La besace d’amour/Sur la frontière

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Éditions Édouard Garand (p. 34-35).

Deuxième Partie

CHAPITRE I

SUR LA FRONTIÈRE


Les principales opérations des troupes françaises et coloniales, cet été-là, eurent lieu sur la rive droite du lac Ontario.

Les Anglais avaient élevé, à l’embouchure de la petite rivière Oswégo, le fort du même nom et que les Français appelaient Chouagen. Ce fort avait été bâti dans le dessein de protéger le commerce des Anglo-américains sur les grande lacs, de faire barrière aux sauvages qui, de l’ouest, venaient souvent faire des incursions, d’empêcher les tentatives d’approche par les soldats de la Nouvelle-France, mais surtout avec le but de se ménager une porte d’entrée facile sur le sol canadien.

Le fort Oswégo se trouvait protégé par deux autres forts : le fort George, un peu à l’arrière et dominant le fort Oswégo sur la rive gauche de la rivière, et, sur la rive droite, le fort Ontario placé sur une forte éminence. Le premier de ces deux forts n’était qu’une sorte de retranchement palissadé de peu d’importance ; le second, le fort Ontario, possédait par sa construction solide et surtout par l’avantage de sa position une réelle valeur défensive.

L’ensemble de ces fortifications était garni de canons et défendu par une troupe de quatorze cents hommes et quelques sauvages sous le commandement du colonel Mercer.

Le marquis de Vaudreuil avait depuis quelque temps formé le projet de chasser les Anglais de ce point du lac Ontario, parce que leurs forts constituaient une menace pour la colonie française. Aussi, au printemps de 1756 en apprenant les grands préparatifs des Anglo-américains pour envahir le Canada, décida-t-il de tenter l’enlèvement de ces forts aux Anglais.

Quelques jours avant l’arrivée du marquis de Montcalm, Vaudreuil dépêcha vers Oswégo un officier de valeur, Coulon de Villiers, avec environ mille hommes dont deux cents sauvages. De Villiers n’avait d’autre mission que d’inquiéter les Anglais, de faire des relevés du terrain et de s’enquérir des forces de l’ennemi sur ce point de la frontière. C’est ce qu’il fit avec diligence. Puis il envoya au gouverneur un mémoire détaillé du pays, et il suggérait en même temps les moyens à prendre et les tactiques à suivre pour entreprendre le siège d’Oswégo.

Ces moyens et tactiques furent longuement discutés entre Montcalm et Vaudreuil, et le premier, avant pesé toutes les chances de succès, essaya de dissuader le gouverneur de tenter l’entreprise. Mais Vaudreuil avait de si grands espoirs qu’il finit par faire adhérer le marquis de Montcalm à son projet, et l’entreprise fut définitivement décidée.

Le 10 août de la même année, Montcalm arriva en vue de la place ; il avait avec lui un peu plus de trois mille hommes de troupes régulières et de milices, et quelques bandes de sauvages. Le siège fut aussitôt commencé. Les troupes françaises et les milices canadiennes déployèrent la plus grande valeur ; si leur nombre était supérieur à celui de la garnison des forts elles avaient par contre le désavantage de la position. Mais les obstacles furent renversés, et en quatre jours la place fut emportée. Outre le commandement de la place, le colonel Mercer, qui fut tué, les pertes des Anglais furent très lourdes en morts et en blessés, sans compter un riche et immense butin qu’ils abandonnèrent aux vainqueurs. Cette rapide victoire avait jeté l’effroi jusqu’au cœur des colonies américaines, elle avait apporté un fort désappointement en Angleterre, comme elle avait semé la joie en Canada et en France.

Plusieurs officiers et soldats s’étaient brillamment distingués durant cette courte campagne, entre autres : Bourlamaque, Pouchot, Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur, Flambard et Jean Vaucourt.

Flambard avait été mis à la tête d’une bande de sauvages. L’on savait par expérience que ces sauvages indisciplinés, farouches, souvent sanguinaires, d’esprit changeant étaient difficiles de conduire au combat et plus difficile encore de maintenir en ordre de bataille. Il leur fallait des chefs en qui ils pussent avoir une extrême confiance, et cette confiance ne pouvait être acquise qu’en gagnant leur admiration par quelque beau fait d’armes, ou par une bravoure extraordinaire, ou encore par quelque originalité de caractère. Flambard était brave nous le savons ; mais si cette bravoure n’eût pas suffi pour lui attirer le respect des sauvages, il possédait justement l’originalité du caractère. En quelques jours il était maître de sa bande qui voyait en ce grand diable, fanfaron et gai luron, comme un envoyé du mystérieux Grand Esprit. D’un geste, d’un mot, Flambard aurait lancé ces « grands enfants » dans une fournaise ardente ! Aussi, durant le siège d’Oswégo ces bandes, toujours prêtes à lâcher leurs chefs dans les moments les plus difficiles, se montrèrent d’une bravoure, d’un courage et d’une endurance qui firent l’admiration des autres troupes et surtout celle de Montcalm, qui n’avait pas la moindre confiance dans les qualités guerrières des indigènes. Mais tout le mérite en revenait de droit à Flambard, mérite que ne lui avait nullement contesté le marquis de Montcalm.

