La besace d’amour/L’aventure de Jean Vaucourt

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Éditions Édouard Garand (p. 49-53).

CHAPITRE V

L’AVENTURE DE JEAN VAUCOURT


On se rappelle qu’au moment où Flambard et Jean Vaucourt allaient s’engager sur la rue Sault-au-Matelot des gardes avaient subitement surgi dans l’obscurité pour se jeter, l’épée au poing, contre les deux amis. Flambard, pour éviter d’être attaqué par en arrière, avait fait un saut de recul et s’était accoté contre le mur d’une maison. De ce fait, les deux amis s’étaient trouvés séparés, et la minute d’après Jean Vaucourt était brutalement poussé sur la rue Sault-au-Matelot, renversé par un croc-en-jambe et solidement maintenu sur le pavé par un individu à la poigne solide. Jean Vaucourt tenta, dans un effort suprême, de glisser sa main dans la besace à son cou pour y prendre le poignard qu’elle contenait. Mais à l’instant même l’individu lui plongeait une dague dans la poitrine, puis, en ricanant sinistrement, il enlevait la besace, se relevait et prenait la fuite. Mais Jean Vaucourt avait vu les traits grimaçants de haine et de vengeance de l’individu, il avait reconnu le baron de Loisel.

Et lui, le baron, fuyait vivement avec la besace, tandis que Jean Vaucourt demeurait seul, abandonné, avec une lame aiguë plantée dans son sein. Le baron s’en allait avec la certitude de laisser derrière lui un cadavre.

Eh bien ! non. Jean Vaucourt se releva aussitôt… il se releva aussi fort, aussi vigoureux que la minute d’avant. Seulement, il sentait quelque liquide froid couler de sa poitrine le long de son corps, et il sentait sa chemise se tremper dans ce liquide. N’importe ! il ne ressentait aucune douleur, aucune faiblesse, et il pensa que l’arme agressive n’avait tout au plus fait qu’une égratignure sans importance, attendu qu’elle avait été mal dirigée. Et il s’élança sur les traces de l’homme qu’il avait cru reconnaître pour le baron de Loisel.

Mais ce qui intriguait le jeune capitaine, c’était de savoir le baron en liberté, lui qui avait été arrêté et commis à la surveillance de l’intendant en attendant que le gouverneur donnât des instructions à son sujet.

Ce n’était pas le temps aux problèmes pour Jean Vaucourt, il voulait s’assurer qu’il n’avait pas eu la berlue, que cet homme était bien le baron, et savoir pourquoi on avait tenté de l’assassiner. Et puis, on ne reçoit pas ainsi un coup de dague, même s’il est maladroitement donné même s’il est manqué, sans se sentir l’envie d’en tirer représailles et d’en donner châtiment. Aussi Jean Vaucourt, essayait-il de ne pas perdre de vue l’homme qui fuyait vers la Haute-Ville, par des ruelles obscures, par des détours, comme s’il eût eu peur d’être reconnu des passants.

Au bout d’une demi-heure, le jeune capitaine vit l’homme s’arrêter devant une petite maison entourée d’un enclos, dont quelques croisées seulement étaient illuminées. Alors seulement le jeune homme s’aperçut qu’il se trouvait rue Saint-Louis.

La rue était noire. Un unique réverbere l’éclairait vers le milieu, et non loin de la petite maison que le père Croquelin eût parfaitement reconnue pour la petite maison bleue dans laquelle avait été transportée, près de deux mois auparavant, Mlle  de Maubertin.

Quand Jean Vaucourt se fût approché de la maison, l’individu déjà était entré à l’intérieur.

Avec beaucoup de précautions le jeune homme pénétra dans l’enclos et s’approcha d’une fenêtre du rez-de-chaussée que ne protégeaient à l’intérieur que de légers rideaux de tulle blanc.

Mais avant d’atteindre la fenêtre il fut pris d’un étourdissement qui faillit le renverser. Il se raidit. Il posa une main sur sa poitrine de laquelle se dégageait maintenant une chaleur cuisante. Il murmura avec inquiétude :

— Suis-je blessé plus grièvement que je n’avais pensé ?

Il ne sentait plus ce fluide glisser le long de son corps comme au moment où il avait quitté la rue Sault-au-Matelot.

L’étourdissement se passait, la chaleur à sa poitrine se calmait, il se sentit redevenir fort.

