La bataille de Denain et la paix d’Utrecht/02

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La bataille de Denain et la paix d’Utrecht
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 649-674).
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LE
TRAITE D'UTRECHT


I

Dans notre étude sur la bataille de Denain[1], nous avons montré les extrémités où la France fut réduite de 1709 à 1712, l’acharnement d’ennemis ardens dans leur passion, pleins de confiance dans leur force, enivrés de leur succès jusqu’à l’imprévoyance. On a vu naître et mûrir le projet de couper la ligne d’opération du prince Eugène, l’application de Villars à guetter le moment propice pour l’exécution, enfin comment cette manœuvre, habilement combinée, avait été heureusement accomplie. Il nous reste à exposer quelle avait été la conduite diplomatique de nos affaires avant Denain, et quelles furent les conséquences politiques de cette journée.

Le ministère tory avait été amené par la nécessité de sa situation à désirer la paix. La reine Anne y cherchait la satisfaction de n’avoir plus besoin des Marlborough, et la nation anglaise y trouva l’avantage plus sérieux de conclure un traité favorable à ses vrais intérêts. Dans cette conclusion de la guerre de la succession d’Espagne, le cabinet anglais déploya ce grand esprit politique qui a fait depuis à l’Angleterre une si large part d’influence dans les affaires européennes. De la paix d’Utrecht, ménagée par les tories, date, à vrai dire, la prépondérance de l’Angleterre. Le cabinet tory fut renvoyé violemment en 1714, mais les whigs respectèrent le traité d’Utrecht, et en firent le point de départ de leur politique nouvelle et rajeunie. C’était la plus vaste négociation qui eût été ouverte depuis la paix de Westphalie. Il s’agissait encore de régler l’équilibre des puissances, de remanier la carte des états européens de fixer le sort des immenses domaines de la monarchie espagnole dans les deux mondes, de déterminer les limites de la France et de consacrer son unité territoriale ; enfin les questions de commerce y prenaient une importance qu’elles n’avaient jamais elle jusqu’à ce jour.

Quoique la durée des conférences d’Utrecht ait été moins longue que celle du congrès de Westphalie, elle n’en a pas moins été marquée par des incidens imprévus, aussi considérables qu’émouvans, et qui lui ont donné une couleur dramatique. J’ai sous les yeux la correspondance de Louis XIV avec ses plénipotentiaires pendant la négociation. En lisant ces belles dépêches, on ne saurait se défendre d’un sentiment d’admiration pour la grandeur calme et sereine du vieux roi. Ses lettres ne respirent pas seulement la fierté d’un monarque qui a donné son nom à un siècle ; elles expriment, en face d’injustes exigences, le sentiment profond du droit et la confiance religieuse dans son triomphe définitif. On éprouve même à cette lecture un sentiment national très prononcé. La passion qui a quelquefois égaré le grand roi était une passion de la France. Pour la satisfaire, on avait beaucoup lutté, beaucoup souffert, et nul en ce pays ne pouvait se résoudre à la reléguer au rang des chimères. Voilà le secret des sympathies et de la fidélité dont Louis XIV malgré ses fautes a été l’objet dans ses vieux jours, et que Denain a éclairé d’un reflet inattendu d’espérance et de gloire ; mais à travers les nobles inspirations percent les vieux mépris, les ressentimens vivaces de Louis XIV contre ses ennemis et parfois la velléité de reprendre ces airs de hauteur qui avaient soulevé l’Europe contre lui ; peu s’en faut même qu’après Denain il ne rompe encore en visière. Le bon sens de M. de Torcy pèse visiblement sur le roi, et les plénipotentiaires d’Utrecht secondent merveilleusement le prudent ministre. Louis XIV a des visions d’orgueil incroyables jusque dans ses calamités : il faut qu’on fléchisse son courroux en faveur des Hollandais, ses vainqueurs de la veille, et ses ministres, si bien persuadés des périls de la situation, ont soin de ménager ces sentimens du roi. Quoi qu’il en soit, ce langage imperturbablement hautain sur le bord même de l’abîme est d’un effet extraordinaire, et n’a d’égal que l’incomparable habileté avec laquelle la négociation fut conduite. Le roi lui-même parut s’y surpasser. Ce fut du reste la dernière grande affaire de son règne.

Il est bien vrai que les événemens politiques avaient changé de face pendant l’année 1711 malgré la persistance des succès militaires de la coalition en Flandre et en Italie. Le sort des armes n’avait point tourné de même en Espagne. A peine les tories arrivaient-ils au pouvoir que le général Stanhope était obligé (7 décembre 1710) de mettre bas les armes à Brihuega devant Philippe V avec un corps de 6,000 Anglais, et cet événement avait fait en Angleterre une vive sensation, augmentée encore par la nouvelle qui suivit la bataille de Villaviciosa (10 décembre), où l’armée autrichienne, déjà vaincue à Almanza par le maréchal de Berwick, fut de nouveau et plus complètement battue par le duc de Vendôme. La nation espagnole était révoltée qu’on la comptât pour rien dans la disposition de sa souveraineté, et qu’on traitât à La Haye ou à Gertruydenberg la question de savoir qui régnerait à Madrid. Elle avait eu jadis des griefs égaux contre tous les prétendans, parce que tous l’avaient blessée par les partages anticipés que l’on connaît ; mais depuis qu’elle avait adopté le duc d’Anjou, la cause de ce jeune prince s’était confondue avec celle de l’indépendance nationale, et il faut reconnaître qu’il se montra digne de la vigueur déployée pour le soutenir. Philippe V gagna des batailles pendant que son aïeul en perdait, et il s’affermit dans la lutte pendant que Louis XIV semblait y succomber. Le bon état dans lequel sa constance et ses généraux avaient mis ses affaires ne fut pas sans influence sur le rétablissement de celles de son aïeul.

La défaite des armes anglaises et autrichiennes dans la péninsule fit donc à Londres une impression d’autant plus profonde qu’on y attachait plus d’importance à la guerre d’Espagne proprement dite. Le marché espagnol était perdu pour l’Angleterre, et au bénéfice de la France, qui trouvait dans ses traités de commerce avec Philippe V d’utiles compensations à ses infortunes. D’autre part, l’Espagne, d’après le témoignage même d’une pétition adressée par le conseil d’état des Provinces-Unies aux états-généraux (13 novembre 1711), « depuis que le duc d’Anjou était monté sur le trône,… avait commencé de se relever de la grande décadence où elle était tombée après la paix de Vervins, sous ses trois derniers rois, et avait fourni plus de troupes qu’elle n’avait fait auparavant pendant cinquante années. » L’Angleterre et la Hollande au contraire, malgré leurs victoires, étaient depuis longtemps presque aussi épuisées que la France. Une paix avantageuse à ces deux puissances aurait pu être faite en 1709 ou 1710 ; au lieu de cela, une guerre ruineuse continuait. Les cabinets de Vienne, de La Haye et de Londres poursuivaient une lutte à outrance, et la résistance désespérée à laquelle on avait poussé la France et l’Espagne portait déjà ses fruits dans ce dernier royaume, et menaçait de nous ramener la victoire dans les Flandres. En 1711, l’énergie de notre armée avait suspendu l’invasion sur tous les points. La France jouait sans doute sa dernière partie, mais un succès éclatant pouvait en un jour la remettre à flot. Lord Bolingbroke, doué d’un esprit vif et pénétrant, jugea sainement la situation. Il écrivait à un de ses anus : « Nous brûlons à petit feu, » et plus tard à M. Buys, pensionnaire de Hollande : « Il faut faire à mauvais jeu bonne mine. »

Ainsi poussé par le sentiment vrai de l’intérêt général et par la nécessité de son intérêt particulier, le cabinet tory résolut de faire discrètement une tentative de pacification. Il trouva sous sa main un agent sans conséquence, mais qu’il jugea propre à remplir sa mission dans le plus profond secret. C’était un abbé Gautier, prêtre français fort obscur, passé en Angleterre, en qualité d’aumônier de l’ambassadeur de France après la paix de Riswyck. L’abbé Gautier s’était introduit auprès de lady Jersey, catholique, et il était resté à Londres après la rupture qui suivit l’acceptation du testament de Charles II par Louis XIV ; il était fort intelligent, instruit de l’état des affaires et capable de remplir prudemment un message. Le comte de Jersey l’ayant présenté à lord Bolingbroke, celui-ci lui demanda gaîment s’il voulait courir la chance d’obtenir 30,000 livres de rente ou d’être pendu. « Divers hasards, lui dit-il, peuvent vous faire pendre comme espion ; mais, si vous réussissez, vous pouvez rendre un grand service. » Gautier accepta la commission, et lord Bolingbroke lui donna ses instructions. Il s’agissait de faire le voyage de Versailles sans passeports ni lettres de créance, et de se présenter chez M. de Torcy, auprès duquel il pourrait s’accréditer par certains détails de nature à prouver au ministre français que sa mission émanait véritablement du gouvernement britannique. Ainsi introduit, Gautier devait informer M. de Torcy que la reine Anne souhaitait la paix, mais que le cabinet tory ne pouvait pas ouvrir une négociation directe avec la France, qu’il fallait par conséquent que le roi proposât encore aux Hollandais de renouer des conférences pour la paix générale, et qu’une fois ouvertes, l’Angleterre prendrait ses mesures pour les faire aboutir heureusement.