Quant à Jean Vaucourt, ce n’était déjà plus ce jeune clerc de notaire en soutanelle noire que nous avons vu sur la rue Buade, à Québec faisant face aux épées nues de quelques gentilshommes, officiers et gardes ; c’était maintenant un vrai soldat. À l’énergie, le courage et l’audace qui formaient l’enveloppe de sa nature, il joignait maintenant la connaissance des choses de la guerre auxquelles s’ajoutait la science de l’escrime. À compter du jour où il avait quitté Québec, le 27 mai, jusqu’au siège d’Oswégo, le 10 août, Flambard n’avait pas perdu une occasion d’instruire son jeune ami sur l’art de manier une épée. Et Jean Vaucourt, de son côté avait profité du moindre loisir pour étudier des traités militaires, que lui avait procurés M. Rigaud de Vaudreuil qui s’intéressait à ce jeune homme. Aussi, devant Oswégo fut-il spécialement remarqué du marquis de Montcalm. C’est à Jean Vaucourt que revenait tout le mérite de la prise du premier fort, le fort dénommé Ontario. Après trois attaques infructueuses contre ce fort, le régiment dont faisait partie le jeune homme avait perdu ses principaux officiers ; deux avaient été tués et plusieurs autres avaient été gravement blessés. Les ponts que le régiment avait jetés sur la petite rivière avaient été mis en pièces par les canons du fort Ontario. Les troupes de Montcalm étaient débarquées sur la rive gauche de la rivière dans le dessein d’emporter en premier lieu le fort Oswégo, qui n’avait comme protection immédiate que le Fort George qui représentait une unité tout à fait négligeable. Mais l’on s’aperçut bientôt que la principale défense du fort Oswégo était le fort Ontario qui, élevé, comme nous l’avons dit, sur une forte éminence de la rive droite, lançait ses feux presque plongeants sur les Français et rendait Oswégo inabordable. Après plusieurs tentatives vaines et presque désastreuses, Montcalm avait ordonné qu’on mit en position plusieurs batteries pour en diriger les projectiles contre le fort Ontario. Ce plan réussit ; après trois heures de bombardement plusieurs brèches importantes avaient été pratiquées dans les murs du fort. Il réussit, mais ce succès fut complété par Jean Vaucourt qui, voyant ces brèches et devinant que l’ennemi perdait de ses forces, souleva l’impétuosité de son régiment et le lança à la nage, lui-même à la tête, vers la rive droite, vers le fort.

La garnison ennemie fit pleuvoir ses feux sur ces audacieux ; mais Jean Vaucourt et ceux qui le suivaient ne pouvaient plus être arrêtés dans leur élan. Ils se jetèrent contre une des brèches et, en dépit d’une pluie de feu et de fer, s’y maintinrent jusqu’à l’arrivée de renforts conduits par Rigaud de Vaudreuil qui, également, avait traversé la rivière à la nage. Le fort était tombé entre leurs mains, et le lendemain de ce jour glorieux la garnison du fort Oswégo, réduite à la moitié de son nombre décidait de se rendre.

Le marquis de Montcalm voulut récompenser sur-le-champ le vaillant Jean Vaucourt en l’élevant au grade de lieutenant.

Mais quand les troupes furent revenues à Montréal, le marquis de Vaudreuil, sur les instances de son frère, Rigaud, décerna à Jean Vaucourt un brevet de capitaine que le marquis de Montcalm s’empressa de ratifier.

Les troupes ayant été licenciées pour la durée de la moisson, Jean Vaucourt et Flambard prirent le chemin de Québec où ils arrivèrent sur la fin de septembre.

Flambard s’était largement réjoui des succès obtenus par son jeune ami, et il avait applaudi à la montée rapide en grade du jeune homme. Et il avait dit, quand ils étaient arrivés un matin en vue des murs de la cité :

— Comme ça, mon capitaine, si dorénavant les gardes et cadets de M. Bigot tentent de faire du pin-pan, ils vont justement trouver à qui ils ont affaire !…

Jean Vaucourt s’était borné à sourire.