Alors il se rapprocha tout à fait de la fenêtre par laquelle il put plonger un regard ardent. Il vit un réfectoire, au milieu une table toute dressée, mais avec le désordre qui indique que le repas est terminé. Puis ses yeux perçurent deux personnages. L’un, debout, était bien reconnaissable : c’était, comme l’avait deviné le jeune homme, le baron de Loisel. L’autre, une jeune fille, assise nonchalamment sur une sorte de sofa… Jean Vaucourt frissonna. Ses yeux émerveillés contemplaient avec avidité cette belle jeune fille, aux yeux noirs, aux lèvres rouges et dédaigneuses, qu’il avait vue pour la première fois en la salle basse du Château : c’était Marguerite de Loisel. Et cette beauté, qui l’avait une fois captivé, le fascinait encore. Il la regarda… il la dévora de toute la puissance de ses yeux. Elle lui parut plus belle, plus séduisante que la première fois. Il la trouva adorable dans sa robe de soie rose, avec son coude blanc appuyé sur une pile de coussins, sa tête brune reposant sur la paume de sa main fine. Il remarqua ses cheveux noirs et massifs jeter des étincellements aux feux d’un candélabre à douze bougies roses posé sur la table devant elle, et ces étincellements s’échappaient de petits diamants semés dans sa chevelure d’ébène. Il vit encore autour de son col de marbre un magnifique collier de perles noires qui faisaient ressortir avec plus d’éclat la blancheur de sa gorge. Il frémit longuement.

Puis son regard se reposa sur le baron. Celui-ci, cependant, n’avait pas l’allure ni l’attitude hautaines que Jean Vaucourt lui avait connues alors qu’il était intendant de la maison de M. de Vaudreuil. Ce soir, le baron portait un habit de velours brun, poudreux et fané. Pour tout ornement à sa toilette on remarquait un jabot de dentelle défraîchi. Ah ! non, ce n’était plus le brillant et pédant gentilhomme régnant comme un maître au Château Saint-Louis. Il demeurait debout, pâle, tremblant, humble, et avec sur son front soucieux le sceau de sa déchéance. Non, ce n’était plus l’orgueilleux et dédaigneux baron… Là, c’était l’homme du pavé… c’était le cheminot… c’était le vagabond… c’était peut-être le bandit ! Il laissait peser sur sa fille un regard dur et chargé de rancune. Elle, demeurait dédaigneuse et presque méprisante. Ils échangeaient des paroles, mais à voix trop basse pour que Jean Vaucourt pût les saisir ; mais il comprenait, à la crispation des lèvres, aux regards sombres que ces deux personnages se jetaient l’un à l’autre que ces paroles étaient rudes, dures, brèves, presque tranchantes.

Voici ce qui se disait entre le père et la fille.

— Je vous avais pourtant bien prévenu, monsieur de ne plus m’importuner.

— Moi, t’importuner…

— Et vous voilà encore entré dans ma maison presque par la violence !

— Par la violence… gronda le baron.

— Oui… tout comme ferait quelque malandrin.

Des éclairs terribles jaillirent des prunelles sombres du baron.

— N’ai-je plus le droit de me présenter chez ma fille, et à l’heure qu’il me convient ?

— Ce droit vous l’avez perdu !

— Ainsi donc, Marguerite, tu en es arrivée à renier celui qui t’a donné la vie ?

— Suis-je bien sûre de cela ?

— Malheureuse !

— Mais si vous m’avez donné cette vie, pourquoi voulez-vous me la reprendre à présent ?

— Es-tu folle ?

— Pourquoi m’avoir laissé tomber sur le pavé où je fusse crevée comme une bête immonde, si une main généreuse ne m’avait ramassée ?

— Marguerite tu déraisonnes, voulut plaider le baron.

— Non ! Je sais que j’allais crever de faim et de honte !

— Était-ce ma faute ?

— Après ma pauvre mère, qui mourut de chagrins lorsqu’elle fut mise au courant de vos malversations à Pondichéry, c’est moi, que vous appelez votre fille, qui devrai mourir de honte.

— Ah !… te faire mourir de honte, dis-tu ? quand je tente tout pour te reconquérir le rang et la fortune !

— Êtes-vous bien sûr de reprendre ce rang ? Que ne l’avez-vous conservé lorsque vous le teniez !

— Encore une fois était-ce ma faute ?… Ho ! si ce n’eût été de ce maudit Maubertin ?…

— Hé ! ce Maubertin… s’impatienta la belle fille à la fin, n’usait, après tout, que de son droit ! C’était, reconnaissez-le, un gentilhomme d’une loyauté parfaite et d’une probité scrupuleuse. Qu’étiez-vous donc à côté de cet homme !

