence de commander les paroisses et tout ce qui seroit nécessaire pour parvenir à sa destruction, même de le faire suivre en Auvergne s’il y passoit…

« Comme ce détachement se trouve actuellement arrassé (sic) par les travaux immenses qu’ils ont faits pour le détruire, il a déterminé qu’il seroit fait une chasse générale quelque temps qu’il fasse, jeudi, septième du présent, tant en Gévaudan qu’en Auvergne, dans les paroisses nécessaires à cette opération. Cette Bête féroce, errant actuellement depuis une quinzaine de jours, dans les paroisses au-dessus de la Margeride du côté Nord, il paroit nécessaire que les paroisses, depuis les rives de l’Alagnon se mettent en mouvement.

« Elles recevront en conséquence des ordres de leurs subdélégations, et que chaque village batte exactement son territoire, menu par menu, car cette bête se tient aussi bien derrière un buisson, dans une rase, fougère, etc., que dans le bois, et fort difficile à débusquer (il paraît que la finesse de sa vue et de son oui (sic) est le principe de sa ruse).

« Vous voyez par là que ce qu’on demande à chaque Paroisse qui recevra des ordres pour marcher n’est pas difficile à remplir puisque ça se réduit uniquement à faire battre à chaque village son terrain. Il n’y a que les paroisses limitrophes de la Margeride toutes dans les subdéléguations de Brioude, Langeac et de Saint-Flour, qui auront de plus tous les bois de la Margeride à battre, ce qui peut se faire en une heure, ou tout au plus en une heure et demie au petit pas, puisqu’il n’y a qu’à les traverser exactement devant soi, en gagnant vers le midi, et s’arrêter à la vue du Gévaudan, observant de conserver la chaîne pour prévenir les accidents qui pourraient arriver en tirant dans le bois…

« … Il sera fait aussi une chaîne sur le grand chemin depuis le pont de Garraby jusqu’à Lagarde, par les paroisses d’Auvergne, dans le même ordre qu’elles observent à l’attelier lorsqu’elles travaillent au chemin. Il y a à espérer que d’après ces précautions prises, ce monstre sera tué, il peut même être forcé dans cette chasse. Comme il a pénétré deux fois en Auvergne par la même route, il est à présumer qu’il fera sa retraite par le même endroit, qui est très favorable à sa destruction, étant dans un pays que l’œil observe de fort loin.

« Il est ordonné aux habitants des paroisses de se mettre en chasse dès la pointe du jour indiqué pour cela, et MM. les gentilshommes et principaux habitants des dites paroisses sont instamment priés de les faire manœuvrer et de ne laisser prendre de fusil qu’à ceux qui ont une longue expérience de s’en servir, il seroit dangereux, veu la grande quantité de monde répandu dans les campagnes qu’il n’y eut quelqu’un de tué.

« Tout le monde doit sçavoir que les ordonnances du Roi défendent expressément de tirer sur le gros et menu gibier, il n’est permis que de tirer au loup comme animal nuisible, et même sans se déranger de l’objet principal. On a fait la peinture du monstre pour qu’il soit connu et qu’il ne soit point donné de fausse alerte et que l’on puisse faire connaître l’endroit où il aura passé en allumant du feu sur les hauteurs les plus voisines du village où il aura fait route à l’entrée de la nuit…

« P. S. — Je viens d’apprendre, dans le moment que la Bête féroce a quitté la Margeride, et que mercredi 30 janvier, elle a été au lieu de Charmensac, paroisse de Saint-Just, où elle a attaqué une jeune fille de quatorze ans, qui s’est longtemps débattue avec elle, même l’a terrassée plusieurs fois ; mais l’ayant mordue à la cuisse et renversée, cette Bête lui a déchiré le visage et le col, au point qu’on n’espère pas qu’elle en revienne. Le moment d’après, elle a passé au-dessous du village de Saint-Just, et a été vue de plusieurs personnes qui ont heureusement sauvé une femme qui lavoit son linge au ruisseau que cette Bête guêtoit. Ces faits là sont sûrs, ce qui fait que dans l’arrangement de la chasse générale du 7 février, nous croyons devoir changer les dispositions qui portent qu’il sera fait une chaîne tout le long de la grande route de Garraby à la Garde par les paroisses d’Auvergne qui travaillent à cette partie du chemin ; elles seront au contraire employées chacune à battre leur terrain, village par village, et même un village où il y auroit vingt hommes par exemple, fairoit très bien de se diviser en pelotons de cinq hommes armés de fourches, âches, etc., qui prendroient chacun un côté de leur territoire…

« … La chasse du jeudi, 7 février, se fera de grand matin[5]. »


Enfin, si cette chasse générale n’était pas couronnée du succès désiré, M. Duhamel avait tout organisé, pour que les battues et les poursuites pussent recommencer le lundi suivant dans les mêmes conditions.

On fondait sur cette chasse du jeudi de grandes espérances. Soixante-treize paroisses de Gévaudan, trente de l’Auvergne, et quelques-unes du Rouergue, un ensemble d’environ vingt mille hommes, devaient former un cercle qui peu à peu se resserrant allait enfermer comme dans un étau le monstre poursuivi. Chaque paroisse se mettait en mouvement à une heure qui lui avait été indiquée, et tous les efforts convergeaient vers un centre commun où étaient postés les meilleurs tireurs.

