La besace d’amour/L’affreuse découverte

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Éditions Édouard Garand (p. 35-38).

CHAPITRE II

L’AFFREUSE DÉCOUVERTE


La première démarche de Flambard en arrivant à Québec fut de se rendre chez le comte de Maubertin, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis qu’il avait quitté la ville pour la frontière. Il voulut amener avec lui Jean Vaucourt. Le jeune capitaine accepta, mais il fut décidé qu’on irait tout d’abord rendre visite au père Vaucourt rue Sault-au-Matelot.

Lorsque le vieux eut appris les succès de son fils, et en voyant la transformation du jeune homme qui se posait devant lui avec une belle attitude guerrière, il oublia du coup tous ses malheurs et ses chagrins.

Son cœur fut inondé d’une telle joie qu’il manqua d’en mourir ; et peu à peu le vieillard parut rajeunir de plusieurs années.

Un peu après midi, Flambard et Jean Vaucourt montés, le premier sur son infatigable « mouron », le second sur une jolie jument baie, cadeau que lui avait fait M. Rigaud de Vaudreuil, prirent la route de la campagne vers l’habitation de Mme  de Ferrière où s’était retiré le comte de Maubertin.

Le pays n’offrait pas le même aspect qu’au mois de mai, alors que Flambard avait rejoint sur la route poudreuse le cabriolet de Mme  de Ferrière. Il conservait ses mêmes formes, mais ses couleurs avaient changé. Le tableau qu’avaient admiré Mlle  de Maubertin et sa tante possédait un fond de couleurs sombres ; aujourd’hui le fond était de couleurs claires. Les toisons des bois avaient pris un ton doré, les collines étaient jaunâtres, l’herbe des prés se roussissait, les champs étalaient leur chaume d’or au travers desquels, cependant, le laboureur traçait le sillon d’automne. Le ciel était plus bleu, la brise plus fraîche, les parfums de la terre moins pénétrants, et, à l’arrière plan, les monts lointains plus sombres. Mais l’ensemble n’en était pas moins beau et saisissant. Et Flambard, d’habitude peu enclin aux émotions, oui Flambard, silencieux, regardait ce pays d’un œil attendri presque, et il aspirait avec volupté l’atmosphère tiède et odorante qui l’environnait. Parfois, lorsque son œil rêveur s’élevait vers le grand ciel bleu, un soupir profond se dégageait, longuement de sa poitrine Quoi ! est-ce que Flambard à présent devenait sentimental ? Éprouvait-il quelque regret ? Revoyait-il par l’imagination et le souvenir quelque beau pays qui ressemblât à celui par lequel il chevauchait ? Ou ce ciel lui rappelait-il un ciel cher ? Peut-être… Oui, peut-être Flambard se voyait-il revivre sous le ciel de France ! Car il l’aimait sa France… il l’aimait, bien qu’il eût passé une partie de sa vie à parcourir le monde ! Oui, mais l’image de la France le suivait partout. ! Aussi revenait-il souvent, aussi souvent qu’il était possible, fouler joyeusement ce cher sol qui lui avait donné la vie !…

À quelques pas en arrière de lui venait Jean Vaucourt, silencieux aussi, pensif, méditant.

Une heure s’était écoulée environ depuis leur sortie de Québec, que Flambard arrêta brusquement son cheval et fit entendre cette exclamation de surprise :

— Ho ! ho ! que veut dire cela ?

Il regardait devant lui, immobile et stupéfait.

— Eh bien ? que voyez-vous interrogea Jean Vaucourt en venant se ranger à côté de son compagnon.

Il remarqua que Flambard pâlissait rapidement ; et lui, levant une main tremblante, dit d’une voix qui tremblait davantage :

— Regardez devant vous… voyez-vous cet enclos là-bas, avec ses arbres à feuillée rousse, et derrière ce petit champ et sa moisson qui n’a pas été faite ?

— Oui, je vois, répondit Jean Vaucourt.

— Y voyez-vous une habitation ?

— Aucune.