— Marguerite, prononça le baron d’une voix que la colère commençait de faire trembler, il n’appartient pas à la fille de juger la conduite de son père !

— Oh ! cela ricana la jeune fille, c’est une morale que je ne saurais admettre. Je crois et j’admettrais mieux qu’un père se conduise de façon à ne pas s’attirer le jugement de sa fille. Et puis, que sais-je ?… et que ne vous pardonnerais-je pas, si ce titre de baron de Loisel que vous portez était bel et bien authentique !

— Ne t’ai-je pas assurée que je te prouverais cette authenticité ?

— Cette assurance ne vient pas vite à mon gré… pas assez vite. Car, vous le savez, demain soir sera signé mon contrat de mariage avec le vicomte de Loys en la demeure de monsieur Cadet.

— Je sais, sourit ironiquement le baron ; mais je ne sais pas encore si je serai du nombre des invités à ce grand événement.

Marguerite se mit à rire narquoisement.

— Vous, monsieur mon père, un invité à cette grande fête avec cette besace à votre dos ? Ah ! ne me faites donc pas rire ! Vous savez bien dans quelle position louche vous vous trouvez : monsieur de Vaudreuil vous a congédié, quatre mois passés, comme on congédie un misérable valet, il vous a constitué prisonnier sous la surveillance de mon parrain, monsieur l’intendant, qui, par amour pour sa filleule, vous a laissé reprendre votre liberté, sous condition que vous reprendriez la route de France ! Avez-vous rempli cette condition ?

— Pas encore, répondit le baron d’une voix sourde, parce que, avant de retourner en France j’avais ici une vengeance à compléter.

— Une vengeance, sourit ironiquement Marguerite, que vous ne réussirez pas à mettre à point. Le comte vit encore et pour vous il demeurera sans cesse une menace !

— Non… répliqua durement le baron, il ne me sera plus une menace, car il mourra !

— Il mourra… fit Marguerite avec incrédulité.

— Ainsi que sa fille !

— Sa fille aussi ?… Allons donc, monsieur, quel bénéfice retirez-vous de la mort de cette enfant innocente !

— N’importe ! Mais j’ai dit sa fille aussi ? Eh bien ! c’est sa fille d’abord, et ce sera lui ensuite ! Quant au bénéfice, je ne compte sur aucun : je veux frapper Maubertin au cœur !

— Mais elle est innocente ! s’écria Marguerite presque horrifiée par la haine cruelle de son père.

— Mais elle demeure pour moi un témoin dangereux, Marguerite, comprends-tu ? Et un témoin dont, toi, tu te fais la complice… Mais prends garde !

— Que parlez-vous de complicité ! s’écria Marguerite avec un émoi terrible.

— Prends garde, te dis-je, repartit le baron d’une voix rauque. Prends garde… je sais bien des choses et je prévois bien des événements qui t’apporteront de rudes désillusions !

— Voulez-vous insinuer que ces événements auront quelque rapport avec mes fiançailles et mon mariage

— Oui. Tu sembles oublier que ce mariage dépend de moi… de moi seul !

— Et monsieur Bigot ? l’oubliez-vous, monsieur, demanda la belle fille révoltée.

— Monsieur Bigot !… Le baron haussa les épaules avec dédain. Monsieur Bigot, reprit-il aussitôt, n’est rien !

— Rien !… répéta comme un écho Marguerite surprise.

— Je n’ai qu’à dire, sourit le baron avec sarcasme, que je ne suis pas le baron de Loisel, et alors, le vicomte de Loys, qui est, lui, d’authentique noblesse, t’abandonne… il ne saurait prendre pour femme une Lardinet, et encore moins la ceindre d’une couronne de vicomtesse.

— Ah ! s’écria Marguerite avec désespoir et avec horreur, c’est donc que vous êtes réellement Lardinet tout court ?

Le baron ébaucha un geste d’ennui.

— J’ai été Lardinet, quand cela a été nécessaire, soit ; mais je suis bien le baron de Loisel !

— Vos titres… vos titres authentiques ! cria Marguerite.

— Tu les veux ?

— Je vous adjure de me les livrer !

— Livre-moi le comte et sa fille… et ces titres, tu les auras !

— Le comte ? répliqua Marguerite avec étonnement. Comment voulez-vous que je vous livre ce qui n’est pas en ma possession.