M. de Torcy a raconté avec esprit, dans ses Mémoires, l’arrivée inopinée de l’abbé Gautier auprès de lui. « Voulez-vous la paix ? dit ce dernier au ministre. Demander alors à un ministre du roi s’il souhaitait la paix, c’était, ajoute Torcy, demander à un malade s’il voulait guérir. » Il accueillit cependant avec beaucoup de prudence la communication de l’abbé, et, sans s’expliquer sur le fond des choses, il répondit que la dignité du roi ne lui permettait pas de traiter par la voie des Hollandais, mais que l’entremise de l’Angleterre elle-même lui serait agréable. L’abbé demandait à M. de Torcy une simple lettre de compliment pour lord Bolingbroke, afin de justifier de l’accomplissement de sa mission. La lettre fut donnée, et l’abbé repartit pour Londres, d’où il ne tarda pas à revenir pour demander de la part des ministres anglais à M. de Torcy un mémoire détaillé des conditions auxquelles la France désirait la paix. Tout cela se passait du mois de janvier au mois d’avril 1711. M. de Torcy était trop avisé pour se commettre inconsidérément ; sa réponse fut très circonspecte, elle portait simplement que le roi offrait de traiter de la paix sur la base des conventions suivantes : 1° que les Anglais auraient des sûretés réelles pour exercer désormais leur commerce en Espagne, aux Indes et dans les ports de la Méditerranée ; 2° que le roi consentait à former dans les Pays-Bas une barrière suffisante pour la sûreté de la république de Hollande, barrière qui serait au gré de la nation anglaise : le roi promettait également des avantages pour le commerce des Hollandais ; 3° qu’on chercherait sincèrement les moyens raisonnables de satisfaire les alliés de l’Angleterre et de la Hollande ; 4° que la monarchie espagnole serait maintenue au pouvoir du roi Philippe V avec des satisfactions convenables pour les puissances confédérées ; 5° que des conférences pour traiter de la paix sur ces bases seraient incessamment ouvertes, et que les plénipotentiaires du roi y traiteraient avec ceux de l’Angleterre et de la Hollande, seuls ou conjointement avec ceux de leurs alliés, au choix de l’Angleterre. Cette note était datée de Marly le 22 avril 1711, elle fut communiquée par lord Bolingbroke à lord Raby, ambassadeur d’Angleterre auprès des états-généraux, avec ordre d’en donner connaissance discrètement au grand-pensionnaire Heinsius, mais point au duc de Marlborough. Heinsius s’y montra fort peu favorable, les autres députés hollandais furent moins hostiles ; mais le comte de Sinzendorf, ambassadeur de l’empereur, en ayant eu confidence, en témoigna beaucoup d’humeur.

Le 17 de ce même mois, un autre événement venait d’arriver, inattendu autant qu’heureux pour les destinées de la France. L’empereur Joseph Ier, fils et héritier de l’empereur Léopold, était mort, jeune encore, sans laisser d’enfans. Son frère, l’archiduc Charles, celui que la coalition reconnaissait comme roi d’Espagne sous le nom de Charles III, lui avait succédé dans les états héréditaires de la maison d’Autriche, et le remplaça quelques mois après dans la dignité impériale sous le nom de Charles VI. Il s’ensuivait ainsi qu’après des efforts inouïs la guerre allait aboutir, si la coalition triomphait, au résultat que l’Angleterre et la Hollande avaient toujours repoussé, le rétablissement de la monarchie de Charles-Quint. On avait voulu empêcher que Louis XIV ne gouvernât l’Espagne, l’Amérique, les Pays-Bas, la Lombardie, le royaume de Naples et de Sicile sous le nom de son petit-fils ; allait-on réunir tant d’états sous la domination de l’empereur d’Allemagne, déjà si puissant par la possession des états héréditaires d’Autriche ? Était-ce pour un tel but que l’Angleterre payait 7 millions de livres sterling comme subsides de guerre ? Les combats de dix années, la polémique permanente des publicistes de la coalition, avaient eu pour objet proclamé le rétablissement de l’équilibre européen, et de cette longue lutte allait résulter cependant la destruction de cette balance politique si chère à la Hollande et si constamment soutenue par l’Angleterre. La passion pouvait souffler toujours la guerre, la raison conseillait dès ce moment la paix aux deux états coalisés. Devant l’opinion, leur politique était désormais faussée, si l’on persistait dans les voies suivies jusqu’à ce jour. Le parti whig était déconcerté ; l’intérêt de la maison d’Autriche et l’animosité des trois grands meneurs de la coalition restaient seuls au même point, tout le reste était changé par l’élection impériale de Charles VI. L’intérêt anglais était cette fois identique à celui du ministère tory. Aussi la propension pacifique du ministère fut-elle dès lors plu& ouvertement dessinée, et lord Bolingbroke résolut d’affronter hardiment la colère des whigs. Pour les esprits politiques indépendans de tout engagement de parti, l’impossibilité de maintenir la bifurcation qui existait dans la maison d’Autriche devait ramener l’Europe à reconnaître la monarchie de Philippe V, avec des précautions toutefois pour faire obstacle à l’ingérence de la France dans les affaires de la péninsule.

La coalition, d’abord si bienvenue à Londres, y perdit ainsi la faveur vers la fin de 1711 ; elle tendait à relever le colosse gigantesque d’une puissance impériale qui aux états héréditaires des Habsbourg, déjà prépondérans en Allemagne, aurait réuni la succession d’Espagne, c’est-à-dire la plus grande force continentale de l’Europe et la plus grande richesse coloniale du monde. Toutes ces raisons, qui enhardissaient le cabinet tory, ouvrirent les yeux à la partie éclairée de la nation anglaise, et, un nouveau parlement étant convoqué, la reine lui proposa la question d’une paix raisonnable, mais en la préparant en secret ; elle ne pouvait pas encore se séparer publiquement de la Hollande, où les esprits étaient indécis, et de l’empire, auquel des liens étroits la tenaient attachée. Pendant que son cabinet négociait, Marlborough était en campagne ; il avançait toujours en Flandre. En août 1711, il forçait les lignes de Villars, de Montreuil à Valenciennes ; en septembre, il prenait Bouchain, il s’avançait sur Le Quesnoy, et de là jusqu’à Paris, il semblait qu’il n’y eût plus aucun rempart à lui opposer.

Persistant dans son œuvre pacifique, le cabinet anglais avait fait écrire le 8 mai par l’abbé Gautier à M. de Torcy une lettre qui avançait la négociation. L’agent secret mandait au ministre français qu’il avait rendu le mémoire dont on l’avait chargé le 22 avril, qu’on l’avait lu, examiné et communiqué aux états-généraux de Hollande, qu’après avoir fait ce pas on croyait raisonnable de provoquer une explication sur le contenu du premier article, et que le ministre français fit connaître ce qu’il entendait par ces paroles : que les Anglais auraient des sûretés réelles pour exercer désormais leur commerce en Espagne, aux Indes et dans les ports de la Méditerranée. L’abbé Gautier sollicitait une prompte réponse. Le marché était nettement proposé. L’habile Torcy y répondit le 31 mai de Marly : « Vous pouvez assurer ceux qui vous emploient que l’on a la parole du roi d’Espagne de laisser aux Anglais Gibraltar pour la sûreté réelle de leur commerce en Espagne et dans la Méditerranée ; vous ajouterez qu’il n’a encore été fait aucune proposition à sa majesté catholique pour la sûreté du commerce des Indes, parce qu’il faut savoir auparavant ce qui peut convenir sur ce sujet à l’Angleterre. Demandez-le donc, et aussitôt que vous m’en aurez instruit, on agira fortement. » La cour de Londres, qui évidemment marchandait en cette affaire, désirait la propriété de quelques places de l’Amérique avec l’île de Minorque, et faisait entendre que, si la France lui procurait ces concessions, elle en recevrait des marques de reconnaissance lorsqu’il s’agirait de régler sa barrière dans les Pays-Bas. Philippe V s’était déjà résigné au sacrifice de Gibraltar et de Minorque ? mais Louis XIV, espérant lui sauver l’un ou l’autre, ne se pressa pas d’informer de ces intentions les ministres anglais, qui eux-mêmes ne s’expliquaient encore que vaguement sur le commerce de l’Amérique espagnole.