— Eh bien ! moi non plus je n’en vois aucune. Et cependant là, avant notre départ pour la frontière, s’élevait une jolie maisonnette, là s’élevait un hangar, là s’élevait une étable… et à présent, plus rien !

Jean Vaucourt regardait son compagnon avec une surprise mêlée d’inquiétude.

Et Flambard continua, la voix plus tremblante, la gorge serrée comme par l’appréhension d’un malheur :

— Oh ! je me rappelle bien surtout la petite maison, blanche avec ses volets bleus, qui dressait au-dessus des bosquets qui l’environnaient et que je revois toujours ses deux petits pignons rouges… C’était charmant… Mais je ne vois plus rien…

Il se tut.

— Est-ce là que vivait… voulut demander le jeune capitaine.

— Là, oui, répondit Flambard avec un accent lugubre, c’est là que vivait monsieur le comte de Maubertin avec sa fille et sa sœur Mme  de Ferrière.

— Alors un malheur….

— Ou un accident tout au moins… interrompit Flambard.

— Il faudrait donc penser qu’un incendie a détruit l’habitation ?

— Oui, un incendie… À moins ajouta Flambard en regardant cette fois le capitaine, que nous ne fassions un rêve, ou que nos yeux ne sauraient plus voir !

— Approchons, émit Jean Vaucourt, et sachons à quoi nous en tenir.

— Soit.

Flambard donna de l’éperon à sa monture qui bondit sur la route.

L’instant d’après les deux amis mettaient pied à terre devant l’enclos. À travers les arbres et vers le milieu de l’enclos ils pouvaient apercevoir un premier amas de débris informes et de cendres. Un peu plus loin, des cendres encore…

Ils attachèrent leurs chevaux à des arbres du voisinage et pénétrèrent dans l’enclos.

— Voilà, dit Flambard, ce qui reste de la maison que j’ai connue !

Les deux amis s’étaient arrêtés devant le premier amas de pierres et de cendres.

Jean Vaucourt se pencha vivement, étendit la main vers un point et prononça :

— Que vois-je là… regardez donc, Flambard !

Celui-ci tressaillit violemment, sauta dans les cendres froides et marcha vers ce qui lui paraissait comme deux formes humaines recouvertes de cendres.

En effet il s’arrêta devant deux cadavres à demi calcinés, placés l’un près de l’autre et qu’il était impossible de reconnaître.

Les deux hommes, aussi blancs que les cendres sous leurs pieds, demeuraient muets d’horreur et comme pétrifiés.

Au bout d’un moment Jean Vaucourt demanda :

— Reconnaissez-vous ces deux cadavres ?

— Non, dit Flambard ; mais je suis en train de réfléchir. Cette maison, ajouta-t-il, était habitée par quatre personnes : le comte, sa fille, Mme  de Ferrière et leur domestique Anthyme. Si j’en juge par la taille de ces deux cadavres, celui-ci est le cadavre d’une femme et je croirais que c’est celui de Mme  de Ferrière. Quant au second, comme vous le voyez vous-même, c’est celui d’un homme, et sa stature me fait penser à Anthyme.

— Et nous ne voyons pas d’autres cadavres ici… fit Jean Vaucourt en promenant ses regards autour de lui.

— Non. Et malgré le chagrin que j’éprouve en face de cette trouvaille horrible, je sens une lueur d’espoir me réjouir : car je commence à croire que le comte et sa fille ont échappé à l’incendie !

Que sont-ils devenus, alors ? demanda Jean Vaucourt.

Flambard hocha dubitativement la tête.

— Vous posez une question à laquelle il est impossible de donner une réponse juste. Si le comte et sa fille n’ont pas échappé, il faudrait penser que leurs corps ont été réduits en poussière.

— Il est difficile d’admettre une telle hypothèse, lorsque ces deux cadavres sont là.

— Justement. Et c’est pourquoi je suis porté à croire que monsieur de Maubertin et mademoiselle Héloïse ont été arrachés à l’incendie, ou se sont sauvés d’eux-mêmes !

— Mais comment expliquer l’ignorance qu’on semble avoir à Québec de cet accident ? Et ensuite, bien que je sois aussi désireux que vous, Flambard, de retrouver vivants monsieur le comte et sa fille, comment se fait-il que, ayant échappé à cet holocauste, ils n’aient pas donné la sépulture à ces deux cadavres ?