La bête serait bien habile si elle parvenait à franchir ce cercle de rabatteurs qu’appuyaient des tireurs aux aguets. Sans doute il y avait les grands bois, les épais taillis de pins, mais les traqueurs faisaient tant de bruit, poussaient des cris si vigoureux qu’ils la feraient bien déloger. Cette fois on était presque sûr d’en venir à bout, d’autant plus qu’on savait où la lever.

Aussi les pauvres mères virent une lueur d’espérance pénétrer dans leur âme ; c’est bien en ce jour qu’allaient finir ces terreurs journalières qui les assiégeaient sans relâche.

Les chasseurs jetaient un coup d’œil bienveillant sur leur arme. Qui sait si de ce canon ne sortirait pas la balle fortunée qui devait gagner la récompense promise, et faire de son possesseur l’heureux héros de la journée ? D’aucuns firent bénir les balles avant de les glisser dans leur fusil : la bénédiction de l’Église ne peut que porter bonheur.

Et là-bas, à Paris, la cour attendait avec anxiété le résultat de cette journée.

Hélas, cette journée devait être pour tous une immense déception !

Les opérations faites en Gévaudan sont ainsi racontées par M. Lafont :


« Nous nous mîmes en chasse, jeudi, le 7me jour de ce mois, de grand matin. Soixante-treize paroisses du Gévaudan furent en mouvement ; presque toutes avaient chacune à leur tête, outre leur consul, une personne notable dirigeant les opérations que M. Duhamel ou moi leur avions indiquées.

« Cette chasse était encore composée d’environ 30 paroisses d’Auvergne, et de plusieurs du Rouergue…

« Le pays était couvert d’un demi-pied de neige. Le temps quoique froid, était calme et serein. Sur les 10 à 11 heures, la Bête fut lancée par les chasseurs de la paroisse de Prunières. Elle gagna les rives de la Truyère, dont le bord opposé se trouva malheureusement dégarni, quoique suivant les dispositions faites et ordonnées par M. Duhamel, il eut dû être gardé par les habitants de la ville et paroisse du Malzieu. Le vicaire de Prunières et dix de ses paroissiens se jetèrent dans la rivière et la traversèrent à pied, et presque à la nage, nonobstant la rigueur de la saison. Ils suivirent la Bête pendant longtemps à la trace, la perdirent ensuite dans les bois qui ont beaucoup d’étendue. Elle fut rencontrée, à une heure de l’après-midi, par le valet de ville du Malzieu et quatre paysans de cette paroisse. Le fusil du valet de ville fit faux feu, un des paysans la tira à balle forcée. La Bête tomba au coup sur ses deux jambes de devant en poussant un grand cri que les cinq chasseurs entendirent. Elle se releva promptement ; ils la poursuivirent jusqu’à la nuit sans pouvoir l’approcher d’assez près pour la tirer. Ces chasseurs vinrent nous trouver, le lendemain, vendredi, à Saint-Alban, chez M. le comte de Morangiès où M. Duhamel et moi nous nous étions rendus. Ils nous confirmèrent tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire. Ils ajoutèrent qu’en suivant la Bête ils avaient trouvé quelques gouttes de sang, mais le valet de ville crut que ce n’était point de cet animal, d’autant mieux qu’il n’en avait point laissé à l’endroit où ils l’avaient tirée. Il prétendit que ce sang avait été répandu par un paysan de la troupe que son sabot avait blessé au talon.

« M. le comte de Morangiès présumant sur ce rapport que la Bête pourrait se trouver dans le voisinage du lieu où on l’avait tirée, nous proposa de faire faire avant la chasse générale indiquée pour lundi, une chasse particulière d’un certain nombre de paroisses voisines, et de la fixer à dimanche, le temps étant trop court pour qu’elle pût être exécutée le lendemain, samedi.

« En conséquence, M. Duhamel expédia des ordres pour 17 paroisses, qu’il fit porter par un détachement de ses dragons qu’il avait à Saint-Alban. Il en partit le soir pour y revenir le lendemain avec sa troupe qu’il fut prendre à Saint-Chély.

« Le samedi, je fus au lieu de Javols voir un enfant de 8 ans que la Bête avait enlevé devant la porte de sa maison, le premier de ce mois, qu’elle entraîna environ 200 pas, et qu’elle abandonna ensuite, étant poursuivie par un homme et par un chien.