Dès que les Hollandais apprirent que l’Angleterre poussait sa négociation avec la France, ils résolurent d’y entrer de leur côté, afin d’enlever à la cour de Londres les avantages commerciaux qu’elle devait s’en promettre. Au fond, leur but était de continuer la guerre aux dépens de l’Angleterre et de se rendre maîtres de la paix, lorsqu’ils jugeraient utile de la conclure. Ils firent dire à M. Torcy par un agent secret que, si le roi voulait renouer directement avec eux, il aurait sujet d’en être satisfait. Le ministère anglais en fut instruit et somma le cabinet de Versailles de s’expliquer catégoriquement à cet égard. Repoussés alors par la France, les Hollandais répondirent à la communication de la reine d’Angleterre que la république était disposée à se joindre à elle pour obtenir une paix définitive et durable. Il y eut à cette heure quelque ralentissement dans l’action de l’Angleterre par suite de difficultés ministérielles que nous ne pouvons détailler ici, mais qui faillirent tout compromettre. La position du ministère s’étant raffermie, la reine envoya le célèbre poète Prior, sous-secrétaire d’état, qui, accompagné de l’abbé Gautier, devait s’aboucher avec M. de Torcy, sonder à fond les intentions du cabinet de Versailles sur les questions multipliées que soulevait la négociation, et surtout s’assurer si le roi avait les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom de son petit-fils. Prior, arrivé à Fontainebleau à la fin de juillet 1711, fut satisfait de l’accueil qu’il reçut et des déclarations qu’il obtint ; mais les prétentions explicites des Anglais parurent exagérées. Si on y eût accédé, l’Angleterre aurait obtenu le monopole du commerce européen. M. de Torcy éluda les difficultés, invoqua la raison et l’intérêt commun, proposa de convertir en négociations officielles les communications échangées jusqu’à ce jour, et de transporter le siège des conférences à Londres, ce qui fut accepté. Ces conférences exigeaient un diplomate consommé. Le roi choisit pour y pourvoir M. Mesnager, député de la ville de Rouen au conseil de commerce, qui joignait à beaucoup de sagesse des lumières très étendues. Ce choix fut parfaitement justifié.

M. Mesnager partit pour Londres avec Prior et l’abbé Gautier, et après plusieurs entretiens avec les membres du cabinet il leur notifia un mémoire dans lequel il déclarait que le roi, abandonnant la cause de la maison de Stuart, qui lui avait été si chère, reconnaîtrait la reine Anne comme souveraine de la Grande-Bretagne et la succession à cette couronne dans la maison de Hanovre ; qu’il donnerait à l’Angleterre l’île de Terre-Neuve et le privilège dont les Français jouissaient alors (l’assiento) de transporter des nègres de la côte d’Afrique dans l’Amérique espagnole ; que Philippe V céderait aux Anglais Gibraltar et l’île de Minorque ; qu’ils auraient pour leur commerce, dans les états de l’obéissance espagnole, tous les avantages accordés à la nation la plus favorisée ; qu’en retour la reine Anne reconnaîtrait Philippe V comme roi d’Espagne et des Indes ; que l’Angleterre concourrait à faire conserver à la France, sur le Rhin et dans les Pays-Bas, la frontière réglée par le traité de Riswyck ; que les électeurs de Bavière et de Cologne, alliés de la France et de l’Espagne, dépouillés pour ce motif de leurs états, y seraient rétablis ; que le premier aurait à titre de dédommagement la souveraineté des Pays-Bas ; que les restitutions et les cessions à faire en Italie seraient ultérieurement réglées dans les conférences pour la paix générale, en exceptant les conditions relatives au duc de Savoie, à qui l’Angleterre s’intéressait d’une façon particulière, et dont on conviendrait préalablement ; que les affaires de commerce seraient débattues et réglées de même, de la manière la plus juste et la plus raisonnable, mais qu’il fallait renoncer à obtenir aucune cession territoriale dans l’Amérique espagnole, parce que le roi d’Espagne n’y consentirait jamais.

Ces propositions satisfirent, au moins en très grande partie, le cabinet britannique, et les conférences officielles s’ouvrirent le 26 août. Quelques questions complémentaires, comme celles de la démolition de Dunkerque et de la prohibition du cumul des couronnes de France et d’Espagne, y furent discutées et résolues ; mais on ne put s’entendre sur l’attribution des Pays-Bas à l’électeur de Bavière, ni sur les avantages que l’Angleterre stipulait pour la maison de Savoie, tels que la royauté de Sicile et la réversibilité de la couronne d’Espagne en cas d’extinction de la branche espagnole de Bourbon, ce qui n’empêcha pas néanmoins d’arrêter des articles préliminaires contenant les points convenus, auxquels accédèrent les Hollandais, et d’indiquer un congrès général pour le 12 janvier suivant dans la ville d’Utrecht. Tous les princes et états engagés dans la guerre étaient appelés à ce congrès ; l’Europe presque entière dut donc y prendre part. Les hostilités ne devaient point toutefois être suspendues par les négociations, au moins jusqu’à nouvel ordre, et l’on sait qu’en Flandre elles furent poursuivies, même pendant l’hiver de 1712.

C’est à ce moment que le prince Eugène fit le voyage de Londres dont nous avons parlé, voyage pendant lequel il échoua auprès de la reine et des ministres, mais en remuant les partis et en créant des difficultés réelles à la paix. Afin de couper court à ces menées, la reine convoqua le parlement, et le 17 décembre elle annonça aux deux chambres la résolution qu’elle avait prise. « Je vous ai assemblés, dit-elle, aussitôt que les affaires politiques l’ont permis, et je suis bien aise de pouvoir présentement vous dire que, nonobstant les artifices de ceux qui se plaisent dans la guerre, on a réglé le lieu et le jour pour commencer à traiter de la paix générale. » Le 20 décembre, les communes présentèrent à la reine une adresse dans laquelle, après l’avoir assurée de leur dévoûment, elles promettaient de ne rien oublier « pour faire exécuter ses sages projets et rendre inutile la manœuvre de ceux qui voulaient que la nation continuât de faire la guerre. » La chambre des lords, où les whigs étaient en force, montra de l’emportement, et vota en forme d’adresse une critique amère du projet de paix. En présence de ces violences des whigs, le ministère tory crut devoir publier un manifeste pour exposer et défendre sa politique ; il ne garda plus aucun ménagement avec ses adversaires. Marlborough fut révoqué de son commandement, il eut un procès scandaleux à soutenir, et le ministère ne craignit pas de dire à l’Angleterre « qu’elle n’avait combattu que pour accroître les richesses et le crédit d’une seule famille, enrichir des usuriers et fomenter les desseins pernicieux d’une faction. » Abordant la question de la couronne d’Espagne, le ministère proclamait que la face des affaires avait bien changé en Europe depuis la mort de l’empereur Joseph. « Nous avons déjà fait une bévue, disait-il, en n’acceptant pas la paix dans le temps que les affaires étaient sur l’ancien pied ; nous devons craindre d’en faire une autre aujourd’hui que la situation des choses est différente. »


II

Les conférences du congrès s’ouvrirent le 29 janvier 1712 à l’hôtel de ville d’Utrecht La ville avait été neutralisée à cet effet, comme l’avaient été Munster et Osnahrück pour la paix de Westphalie ; mais au début même des conférences un incident parut devoir en compromettre le résultat sur un chef important. L’adjudication des provinces des Pays-Bas espagnols était une des questions difficiles du règlement de la succession d’Espagne. La Hollande voulait avoir un voisin de son goût ; elle craignait en 1712 un petit-fils du roi de France, comme elle avait craint à Munster le roi de France lui-même. L’Angleterre lui venait en aide aujourd’hui, ayant au XVIIIe siècle un intérêt qu’elle n’avait pas en 1648. Le maintien de la séparation entre les provinces belgiques et la France apparaissait au cabinet tory et a continué d’être depuis lors l’une des principales maximes de la politique continentale de l’Angleterre. En 1698, avant le testament de Charles II, Louis XIV, dans un de ces traités de partage anticipé qui lui ont été tant reprochés, avait consenti, à titre de satisfaction pour l’Europe, à ce que les Pays-Bas fussent attribués à un prince bavarois son allié, allié aussi à la maison d’Autriche espagnole. Le 2 janvier 1712, Louis XIV fit concéder par un acte émané de Philippe V l’abandon des Pays-Bas à l’électeur de Bavière. Il fut facile de voir dès l’ouverture du congrès que cet acte de donation passé en faveur d’un prince dévoué à Louis XIV, et à qui le roi de France voulait marquer sa gratitude personnelle, n’était point accepté comme un fait accompli. Les plénipotentiaires ayant déposé dès les premières séances leurs offres et demandes spécifiques, les Hollandais comprirent dans leurs postulata l’attribution des Pays-Bas à la maison d’Autriche, et ils furent appuyés dans ce vœu par les plénipotentiaires d’Angleterre.