Flambard ne répondit pas, il méditait.

Après un long silence il dit :

— Mon ami, j’avais cru démêler les fils d’un mystère, mais là vous m’embrouillez tout à fait. Oui, si monsieur le comte et sa fille sont sains et saufs, pourquoi ne sont-ils pas venus retirer de ces cendres ces deux cadavres, dont l’un était sa sœur, l’autre son domestique ?

— Une chose, émit Jean Vaucourt, qui pourrait apporter une certaine solution à ce problème : des passants ou des paysans des alentours auraient pu venir au secours de ces malheureux et arracher le comte et sa fille du brasier.

— Et s’ils avaient reçu des brûlures graves, continua Flambard, ces passants ou paysans les auraient emmenés avec eux pour leur donner les soins dont ils avaient besoin ?… Vous avez peut-être raison, et c’est là l’hypothèse la plus plausible. Toutefois, poursuivit Flambard, il peut se présenter une autre hypothèse, au cas où, par exemple, cet incendie serait l’œuvre d’une main criminelle et vengeresse !

— Que voulez-vous dire ? s’écria Jean Vaucourt avec stupeur.

— Je veux dire que monsieur le comte avait en ce pays des ennemis qui aient pu allumer cet incendie ! Je veux dire encore que le comte et sa fille, en supposant qu’ils soient parvenus à se sauver de la maison en flammes, auraient bien pu tomber sous le poignard meurtrier de leurs ennemis quelque part, par exemple, dans ces bois.

— Mais remarquez aussi, Flambard, que monsieur le comte et sa fille auraient bien pu être absents lors de ce désastre !

— Mais ils seraient revenus, répliqua Flambard, ils auraient donné la sépulture à ces deux cadavres, l’évènement aurait été connu dans la ville et nous en aurions été instruits dès notre arrivée. Votre père lui-même, tout le premier, nous aurait appris cette terrible nouvelle. Et encore, si monsieur le comte avait échappé soit à l’incendie, soit au poignard d’assassins, il n’aurait pas manqué de me faire parvenir un message quelconque !

— Vous redoutez donc un malheur plus grand que celui que nous constatons à présent ? demanda Jean Vaucourt.

— Hélas ! murmura seulement Flambard.

Le silence s’établit encore entre les deux hommes.

Puis Jean Vaucourt proposa d’aller visiter les autres ruines qu’on apercevait un peu plus loin.

Là, où s’était élevé le hangar, on retrouva des ferrailles qui avaient servi au cabriolet ; car ce hangar, comme l’avait fait remarquer Flambard, servait aussi de remise.

Plus loin, là où était l’étable, on retrouva les cadavres d’un cheval et de deux bœufs.

Flambard regarda autour de lui, ses yeux un moment se fixèrent sur le champ près de là et la moisson qui demeurait debout. C’étaient des orges et des avoines que les gelées récentes avaient roussies.

— Une chose sûre, dit Flambard, cet incendie s’est produit avant la coupe de la moisson, c’est-à-dire dans le cours du mois dernier, et probablement vers la fin du mois.

— Je pense comme vous, répliqua Jean Vaucourt.

— Et à présent, reprit Flambard, si ce n’est pas l’œuvre d’un criminel, comment se fait-il que ces trois constructions, assez écartées l’une de l’autre aient été consumées en même temps.

— On pourrait admettre que le vent ait pu lancer des flammèches sur le hangar et l’étable, si toutefois l’incendie s’est déclaré dans la maison !

— Oui, mais moi, dit Flambard en secouant la tête, je n’admets pas cela : je suis assuré à présent qu’il y a crime, qu’il y a eu vengeance ! Venez capitaine, ajouta-t-il en entraînant le jeune homme vers la route par laquelle ils étaient venus, allons visiter la lisière de ces bois !

Mais là où Flambard avait un moment pensé retrouver d’autres cadavres, pas un indice ne s’offrit aux regards des deux hommes.