— Tu ne me comprends pas, Marguerite, fit le baron avec impatience. Je te demande de m’aider à m’emparer de sa personne.

— Vous aider… comment ?

— Cela te concerne. Tu es dans les bonnes grâces de Michel Cadet, tu as tes entrées dans sa demeure dans laquelle le comte de Maubertin occupe des appartements… tu pourrais emmener le comte ici même !

— Je doute fort.

— Que n’essayes-tu pas ?

— Donnez-moi les titres !

— Donnant donnant…

— Non, jamais ! refusa avec énergie Marguerite.

— C’est bien, grommela le baron. Mais entends-moi bien : jamais, toi, tu ne seras la vicomtesse de Loys !

La jeune fille devint blanche, affreusement blanche. Elle quitta brusquement son siège et se mit à marcher rageusement par la pièce, prononçant des paroles hachées, inintelligibles faisant des gestes de menace, renversant des fauteuils, rageant, rugissant…

— Ho !… si vous me faites manquer ce mariage…

Elle venait de s’arrêter à deux pas de son père, l’œil en flammes, la lèvre tordue, écumeuse, le sein tumultueux, le souffle court.

Elle répéta, la voix rauque :

— Ah ! si je manque ce mariage par votre faute…

— Eh bien ! demanda tranquillement le baron.

Les nerfs tendus de la jeune fille ne purent résister plus longtemps à l’effort, une détente se produisit, elle courba le front et, chancelante, retourna à son siège pour s’y affaisser.

Le baron souriait avec un triomphe diabolique.

— Enfin ! gémit la pauvre fille, qu’exigez-vous au juste ?

— La personne du comte, puisque j’ai un compte à régler avec lui. Ce compte, j’aurais dû le régler pour toujours il y a deux mois, j’ai manqué ma chance. Donc, arrange-toi pour que je puisse m’assurer de la personne de Maubertin d’ici demain, ensuite…

— Ensuite… Ce n’est donc pas suffisant ? demanda Marguerite avec épouvante.

Le baron se mit à ricaner sourdement.

Posément il introduisit une main dans la besace à son dos, en retira le poignard que Jean Vaucourt y avait découvert, le tendit à sa fille en disant avec un cynisme effrayant :

— Prends cette arme, ouvre cette porte, traverse ton boudoir, à droite une autre porte que tu ouvriras et franchiras, c’est une chambre à coucher, et dans cette chambre, sur un lit blanc et rose, sommeille doucement une jeune fille, approche-toi, enfonce dans son sein ce poignard jusqu’au manche en ayant soin de frapper au cœur !

Marguerite bondit.

— Hein ! rugit-elle assassiner la fille du comte… comme ça… froidement et comme si j’étais un monstre altéré de sang ?… Mais vous êtes fou, monsieur ! Vous êtes plus scélérat que j’avais pensé, vous êtes le vrai monstre ! Mais vous êtes infâme… mais vous êtes odieux ! Arrière ! arrière !… Allez-vous-en ! Suis-je donc une meurtrière maintenant ? Suis-je devenue une femme sans cœur, sans entrailles, sans âme…

— Marguerite, interrompit le baron en articulant chaque mot, tu es sans cœur !

La jeune fille poussa un rugissement sourd et se rua contra son père comme pour le frapper d’une arme quelconque ; elle s’arrêta frémissante, les yeux fulminants, l’haleine rauque. Puis elle parut chanceler comme si elle eût été prise soudain d’une sorte de vertige d’horreur.

Le baron, sans cesser de ricaner, ajoutait :

— Non, tu n’as pas de cœur, parce que tu refuses de te venger de ceux-là qui sont la cause de ta déchéance, de ceux-là qui feront la barrière infranchissable entre toi et le vicomte de Loys, de ceux-là qui, demain… non, pas plus tard que demain, te verront palpiter sur le pavé, rugir ta honte, frapper contre la pierre et le meurtrir ce beau front fait pour le diadème d’une reine ! C’est pourquoi Marguerite, je ne te mettrai pas en possession de mes titres de noblesse… bonsoir ! Je me vengerai quand même… sans ton concours, sans ton appui, sans ton aide ! Je me vengerai… et, quand même, toi tu deviendras un objet de dégoût et de mépris ! Bonsoir !

Le baron fit mine de se retirer.

Marguerite bondit de nouveau jusqu’à son père, le saisit par les bras, serra avec frénésie et rugit, haletante :

— Écoutez !… mais vous êtes tout de même un monstre… oui, un monstre… Mais n’importe !… vous aurez le comte…

— Ah ! ah ! fit le baron avec un nouveau triomphe.