Louis XIV avait envoyé comme ses plénipotentiaires à Utrecht le maréchal d’Huxelles, l’abbé de Polignac et M. Mesnager. Le premier était un homme d’esprit et de cœur, militaire distingué, épicurien aimable, négociateur souple et ferme à la fois, déjà employé aux conférences de Gertruydenberg, et que des rapports de plus d’un genre conduisirent à une amitié intime avec lord Bolingbroke. L’abbé de Polignac s’était fait connaître avec avantage par son ambassade de Pologne en 1693 ; il était aussi l’un des plénipotentiaires de Louis XIV à Gertruydenberg, où il fut fort remarqué[2]. Il avait rédigé cette énergique protestation qui fit alors une sensation non oubliée, et qu’on peut lire dans les mémoires du temps. Quant à M. Mesnager, la manière dont il avait rempli sa mission à Londres lui avait acquis la confiance du roi. Louis XIV remit à ces messieurs, pour leur servir d’instruction, un long mémoire qui est un chef-d’œuvre de politique et de rédaction diplomatique. Nous y lisons, en ce qui concerne les Pays-Bas, ces lignes qui nous livrent le secret de la négociation et de la politique de Louis XIV. « Ce qui regarde les intérêts et la satisfaction de l’électeur de Bavière mérite d’autant plus de considération qu’outre l’affection particulière dont le roi honore ce prince, sa majesté est engagée par les traités faits avec lui à le dédommager de ses pertes, et le poids en tomberait sur elle, si la cession que le roi d’Espagne lui a faite des Pays-Bas n’avait pas lieu, ou s’il était impossible de trouver quelque autre moyen de lui procurer une satisfaction convenable. La première à demander est qu’il soit rétabli dans ses états, dans sa dignité et dans son rang de premier électeur, que la cession que le roi catholique lui a faite des Pays-Bas subsiste et qu’elle soit exécutée, aux conditions marquées pour la satisfaction des Hollandais. Plus il sera puissant, plus il assurera leur barrière ; mais, s’ils pensent différemment, les susdits plénipotentiaires proposeront que les Pays-Bas lui soient laissés aux mêmes conditions, et que la Bavière, avec la dignité électorale, soit donnée au prince, son fils aîné, dont on ferait le mariage avec l’archiduchesse fille aînée du feu empereur Joseph. Ils proposeront encore de rétablir l’électeur de Bavière dans la possession de ses états, de sa dignité et de son rang, et de lui conserver les deux provinces de Luxembourg et de Namur, dont il est présentement en possession. Ces propositions épuisées, si les Hollandais s’opposent constamment aux avantages de l’électeur de Bavière, et si même il ne reste aucune espérance d’obtenir pour lui la restitution de son pays, autrement que démembré, les susdits plénipotentiaires proposeront, comme un dernier expédient, d’obliger l’archiduc à céder à ce prince le royaume de Naples en échange de la Bavière, que l’électeur céderait à la maison d’Autriche. Elle deviendrait certainement bien puissante en Allemagne, si elle unissait encore cet état aux pays héréditaires, et cette acquisition serait plus avantageuse et plus solide pour elle que la conservation douteuse du royaume de Naples. Moyennant la cession du royaume de Naples à l’électeur de Bavière, il remettrait, outre son électorat, les Pays-Bas à la disposition des Hollandais, en sorte qu’ils pourraient les garder pour eux-mêmes, s’ils le désiraient ; le roi d’Espagne, pour l’en dédommager, lui céderait le royaume de Sicile, que l’électeur posséderait avec celui de Naples, et de cette manière ce prince et les Hollandais auraient sujet d’être contens. Les Anglais le devraient être aussi de voir le port de Messine sous une domination dont ils n’auraient à craindre aucune liaison secrète avec les Hollandais. Le sieur Prior était persuadé, lorsqu’il vint à Fontainebleau, que la reine sa maîtresse comptait que les Pays-Bas retourneraient sous le pouvoir du roi d’Espagne ; mais il se trompait, et l’Angleterre ne consentira pas à laisser ces provinces entre les mains d’un prince de la maison de France. Toute autre disposition convient même beaucoup mieux au roi, car il est de son intérêt et de celui de son royaume que la bonne intelligence subsiste entre la France et l’Espagne, et les Pays-Bas, possédés par le roi catholique, produiraient des sujets de querelle et de division qu’il est de la prudence d’éviter. Il faut, s’il est possible, maintenir la cession faite en faveur de l’électeur de Bavière ; mais, s’il est du bien public qu’elle soit changée, la même raison demande que ces provinces soient données à la république de Hollande, ou qu’elles restent enfin dans le partage de l’archiduc, plutôt que de retourner sous l’obéissance du roi d’Espagne. Mais, en cas que l’une ou l’autre de ces deux dispositions eût lieu, le roi demanderait la démolition des fortifications de Luxembourg ; sa majesté a sujet de prétendre des barrières, quand toute l’Europe en demande contre la France, et rien ne serait plus juste que de raser une place qui ouvre l’entrée du royaume, sans donner aucune ouverture pour pénétrer en temps de guerre dans le pays ennemi. Il ne faut pas au moins avoir à se reprocher d’avoir négligé de faire une tentative que les susdits plénipotentiaires abandonneront, lorsqu’ils jugeront qu’elle pourrait être contraire à la conclusion de la paix. »

Il était une autre question qui tenait vivement à cœur à la reine Anne, et qui, heurtant les sentimens profonds de Louis XIV, faillit tout brouiller à Utrecht : c’était le règlement des intérêts du duc de Savoie. M. de Torcy et lord Bolingbroke y épuisèrent longtemps leur habile et bonne volonté sans parvenir à rapprocher leurs souverains sur ce point très délicat. Les instructions confidentielles de Louis XIV nous livrent encore à ce sujet la pensée intime du roi. Pour les comprendre, il faut se souvenir que depuis le commencement de la guerre de la succession la Savoie avait été envahie par la France, et qu’elle était encore en 1712 au pouvoir de Louis XIV, qui de son côté avait perdu Exilles et Fenestrelles, en Dauphiné. La maison de Savoie avait rendu de grands services à la coalition, elle y avait perdu une partie de ses états, beaucoup souffert pour les autres, et l’Angleterre, qui avait trouvé en elle une alliée très dévouée, réclamait en sa faveur non-seulement la restitution des biens perdus, mais encore d’amples dédommagemens, tels que la dignité royale, la réversibilité de la couronne. d’Espagne, etc. Elle demandait encore, pour le duc de Savoie, la Sicile ; mais cette cession n’était pas du goût de Louis XIV, qui avait d’autres vues sur ce pays. Il mandait donc à ses plénipotentiaires : « Si la raison d’état oblige le gouvernement d’Angleterre à s’intéresser à la barrière des Hollandais, l’inclination pour le duc de Savoie et le soin qu’il a pris de ménager cette couronne sont de fortes raisons qui la portent à donner une attention particulière aux intérêts de ce prince. Il est regardé par la cour d’Angleterre comme un allié fidèle, prêt à suivre tous les mouvemens de cette cour, à faire la guerre et la paix conjointement avec elle, et sur ce fondement elle se croit obligée à ne le pas abandonner. Elle a donc sollicité le roi de s’expliquer au sujet de la barrière que sa majesté lui accorderait et de déclarer aussi ses sentimens sur le projet d’augmenter encore les états que le duc de Savoie s’est nouvellement acquis en Italie. Le sieur Mesnager avait promis la restitution de la Savoie et des domaines qui appartenaient à ce prince au commencement de la guerre présente, le roi continue cet engagement ; mais la restitution de la Savoie et du comté de Nice est mise à un prix médiocre, lorsque sa majesté se contente de la restitution d’Exilles et de Fenestrelles, places situées en Dauphiné et qui ne donnent point d’entrée en Piémont, Elle veut donc que ses plénipotentiaires insistent sur la restitution de l’une et de l’autre pour équivalent des restitutions que le roi veut bien faire au duc de Savoie. Quant à son agrandissement en Italie, sa majesté le regarde comme le bien de cette partie de l’Europe, dont la liberté sera bientôt entièrement opprimée, s’il ne s’élève un prince assez puissant pour la défendre contre les desseins des ambitieux et les entreprises de l’archiduc, plus haut et plus ardent à envahir de nouveaux états qu’aucun de ses prédécesseurs ne s’est encore montré. Il convient donc que le duc de Savoie réunisse tout le Milanais sous sa domination. Le roi ne s’y opposera pas, au contraire. Cette réunion faite, sa majesté le traitera de roi de Lombardie. Elle l’a confié à l’Angleterre, et même elle l’a fait savoir à ce prince. Comme il aurait autrefois cédé au roi le duché de Savoie et peut-être encore le comté de Nice, s’il eût acquis par la protection de sa majesté le duché de Milan, c’est une demande médiocre à lui faire que celle de la restitution de deux-places situées dans le royaume, en lui rendant Nice et la Savoie et travaillant de concert à lui procurer le Milanais. C’est en cette occasion qu’il faut que les Anglais et les Hollandais s’expliquent hautement et qu’ils parlent avec fermeté en faveur de ce prince. La crainte qu’ils sauront imprimer à l’archiduc sera le seul moyen capable de le contraindre à céder les états d’Italie, car ils sont depuis longtemps l’objet des désirs de la maison d’Autriche. Nulle raison ne lui persuadera d’y renoncer volontairement, et si l’archiduc n’est convaincu qu’en irritant ses alliés par le refus des conditions qu’ils lui proposeront ils deviendront bientôt ses ennemis, leurs instances auprès de lui seront inutiles. Ils l’avertiraient en vain qu’ils sont les de porter le poids d’une guerre entreprise pour lui et qu’il doit être satisfait de l’acquisition des Pays-Bas ; il faut y ajouter une déclaration formelle d’unir contre lui leurs forces, si, non content de l’empire, des pays héréditaires et des Pays-Bas, il s’oppose au rétablissement du repos général de l’Europe. »