— Nous perdons notre temps, dit Jean Vaucourt ; le plus sûr moyen d’apprendre la vérité, c’est de faire des recherches par la ville et d’enquêter sans faire de bruit et sans éveiller l’attention des criminels, si l’hypothèse d’un crime est la seule plausible.

— C’est juste, admit Flambard, c’est l’unique moyen. Retournons à Québec.

Au moment où les deux hommes sortaient du bois et allaient s’engager sur le chemin pour aller reprendre leurs montures, Jean Vaucourt heurta du pied quelque chose qui rendit un son métallique.

Il s’arrêta, regarda à ses pieds et aperçut un objet qui avait la forme d’un sac. Il se baissa, prit l’objet, l’éleva et fit entendre une exclamation de stupeur :

— Voyez donc, Flambard…

Flambard qui venait de s’arrêter, se retourna vit l’objet et s’écria :

— Par les deux cornes de Satan ! n’est-ce pas la besace du père Achard ?

— La besace que ces messieurs de la gentilhommerie ont appelée « La Besace d’Amour » se mit à dire Jean Vaucourt.

— Hé ! oui, je reconnais bien la besace du père Achard. Mais besace d’amour ou besace de haine, voyons ce qu’il y a dedans, car elle m’a l’air un peu lourde !

— C’est vrai, admit le jeune homme, elle renferme quelque métal ou ferrailles…

— N’importe ! dit Flambard avec satisfaction, c’est une trouvaille qui pourrait nous être utile !

Jean Vaucourt déposa la besace par terre et se mit à la fouiller. Il en retira un marteau, une lime, un vilebrequin, une petite scie et un poignard.

— Ho ! ho ! exclama Flambard voilà un assortiment un peu étrange ! Laissez-moi voir ce poignard, les armes m’intéressent toujours avant toutes autres choses.

Il examina attentivement le poignard, et sur le manche d’ivoire il remarqua que deux lettres avaient été gravées l’une dans l’autre, mais sans art, d’une manière irrégulière, comme avec la pointe d’un autre poignard et à main levée, de sorte que l’on ne découvrait qu’un hiéroglyphe indéchiffrable.

— Je veux être saigné comme un porc, s’écria Flambard, si je peux déchiffrer ce chiffre cabalistique.

— Montrez-moi, dit Jean Vaucourt.

À son tour le jeune homme examina le signe.

— Je crois, reprit-il après un moment, découvrir un F : mais quant à l’autre lettre, ma foi, je suis bien en peine de la classer. Pourtant en y regardant de bien près, le F me paraît posé sur un L.

— Sur un L ! répéta Flambard.

— Ce qui ferait : F. L.

— Et ce qui pourrait servir d’initiales à Lardinet !

— Hein. Lardinet ! s’écria Vaucourt.

— Ou le baron de Loisel, comme vous voudrez !

— Vous savez donc son prénom ?

— François, tout comme monsieur François Bigot !

— Mais alors cette trouvaille serait un bon indice !

— Oui, si le baron était en liberté, dit Flambard.

— Ah ! c’est vrai ; monsieur de Vaudreuil l’avait mis sous arrêt avant notre départ pour la frontière.

— À moins, murmura Flambard en fronçant les sourcils, que par une ordonnance il ne l’ait fait remettre en liberté !

— Eh bien ! nous le saurons à Québec.

— Alors vous emportez la besace ? demanda Flambard à Jean Vaucourt.

— Je vous crois, répondit le jeune homme, la trouvaille me paraît trop précieuse pour la rejeter dans les broussailles.

— Et si cette besace nous prouve qu’il y a dans ce mystère du Lardinet, je vous promets un divertissement, mon ami. Ah ! monsieur le baron de Lardinet ! cria Flambard avec un geste de menace, je vous ai toujours pensé le favori du diable ; aussi, si ce diable fourchu vous a donné la liberté, s’il vous a conseillé de commettre ce vilain crime, gare à vous ! cette fois Flambard n’aura nulle pitié de votre âme de cochon !…

Il marcha rapidement vers sa monture, sauta en selle et s’élança au galop vers Québec suivi de près par Jean Vaucourt.