« Dans le temps que j’étais à Javols, la Bête coupa la tête et le col, vers les trois heures de l’après-midi, à une jeune fille d’environ 14 ans, auprès du village de Mialanette, paroisse du Malzieu[6]… Un paysan qui l’aperçut emportant cette tête dans un bois, y accourut… on trouva la tête entièrement rongée…

« M. le comte de Morangiès qui demeure à demi-lieue de Mialanette, accourut avec les gens de sa maison dès qu’il fut informé de l’accident. M. Duhamel s’y rendit dans le même temps, ils firent tendre des pièges ; on laissa le cadavre exposé à l’endroit où on l’avait trouvé, et M. Duhamel embusqua des dragons dans le voisinage et à la portée du fusil. Le lendemain dimanche, nous fîmes la chasse ordonnée sur les dix-sept paroisses, dont les habitants guidés par leurs seigneurs ou leurs consuls vinrent tous aboutir, en chassant, au lieu dont nous étions convenu. Il se trouva au point de réunion plus de deux mille personnes. Le terroir de Mialanette était dans l’enceinte de cette chasse. L’on battit longtemps les bois, le pays était couvert de neige. L’on n’aperçut nulle part aucune trace…

« Le lendemain lundi, l’on fit la chasse générale dans le même ordre que celle du jeudi, quoique le temps fut cruel, qu’il tombât beaucoup de neige, et que le vent fut des plus violents. L’on chassa depuis le matin jusqu’à la nuit, ce fut encore infructueusement. La Bête ne fut vue nulle part…

« Les deux chasses générales et particulières se sont faites dans le plus grand ordre. Il n’est arrivé aucune sorte d’accident quoiqu’il y eût environ vingt mille hommes en mouvement. Les seigneurs du pays les plus qualifiés ont été les premiers à donner l’exemple : M. le comte de Morangiès et M. son frère ; M. le comte d’Apchier et son fils, M. le comte de Saint-Paul et autres étaient à la tête des gens de leurs terres…

« On n’a aperçu que quatre loups à toutes ces chasses et il y en a eu un de tué le lundi[7]. »


Dans la région d’Auvergne la chasse n’avait été ni plus facile ni plus fructueuse :


« M. le comte d’Apchier, M. le prieur de la maison de Pébrac ont fait une autre chasse le même jour, sur les frontières de Gévaudan, et dans les bois qui avoisinent les paroisses de Charaix, Pébrac, Chazelles et Desges qui sont toutes placées sur les limittes de cette province[8]. »

« Il ne nous fut pas possible de pénétrer dans les bois, la quantité de neige et les brouillards qui n’ont cessé que d’aujourd’hui en ont été l’obstacle… nous nous bornâmes à cotoyer les bois et à battre les bruyères voisines, sans apercevoir aucune trace de la Bête féroce qui parut le 5 du présent aux environs du bois du village de Lescure, paroisse de la Chapelle-Laurent, où je m’étois rendu pour faire faire la battue des bois…[9]. »


Enfin, M. de Montluc, dans une lettre du 9 février, résume ainsi le résultat de la journée du 7 :


« La chasse du 7 n’a pas réussi… je n’ay pas ouï dire qu’elle ayt été vue en Auvergne, où il faisoit ce jour-là un brouillard extrêmement épais…

« … Sa ruse étonne si fort le paysan, que c’est une opinion générale chez eux qu’il y a là-dedans quelque chose de surnaturel, et souvent même il est entretenu dans cette idée par gens lettrés en qui il a confiance[10]. »


Qu’il y eût ou non du surnaturel, une chose était incontestable, c’est que cet animal était bien difficile à tuer.

Tant d’hommes contre une seule bête, et c’est encore la Bête qui l’emportait ! Combien devaient être tristes ces déclins de journées, combien piteux ces retours de la chasse, les cavaliers épuisés, les chevaux harassés, les chasseurs exténués, et les rabatteurs, de la tête aux pieds, trempés jusqu’aux os par la neige, par le givre des taillis et le brouillard pénétrant de ces montagnes, les uns et les autres ayant perdu l’espérance qui, le matin même, leur mettait au coeur cette flamme de vaillance, bien nécessaire pour supporter ces dures fatigues auxquelles la nuit seule mettait un terme !

Et alors pour les pauvres mères, les terreurs ni les angoisses n’étaient donc point finies, et de longues journées allaient donc encore se lever, où il faudrait vivre dans les transes, et s’attendre à chaque instant à apprendre qu’un de leurs enfants venait d’être la proie de la Bête cruelle !

  1. a et b Ibid., C. 1731. Doc. inéd.
  2. a et b Ibid., C. 1731. Doc. inéd.
  3. Ibid. 1731. Doc. inéd.
  4. Archiv. du Puy-de-Dôme. C. 1731.
  5. Archiv. du P.-de-D. C . 1732.
  6. « Ce jourd’huy, 11 février 1765, a esté enterrée Marie-Jeanne Rousset de Mialannes en cette paroisse, âgée d’environ douze ans qui avoit esté en partie dévorée le neuf du présent mois, par une Bête entrefophage (sic) qui ravage ce pays depuis près de trois mois.
    André Portal et Benoît Martin présens audit enterrement.
    Signé : Constand, curé.

    (Registres du Malzieu. Greffe de Riom, cour d’appel.)

  7. Archiv. de l’Hérault. Pourcher, p. 209, et suiv.
  8. Lettre de M. Marie à Langeac. Archiv. du P.-de-D. C. 1732.
  9. Lettre de M. Gueyffier, à Brioude. Ibid.
  10. Ibid.