La reconnaissance de l’électeur de Brandebourg comme roi de Prusse n’était contestée par personne, mais le roi repoussait toute prétention sur la principauté d’Orange, et quant aux récriminations des princes de l’empire au sujet de l’Alsace, il disait que, bien loin de se faire un point capital de resserrer les frontières de la France, il serait au contraire de leur prudence de faciliter au roi les moyens de leur donner des secours contre la puissance menaçante de l’empereur, « secours, ajoutait-il, dont ils auront besoin tôt ou tard ; mais jusqu’à présent l’aveuglement a été grand, et si les ministres des princes d’Allemagne se rendent à l’assemblée, ce ne sera pas merveille de les voir agir contre eux-mêmes et former des demandes insensées, pour affaiblir les frontières de la France, sous les vains prétextes de barrière et de sûreté de l’empire. Ils y comprendront Strasbourg, l’Alsace, les trois évêchés, car il ne coûte rien à ceux qui s’étudient à plaire à la cour de Vienne de faire de pareilles listes, qui certainement ne seront jamais du goût de ceux qui désirent sincèrement le rétablissement de la paix. Ainsi le roi s’assure que les plénipotentiaires d’Angleterre les traiteront de visions, et que ceux de Hollande, dont les intentions seront bonnes, ne feront pas plus d’attention à ces vaines idées. Sa majesté veut que ses plénipotentiaires les rejettent absolument, supposé qu’il en soit question. »

Sur ces bases générales de négociation, les choses étaient en train d’arrangement, du moins entre la France et l’Angleterre, lorsqu’un événement nouveau vint assombrir l’horizon ; ce fut la mort du dauphin, connu naguère sous le nom de duc de Bourgogne. Sa femme, célèbre par l’agrément qu’elle répandait autour du vieux roi, était morte à vingt-six ans le 12 février, et le duc ne lui survécut que de six jours. Le duc de Bretagne, leur fils aîné, mourut aussi le 8 mars. Il ne restait donc de toute la lignée royale de France que le jeune prince qui fut depuis Louis XV, alors âgé de deux ans seulement, et qui fut aussi en grand danger, de sorte que Philippe V, oncle du nouveau dauphin, n’était séparé du trône de France, où l’appelait le droit du sang, que par un prince en bas âge et d’une santé chancelante. Cette situation fit naître de sérieuses réflexions dans les cabinets étrangers et compliqua la négociation d’Utrecht. Le ministère anglais dut y porter une sollicitude d’autant plus vive que l’opposition en tirait argument pour rétorquer les objections des tories contre le cumul des couronnes par rapport à la maison d’Autriche. M. de Torcy manda au ministère anglais que le roi persistait dans la résolution de concourir par d’efficaces mesures à prévenir cette réunion des couronnes. Quelles étaient ces mesures ? Il y eut doute un moment, puis les Anglais proposèrent l’idée d’une renonciation de la part du roi d’Espagne, ce qui, le cas échéant de la mort sans descendans du dernier rejeton de Louis XIV, appellerait au trône les branches cadettes de la maison de Bourbon, les d’Orléans et les Condé, à l’exclusion de la branche espagnole. De nombreuses dépêches furent échangées à ce sujet entre les cabinets et les plénipotentiaires.

Mais voilà qu’un mémoire confié par M. de Torcy à l’abbé Gautier remit le cabinet anglais dans l’embarras. « On s’écarterait du but qu’on se propose, était-il dit dans cette note, si l’on contrevenait aux lois fondamentales du royaume. Suivant ces lois, le prince le plus proche de la couronne en est héritier nécessaire. Il succède non comme héritier, mais comme le monarque du royaume, par le seul droit de sa naissance. Il n’est redevable de la couronne ni au testament de son prédécesseur, ni à aucun édit, ni à aucun décret, ni enfin à la libéralité de personne, mais à la loi. Cette loi est regardée comme l’ouvrage de celui qui a établi toutes les monarchies, et nous sommes persuadés en France que Dieu seul la peut abolir. Nulle renonciation ne la peut donc détruire, et si le roi d’Espagne donnait la sienne pour le bien de la paix et par obéissance pour le roi son grand-père, on se tromperait en la recevant comme un expédient suffisant pour prévenir le mal qu’on se propose d’éviter[3]. » C’était, comme on le voit, la théorie pure du droit divin de l’ancienne légitimité. Mise en face de la doctrine de la souveraineté pratiquée par les Anglais, elle surprit et effraya lord Bolingbroke. M. de Torcy, homme pratique, ajoutait que le plus sûr expédient était de s’en tenir au testament du roi d’Espagne Charles II, d’après lequel, le cas advenant de la réunion héréditaire des deux monarchies, le roi d’Espagne devait opter entre la couronne de France et celle d’Espagne, et cette dernière couronne devait passer par voie de substitution, soit à une autre branche collatérale de la maison de Bourbon, les d’Orléans, descendans d’Anne d’Autriche, soit à la maison d’Autriche elle-même, à charge de séparation. Depuis l’avènement de Philippe V, ce prince avait fait approuver par les cortès les dispositions de Charles II, et le droit éventuel de la succession royale espagnole était incontestablement fixé dans ce sens. « Ainsi, continuait M. de Torcy, M. le duc d’Orléans succéderait à Philippe V au défaut de M. le duc de Berry (frère cadet alors encore vivant de Philippe V) après l’option éventuelle de chacun de ces princes pour la couronne d’Espagne. Cette disposition pouvait assurer la séparation perpétuelle des deux monarchies. »

Lord Bolingbroke se hâta de répondre à M. de Torcy que l’expédient proposé ne convenait pas à la reine. En effet, disait-il, en supposant que le cas pût arriver où celui qui était en possession de la couronne d’Espagne aurait le droit de succéder à la couronne de France, qui pouvait assurer que ce prince ne se servirait pas de sa puissance pour conserver l’une et pour acquérir l’autre ? Ce serait une modération sans exemple. « Nous voulons bien croire, ajoutait-il, que vous êtes persuadés en France que Dieu seul peut abolir la loi sur laquelle le droit de votre succession à la couronne est onde ; mais vous nous permettrez d’être persuadés dans la Grande-Bretagne qu’un prince peut se départir de son droit par une cession volontaire, et que celui en faveur de qui cette renonciation se fait peut être justement soutenu dans ses prétentions par les puissances qui deviennent garantes du traité. » M. de Torcy avait placé la question sur le terrain du vieux droit public français, consacré par les parlemens ; lord Bolingbroke la plaça plus judicieusement sur le terrain du droit public inauguré par la révolution d’Angleterre dans l’Europe moderne.

L’échange de dépêches qui eut lieu sur cette question délicate atteste l’importance qu’on y attachait à Londres et à Versailles, et la difficulté d’une solution satisfaisante au point de vue de chacun. Au fond du cœur, Louis XIV hésitait à éloigner définitivement de la succession au trône de France son petit-fils Philippe V, et dans ce sentiment secret il avait pour complice Philippe V lui-même, ainsi que l’a bien prouvé la conspiration de Cellamare sous la régence du duc d’Orléans. Le roi désirait donc réserver à son petit-fils la faculté d’opter entre les deux couronnes. Assurer éventuellement le trône à M. le duc d’Orléans le séduisait peu ; mais il n’osait l’avouer, car il avait besoin de ce prince, qu’il ménageait sans avoir de la sympathie pour lui, bien qu’il ne crût pas au mal qu’on en disait. L’Angleterre voulait au contraire que l’option de Philippe V fût immédiate et irrévocable. C’est sur ce point qu’ont porté les débats et les conférences à Utrecht pendant deux mois. La discussion en était là, lorsque la reine d’Angleterre, fatiguée des obstacles qu’elle rencontrait, proposa un expédient qui ne fut pas accepté : c’était que Philippe V abandonnât l’Espagne et les Indes au duc de Savoie, le client protégé de la reine, qui abandonnerait à Philippe V ses états héréditaires, auxquels on aurait joint le Montferrat et le Mantouan. La Sicile, Naples et les états de Savoie auraient ainsi formé une royauté italienne qui serait restée au pouvoir de Philippe V dans le cas où la succession de France lui serait échue, et les états de Savoie auraient été en ce cas regardés comme provinces de France. En échange, la monarchie espagnole aurait été définitivement acquise à la maison de Savoie, et l’Angleterre faisait remarquer que, si la France y perdait quelque sécurité de voisinage du côté des Pyrénées, elle en serait dédommagée par la sécurité de sa barrière des Alpes. Ces propositions étaient en cours de communication au mois de mai 1712. Louis XIV et M. de Torcy engageaient Philippe V à y souscrire ; mais ce dernier, qui probablement nourrissait l’arrière-pensée de cumul qui s’est produite plus tard, sous la régence, refusa de les accepter. Il ne voulait pas, disait-il, faire un affront à un peuple qui depuis dix ans versait son sang pour lui sur les champs de bataille, et il préféra renoncer nettement à ses droits sur la couronne de France ; il ajoutait qu’en cela même il agissait en bon Français. Cette décision parut un triomphe à la diplomatie anglaise.

Aussitôt qu’elle fut notifiée à lord Bolingbroke, il s’empressa de la faire connaître au parlement par une communication officielle du 17 juin, où la reine disait que le principal motif pour lequel on avait commencé cette guerre avait été l’appréhension que l’Espagne et les Indes occidentales ne fussent unies à la France…., que les dernières négociations avaient suffisamment fait voir combien il était difficile de trouver les moyens d’accomplir cet ouvrage, qu’elle n’avait pas voulu se contenter de ceux qui étaient spéculatifs, mais qu’elle avait insisté sur le solide. « Je puis donc vous dire, ajoutait-elle, que la France en est enfin venue à promettre que le duc d’Anjou (Philippe V) renoncera, tant pour lui que pour ses descendans, à toute sorte de prétention sur la couronne de France, et afin que cet article important ne coure aucun risque, l’exécution doit accompagner la promesse. Il sera donc déclaré que le droit de succéder à la couronne de France, immédiatement après la mort du présent dauphin et de ses enfans, s’il en a, sera dévolu au duc de Berry, puis au duc d’Orléans et à ses fils, et de même au reste de la maison de Bourbon. Pour ce qui regarde l’Espagne et les Indes, la succession de ces états, après le duc d’Anjou et ses descendans, doit descendre à tel prince dont il sera convenu par le traité, en excluant à jamais le reste de la maison de Bourbon… La France et l’Espagne sont donc maintenant plus divisées que jamais, et ainsi, par l’assistance de Dieu, il se trouvera une balance de pouvoir réellement établie en Europe, de manière à n’être sujette qu’à ces accidens imprévus desquels il est impossible d’affranchir entièrement les affaires humaines. »


Le discours de la reine, bien accueilli par les communes, le fut fort mal à la chambre haute. On s’y épuisa en argumens pour prouver que le projet du ministère était fondé sur des chimères et aboutissait à rétablir la monarchie universelle au profit de la maison de Bourbon. Ce fut alors que, pour obtenir une nouvelle garantie de la séparation des couronnes, le ministère anglais demanda au cabinet de Versailles, à titre de complément de sûreté, la renonciation des princes français de la ligue collatérale de Bourbon à toute prétention éventuelle an trône espagnol, comme l’équivalent de la renonciation de Philippe V au trône de tance. Lord Bolingbroke demandait en outre que les renonciations fussent solennellement acceptées par le roi et ratifiées par les états du royaume, tout comme par les cortès d’Espagne. Un armistice devait faciliter le moyen d’accomplir ces grandes et mémorables formalités. Nouvelles objections de M. de Torcy ; malgré les extrémités où l’on était réduit, il répondit le 22 juin « que, pour donner à la reine une preuve évidente de sa confiance absolue, sa majesté lui déclarait que ce serait perdre entièrement tout le fruit d’une négociation conduite heureusement jusqu’au point de la conclusion que d’insister sur la ratification des états du royaume. Les états en France, dit-il, ne se mêlent point de ce qui regarde la succession à la couronne ; ils n’ont le pouvoir ni de faire, ni d’abroger les lois… Comme le roi croit être assuré des véritables intentions de la reine, sa majesté est persuadée que cette princesse cherche seulement une sûreté pour la renonciation, qu’il suffit par conséquent d’en indiquer une plus conforme à nos rasages, et qui me sera pas sujette aux inconvéniens de l’assemblée des états, qui, n’ayant point été convoqués depuis près de cent ans, sont en quelque manière abolis dans le royaume. Cette sûreté sera de faire publier et enregistrer dans tous les parlemens du royaume la renonciation que le roi d’Espagne aura faite, pour lui et ses descendans, à la couronne de France. Les édits et les déclarations revêtus de cette forme on force de loi. Les Français sont accoutumés à cet usage ; il se pratique à l’égard des traités faits avec les puissances étrangères. » Lord Bolingbroke ne fit plus de difficulté. Il reconnut la suffisance de cet enregistrement dans tous les parlemens, et l’on poursuivit le cours des négociations.

III

Pendant que les esprits bien intentionnés s’appliquaient à résoudre une difficulté si capitale, la solution non moins grave de la question de Bavière et de la question de Savoie demeurait indécise, à la grande satisfaction des ennemis de la paix, qui entrevoyaient dans ce dernier débat quelques chances de rupture ; d’autre part on pouvait remarquer dans le camp des alliés, tout comme à Utrecht, une activité menaçante. A Utrecht, le parti autrichien était représenté par le comte de Sinzendorf, homme habile et passionné, dévoué au prince Eugène, et qui ne mettait péril à rien pour arriver à son but. Appliqué à découvrir tous les secrets de la négociation, rien ne lui coûtait pour en déjouer les projets. Il était secondé par un parti hollandais qui jouait le double jeu de ménager l’Angleterre pour participer aux bénéfices d’un traité avantageux, et de flatter les impériaux pour avoir leur compte dans la ruine promise de la monarchie française. Cette activité hostile se traduisait par un redoublement d’ardeur dans les opérations militaires : Le Quesnoy fut enlevé le 4 juillet 1712. Elle se manifestait aussi-par toute sorte d’intrigues. Je n’en citerai qu’une de nature odieuse, dont il n’y a trace, je crois, que dans la correspondance inédite de nos plénipotentiaires, et qui tendait à embaucher le duc d’Orléans dans une conspiration dont l’objet était de lui assurer immédiatement la couronne. Deux dépêches adressées à M. de Torcy ne laissent aucun doute à cet égard. Il ne paraît pas du reste que le séducteur qui avait promis succès à la criminelle proposition ait osé ou pu s’en ouvrir au duc d’Orléans lui-même ; mais l’audace du projet est incroyable.

L’entreprise sur Le Quesnoy mit le duc d’Ormond, successeur de Marlborough en Flandre, dans un grand embarras ; il devait y coopérer, et le prince Eugène voulut l’y compromettre. Celui-ci savait bien qu’il était prescrit au général anglais d’éviter de seconder les opérations des armées alliées, dût-il s’en tirer par des subterfuges. Lors donc que le prince proposa d’assiéger Le Quesnoy, le duc d’Ormond n’y fit pas d’objection ; mais, quand il s’agit de prendre position sur le terrain, il allégua que sa cour ne l’avait pas autorisé à concourir à cette expédition, et il resta en son camp dans une attitude inefficace sans doute pour le prince Eugène, bien que passivement nuisible à Louis XIV, qui, comme on s’en souvient, s’en montra irrité. Ce fut alors qu’une suspension d’armes fut signée entre la France et l’Angleterre, décidée à traiter toute seule s’il était nécessaire. L’exécution de cette mesure préparatoire le 17 juillet porta le prince Eugène à une agression plus prononcée, celle du siège de Landrecies, qui est du même jour. La journée de Denain est du 24, on s’en souvient. L’effet que la nouvelle produisit à Versailles, on le connaît aussi. Ce fut un débordement de joie, dit Saint-Simon. Quant à l’effet produit à Utrecht, il fut foudroyant. Les Hollandais furent matés, les impériaux exaspérés, les Anglais enchantés ; ces derniers étaient fatigués des tracasseries de leurs adversaires. La colère du prince Eugène contre l’Angleterre dépassait toutes les bornes. Il écrivait au comte de Sinzendorf : « Les Français profitent de la conjoncture et n’ont pas tort ; mais les Anglais méritent bien la corde. » Eugène était de son côté l’objet de toutes les récriminations. Marlborough lui-même lui envoyait sa condamnation d’Aix-la-Chapelle[4].

Il y eut aussi des explications fâcheuses entre le prince Eugène et les Hollandais, qui voulaient bien être impériaux, mais à la condition de succès permanens pour la coalition et surtout à la condition de profits constans pour eux. Ils avaient pris à leur compte les troupes allemandes renvoyées par l’Angleterre le 17 juillet ; aujourd’hui le paiement de ces troupes les contrariait beaucoup. Ils avaient espéré mieux de l’entreprise sur Landrecies. « Je suis très informé, dit Eugène dans une de ses lettres, de la confusion qui a saisi les esprits en Hollande, et vous en devez être tant moins surpris que cela y arrive souvent, et qu’on n’y est jamais sans embarras. Tantôt on prend de fortes résolutions et tantôt on désespère de tout ; mais il est indispensable de se déterminer une fois, particulièrement à l’égard de l’entretien des troupes des alliés… On me parle si fortement de la part des troupes de Danemark, Saxe et Prusse, que cette affaire ne peut pas traîner ; j’y suis d’autant plus intéressé que j’ai contribué à leur persuader de nous suivre et de se séparer des Anglais, les assurant qu’on réglerait cette affaire et sans perdre un moment… Néanmoins les effets ne sont pas encore suivis ; en attendant, l’ardeur se ralentit dans l’armée, et il semble qu’on ne se soucie guère de perdre une place ou de la conserver… Je vous laisse considérer combien il est difficile de commander des armées dans une telle situation et de ne pouvoir remédier aux inconvéniens[5]. » On ne peut accuser plus vivement le désarroi où l’on était réduit. Cependant Eugène affectait l’assurance et la résolution. Il mandait au comte de Sinzendorf, sans doute pour qu’on montrât sa lettre à Utrecht, que, « si l’on agissait avec fermeté, on ferait trembler encore ces mêmes Français si fiers et leurs nouveaux amis, car le mauvais succès de cette campagne ne se devait pas attribuer à l’affaire de Denain, mais à cet esprit de crainte, et d’irrésolution qui règne dans la république, et qui s’est répandu parmi leurs députés et généraux. Sans cela, les places (Marchiennes, etc.) n’auraient pas été prises. »

Quant à nos plénipotentiaires, ils firent preuve d’une réserve du meilleur goût, ce qui n’empêchait pas l’abbé de Polignac d’écrire à M. de Torcy : « Nous prenons la figure que les Hollandais avaient à Gertruydenberg, et ils prennent la nôtre. C’est une revanche complète. » Cependant, malgré leur attitude contenue, un incident burlesque faillit leur susciter une affaire sérieuse. Le jour où la nouvelle de Denain parvint à Utrecht, M. Mesnager, passant en carrosse devant l’hôtel d’un député d’Over-Yssel au congrès, le comte de Rechteren, ses laquais auraient fait de leur siège, disait-on, un geste railleur aux valets du député hollandais. De là une plainte de M. de Rechteren à M. Mesnager, dont les gens nièrent l’offense reprochée. M. de Rechteren donna d’abord à sa réclamation une forme diplomatique. Il envoya un secrétaire chez M. Mesnager pour lui lire une note à laquelle celui-ci répondit qu’il s’informerait de la vérité du fait, et que dès l’après-midi il rendrait réponse. La réponse fut que M. Mesnager était très éloigné de souffrir que ses domestiques fissent la moindre offense à personne, et particulièrement aux gens de M. le comte de Rechteren, qu’il ne voulait point entrer dans l’examen si des grimaces ou des gestes faits de loin par des laquais à d’autres laquais, en passant derrière le carrosse de leur maître, sont des insultes à un ministre, qu’il était prêt à remettre à M. le comte de Rechteren ceux qu’il aurait vus commettre ces indécences, et par là perdre le respect à son égard, mais que les laquais français niaient le fait imputé. M. de Rechteren répondit que la vérité était qu’il n’avait point vu les grimaces ou les gestes indécens, mais qu’il conviendrait d’envoyer chez M. Mesnager ses laquais pour reconnaître ceux dont il se plaignait. Le plénipotentiaire français observa que cette perquisition ne serait pas juste, parce que, outre que ce serait livrer les accusés aux accusateurs, ce qui est contre la règle ordinaire, il en arriverait de la part des domestiques des récriminations qui formeraient de nouvelles querelles. Sur quoi M. de Rechteren répliqua : « Les maîtres et les valets se feront donc justice. Je suis revêtu du caractère d’un souverain aussi bien que vous, et je ne suis pas homme à recevoir des insultes. » Le ministre hollandais, ayant alors aperçu des gens de sa livrée, leur dit quelques mots en leur langue, et peu après les laquais de M. Mesnager vinrent se plaindre que les gens de M. de Rechteren les avaient surpris par derrière et maltraités de coups. Comme M. Mesnager en témoignait sa surprise et son indignation, M. de Rechteren répondit en présence de plusieurs de ses collègues au congrès : « Toutes les fois qu’ils le feront, je les récompenserai, et s’ils ne le faisaient pas, je les chasserais. » Sur ces paroles, M. Mesnager s’éloigna pour aviser. Des collègues de M. de Rechteren voulurent excuser et pallier sa grossièreté ; ils désiraient qu’on regardât cette affaire comme une simple querelle de valets à valets, avouant néanmoins que Rechteren avait tort et qu’il était pris de vin, mais priant de n’en point écrire au roi et de n’en point porter plainte aux états-généraux. Les envoyés d’Angleterre s’entremirent dans la même intention.

Mais les plénipotentiaires français crurent devoir en référer à M. de Torcy, et lui dépêchèrent deux messages auxquels le ministre répondit : « L’excuse de la bouteille n’en est pas une en ce pays-ci, quoiqu’en d’autres on soit assez accoutumé à voir des excellences ivres. La décision du roi est que ses ministres suspendent toute négociation avec les Hollandais, à moins qu’elle ne soit précédée d’une satisfaction convenable. Vous direz donc aux plénipotentiaires d’Angleterre, car il convient que ce soit à eux seuls que vous rendiez une réponse, qu’il faut que les états-généraux s’expliquent sur la conduite du sieur de Rechteren ; qu’ils déclarent s’il a suivi leurs ordres dans la violence que ses domestiques ont commise et dans les discours qu’il a tenus lui-même, ou s’il a suivi seulement sa passion, S’il a obéi à ses maîtres, il n’y a plus de sûreté pour vous dans Utrecht ; s’il n’a point eu d’ordre, il faut que les états-généraux désavouent hautement et publiquement son indigne procédé. Le roi prétend de plus que le sieur de Rechteren soit rappelé, et qu’il soit nommé un autre plénipotentiaire à sa place. C’est l’unique réparation que l’on puisse admettre. La punition de quelques malheureux domestiques d’un plénipotentiaire d’Over-Yssel ne serait pas une satisfaction pour le roi. Vous n’en accepterez point d’autre que celle qu’il vous prescrit. »

L’affaire traîna quelques jours encore ; lord Bolingbrote invita les plénipotentiaires d’Angleterre à se concerter avec ceux de France pour la satisfaction qui devait être donnée par cet ivrogne de Rechteren, et ce dernier, voyant que la chance ne pouvait lui être favorable, se démit de son emploi, ce qui n’empêcha pas les états-généraux de désavouer sa conduite. Ils firent déclarer par leurs ministres d’Utrecht « qu’ils auraient souhaité que cette affaire n’eût point été portée devant sa majesté très chrétienne, mais que, cela étant fait, leurs hautes puissances se persuadaient que, quoiqu’elles eussent le malheur d’être en guerre avec elle, sa majesté leur ferait la justice de croire qu’elles n’avaient jamais perdu le respect et la haute estime qu’une république doit à un grand roi, et qu’elles auraient bien » du déplaisir que sa majesté eût d’autres pensées ; que, pour faire connaître leur désir et penchant pour l’avancement de la paix, le comte de Rechteren ne serait plus employé comme plénipotentiaire aux conférences qui se tiendraient pour cela… » Tel était l’ascendant que le grand roi avait repris sur ses anciens ennemis après la victoire de Denain ; on n’aurait assurément rien vu de semblable avant le 24 juillet.

Lord Bolingbroke avait éprouvé une joie non dissimulée en apprenant la victoire de Denain et il s’en expliqua franchement avec M. de Torcy dans sa dépêche du 29 juillet. Cependant la correspondance entre ces deux hommes d’état sur tes deux questions de l’électeur de Bavière et du duc de Savoie prenait un caractère inquiétant. De volumineuses dépêches étaient échangées sans succès, elles sont des plus curieuses. Les plénipotentiaires d’Utrecht déploraient l’obstination anglaise et n’y voyaient, pas d’issue, lorsque Bolingbroke, voulant surmonter les obstacles et plein de confiance dans les ressources de son esprit, résolut de venir lui-même à Fontainebleau conférer avec le roi et M. de Torcy. « Je porterai moi-même la réponse à vos dépêches, mandait-il à ce dernier, la reine m’a commandé de me rendre à votre cour. ». Il fut accueilli en France comme un ange de paix. Sa noble et belle figure, ses qualités brillantes, sa générosité, lui concilièrent tous les esprits. Lorsqu’il parut au spectacle, où on l’avait annoncé, les spectateurs se levèrent pour lui marquer leur sympathie. Il fut reçu par le roi le lendemain de son arrivée ; il lui plut et en fut écouté, mais Bolingbroke rapporte que Louis XIV était fort ému, et que son trouble se manifestait par une volubilité qui le frappa, et qui contrastait avec ce qu’on rapporte communément de la gravité de ce monarque. Bolingbroke paraît aussi avoir beaucoup perdu, par le rapprochement, de l’opinion qu’il avait de M. de Torcy ; . il essaya même auprès de la mère de ce dernier une séduction de libéralité qui témoigne des habitudes anglaises de ce temps, habitudes auxquelles Walpole donna depuis une si grande célébrité. Mme de Croissi fit renvoyer au ministre anglais le gros sac d’argent qu’il avait fait déposer chez elle. Quoiqu’il ne soit resté que six jours à Fontainebleau, Bolingbroke eut le temps de ramener le cabinet de Versailles aux accommodemens que souhaitait la reine d’Angleterre. Il laissa Prior auprès du roi, qui avait beaucoup de goût pour lui, et revint en Angleterre continuer le règlement des détails, après être contenu des choses principales avec Louis XIV. Les renonciations des princes furent solennellement accomplies à Paris et à Madrid, et les deux cours, en l’état d’une négociation si avancée, s’envoyèrent réciproquement des ambassadeurs extraordinaires : celui de Louis XIV auprès de la reine Anne fut le duc d’Aumont.

Il fut reçu à Londres avec une grande solennité, et adressa le 15 décembre le discours suivant à la souveraine, en lui remettant ses lettres de créance : « Madame, c’est un moment bien illustre que celui-ci. Dans la plus heureuse et la plus brillante des conjonctures, j’ai l’honneur de rendre à votre majesté de la part du roi mon maître des témoignages publics de tous les sentimens qui l’attachent à votre personne. Les événemens d’une longue et terrible guerre n’ont rien pris sur l’amitié que les liens du sang lui ont inspirée (Anne était petite-fille d’Henriette, fille d’Henri IV), ni sur cette juste considération qui est due aux qualités personnelles, plus respectables que la majesté des titres et que toute la puissance du trône. Ces sentimens, madame, ont été mutuels, et l’intelligence qu’ils ont formée entre les deux couronnes a dissipé les partis, donné de nouveaux rois à l’Europe et affermi, si j’ose le dire, la gloire de votre majesté. Par les conditions dont elle a été l’arbitre, elle procure le bonheur de ses sujets, l’avantage de ses alliés, et couronne en même temps les grands et mémorables événemens de son règne, dont l’antiquité n’a point montré d’exemple, non pas même sur le trône où régna Elisabeth. La France, accoutumée à trouver dans les malheurs de la gloire et des ressources, n’en bénira pas moins les conseils de votre majesté. Elle a reçu avec de vives acclamations la nouvelle d’une paix dont la modération et la bonne foi, exercées de part et d’autre avec émulation, ont levé tous les-obstacles. Ces vertus, si rares et si étrangères dans les traités, ont été réciproques dans le cours de la dernière négociation, et elles sont devenues le présage d’une union ferme et durable qui dépose entre les mains de votre majesté et dans celles du roi mon maître la balance de toutes les puissances de l’Europe. »

Enfin toutes les difficultés de détail étant aplanies, ce grand traité d’Utrecht fut signé le 11 avril 1713. Le plénipotentiaire de l’empereur refusa d’y accéder et quitta la ville. Il y eut autant de traités séparés qu’il y avait de puissances contractantes, et c’est une particularité de ce grand acte diplomatique. A midi, les plénipotentiaires de France se rendirent chez ceux d’Angleterre et signèrent avec eux le traité convenu entre leurs souverains. Deux heures après, les plénipotentiaires de Savoie se rendirent au même lieu et signèrent leur traité avec la France sous la garantie de l’Angleterre, et successivement jusqu’à une heure du matin se présentèrent les plénipotentiaires d’Espagne et de Portugal, ceux du nouveau royaume de Prusse et ceux de Hollande, qui signèrent les derniers. Avec ceux-ci, on était convenu que, outre des avantages commerciaux, la Hollande recevrait en dépôt la portion des Pays-Bas appartenant jadis à l’Espagne, cédée depuis à la Bavière, mais que le congrès attribuait et réservait à la maison d’Autriche, lorsqu’il lui plairait d’adhérer à la paix. La question de la barrière était réservée pour être réglée plus tard. La France reprenait Lille et les places frontières qu’elle possédait avant la guerre. L’Espagne traitait avec l’Angleterre, à laquelle Gibraltar et Minorque étaient cédés, et qui garantissait à son tour la couronne espagnole à Philippe V et à ses descendans ; une convention particulière assurait de plus à l’Angleterre le monopole de l’importation des nègres dans l’Amérique espagnole et des conditions de commerce avantageuses avec les Indes. Entre la France et la Savoie, une délimitation des provinces alpines était arrêtée à leur commune satisfaction ; le duc obtenait, avec la dignité royale, la Sicile, qu’il échangea plus tard contre la Sardaigne, et la succession d’Espagne lui était promise à l’extinction de la descendance de Philippe V. La France consentait à une nouvelle délimitation de ses colonies voisines de celles des Portugais dans l’Amérique méridionale. Le Portugal obtenait aussi de l’Espagne des avantages commerciaux. L’ancien électeur de Brandebourg était reconnu comme roi de Prusse et souverain de Neufchâtel ; il cédait à la France ses droits litigieux sur la principauté d’Orange, et l’Espagne lui abandonnait le duché de Gueldre. Le règlement des affaires concernant les états italiens occupés par les impériaux et les états allemands des princes alliés de la France, tels que les électeurs de Bavière et de Cologne, fut renvoyé forcément à la paix future avec l’empire.

Mais le plus important des traités était celui de, la France avec l’Angleterre. Louis XIV y reconnut la succession à la couronne d’Angleterre dans la maison de Hanovre, et promit d’éloigner l’héritier prétendant des Stuarts du territoire français ; il renouvelait la renonciation absolue au cumul des couronnes d’Espagne et de France, et consentait à des avantages de commerce pour l’Angleterre. Dans le traité entre la France et la Hollande, il était stipulé en outre que la maison de Bourbon était à jamais exclue de toute souveraineté dans les Pays-Bas, par quelque voie qu’elle pût y arriver, succession, achat ou conventions matrimoniales. Ainsi la France fut replacée pour sa frontière du nord, si bien fortifiée par Vauban, et pour sa frontière de l’est, conquise à la paix de Westphalie, au point où l’avait placée le traité de Riswyck ; pour sa frontière du sud, elle acquit la sécurité d’un voisinage ami intimement lié à son intérêt territorial et monarchique, en même temps qu’une influence notable sur les rives de la Méditerranée, où la maison de Bourbon allait posséder de si vastes domaines.

La guerre continua sur le Rhin entre l’empereur et la France ; le prince Eugène et Villars s’y retrouvèrent en présence à l’ouverture de la campagne de 1713. L’avantage s’y maintint au profit de la France, qui occupa Spire et Worms, conquit Landau après deux mois de siège et s’empara de Fribourg après deux actions éclatantes et un siège difficile, après quoi, l’empire, se trouvant isolé en Europe et sérieusement menacé sur la rive droite du Rhin, prêta l’oreille à des propositions pacifiques. Les deux illustres généraux qui étaient à la tête des armées belligérantes furent choisis comme plénipotentiaires. Pour régler les difficultés entre l’empereur et le roi, un congrès fut indiqué à Rastadt, où Eugène et Villars y firent assaut de galanterie chevaleresque. Avant de se rendre à Rastadt, Villars avait écrit la lettre suivante au prince Eugène : « Je ne différerai point une conférence que bien des raisons me font souhaiter, et surtout celle de voir l’honneur de vous renouveler moi-même les assurances de mon ancien attachement. Il me semble que le palais et la ville sont séparés de manière à pouvoir loger commodément votre cour et les gens qui pourront me suivre ; le nombre en serait grand, si je le permettais à tous ceux qui ont une juste curiosité de voir un aussi grand capitaine[6] » Eugène n’était point dans le fond du cœur aussi généreux envers Villars. On lit dans sa correspondance particulière avec le cabinet de Vienne que « Villars était craintif, très peu informé des négociations précédentes, et qu’il souhaitait la paix. Selon que je vois les choses, dit-il, s’il dépendait de lui, il sacrifierait tout ailleurs, pourvu qu’il obtînt quelque chose par ici, pour pouvoir se faire un mérite auprès de sa cour. » Quoi qu’il en soit, l’empereur accepta le lot des Pays-Bas, qui lui avait été réservé à Utrecht, et signa la paix avec la France, à laquelle il abandonnait Landau, fortifié par Vauban. Quant aux électeurs de Bavière et de Cologne, Louis XIV se contenta de les rétablir dans leurs états et dignités ; l’occasion d’un dédommagement pour la maison de Bavière s’était évanouie, au grand regret du roi. En ce qui touche l’Italie, l’empereur conserva la Lombardie et les autres états occupés par ses troupes, appartenant jadis à l’Espagne, mais il ne reconnut point la royauté espagnole de Philippe V. Entre l’empereur et l’Espagne, les relations demeurèrent à l’état de simple acceptation des faits accomplis, et l’on sait ce qu’il en advint quelques années après, sous le ministère d’Alberoni. Il ne restait plus à régler que des questions spéciales relatives aux princes de l’empire, pour lesquels l’empereur s’était porté fort. Elles furent résolues à Bade, en Argovie, le 7 septembre, dans un esprit conforme aux résolutions d’Utrecht et de Rastadt- Le traité de la barrière, qu’on dut négocier à Anvers entre l’empereur, les Hollandais et la France, fut conclu au mois de novembre 1715, mais il ne donnait lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi Louis XIV, quoique affligé d’une condition qu’il dut subir pour Dunkerque, put terminer son règne et sa vie avec un air de gloire pour ses vieux ans, comme l’a dit M. Mignet, et après avoir traversé les plus grands périls où ait été exposée la monarchie.


CH. GIRAUD, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Voyez, sur l’abbé de Polignac, l’étude de M. Topin, dans son ouvrage : L’Europe et les Bourbons sous Louis XIV ; Paris 1867, in-8o.
  3. Voyez la Correspondance de Bolingbroke, édition originale, t. II, p. 222.
  4. Voyez ses lettres dans l’Introduction de Grimoard à l’édition française des lettres de Bolingbroke.
  5. Arneth, II, p. 499-500. Archives de Vienne.
  6. Voyez Arneth, II, p. 510. Archives de Vienne.