— Mais le comte seulement… pas davantage !

— Non… Le baron tendit de nouveau le poignard.

— Prends cette arme, reprit-il froidement.

— Non !

— Tu te rebelles encore ? Prends, te dis-je !

La jeune fille frappa son front avec rage, râla suffoqua, puis, brusquement elle saisit l’arme et cria :

— Soit… ce sera pour me tuer !

— Non, tu ne te tueras pas, Marguerite ! Tu ne te tueras pas, parce que, une fois que je serai parti, quand j’aurai quitté cette maison, tu vas réfléchir, tu vas devenir raisonnable et cette arme, ce n’est pas en ton propre sein que tu renfonceras, mais là où je t’ai dit !

La jeune fille venait de glisser le poignard dans son corsage. Mais elle était terrible à voir : sa beauté était tragique à ce moment, elle ressemblait à une divinité outragée, et l’on eût dit que la colère, la haine, la rage en avaient faite une déesse de la vengeance !

— Ainsi, puisque c’est convenu, quand pourrai-je m’emparer du comte de Maubertin ? demanda le baron.

— Demain soir ? répondit la jeune fille en un souffle indistinct presque.

— Certain ?

— Je ne me dédis jamais !

— C’est bien… bonne nuit, Marguerite ! Demain soir tu signeras à ton contrat de mariage, et dans quinze jours… n’est-ce pas ainsi ?

La jeune fille soupira difficilement, puis des larmes abondantes s’échappèrent de ses paupières. Elle courut se jeter à plat ventre sur le sofa pour continuer d’y gémir et pleurer.

Le baron la contempla quelques secondes. Puis il hocha la tête, reprit sur la table son tricorne, sortit de la pièce et disparut.

Or, Jean Vaucourt avait assisté à toute cette scène sans qu’il eût pu en comprendre le sens. Mais il avait compris que quelque chose de terrible s’était passé entre le père et la fille, il avait aussi compris, aux révoltes de la jeune fille, à ses gestes désespérés, à ses colères, à ses rages, que le baron était une sorte de monstre humain, un tyran, un bourreau qui martyrisait cette enfant ! Et cette enfant, faible, demeurait là sans protecteur ! Elle était prise entre les serres d’un oiseau de proie, elle se débattait vainement, elle pourrait succomber ! Jean Vaucourt frémit… il frémit de colère contre l’homme barbare qui, lui semblait-il, venait de commettre un forfait sans nom ! Un aventurier sans foi ni loi qui, peut-être, venait d’ourdire une trame horrible à laquelle il avait associé, de force, une pauvre fille ! Car le poignard, que Jean Vaucourt avait bien reconnu, avait passé de la main du baron dans celle de Marguerite, et cela était toute la révélation de la trame ourdie ! Mais cela ne serait pas ! Si un crime venait d’être préparé, ce crime, ne s’accomplirait pas ! Non, Jean Vaucourt l’empêcherait !… Aussi, lorsqu’il vit le baron quitter le réfectoire pour s’en aller, le jeune capitaine s’élança vers le porche de la maison pour se trouver sur le passage du baron.

Jean Vaucourt arriva juste au moment où le baron franchissait le seuil de la porte et mettait les pieds sur le porche. Une seconde les deux hommes se virent face à face. Mais cela ne dura qu’une seconde… Soudain, Jean Vaucourt, chancela, porta une main à sa poitrine, se renversa en arrière, gémit, et s’écroula en bas des trois marches de pierre qui montaient au porche et demeura inanimé sur le sable blanc de l’allée.

Le baron était demeuré une seconde si surpris, si étonné, qu’il parut se demander s’il n’était pas l’objet d’un cauchemar !

Il s’élança le moment d’après vers le jeune homme, se pencha, le reconnut, et…

Mais alors de l’intérieur de la maison des appels retentirent, un bruit de portes ouvertes et refermées violemment retentit… Le baron eut peur. Il s’élança dans le parterre et gagna l’arrière de l’enclos qu’un haut mur de pierre fermait le long d’une ruelle. Et, là, dans l’obscurité, le baron demeura caché, guettant et surveillant ce qui allait se passer.

La chute de Jean Vaucourt avait été entendue par Marguerite. Ne sachant au juste ce qui se passait, prise de peur, elle avait appelé ses deux filles de service qui étaient venues de suite à son appel d’une pièce à l’arrière de la maison.

— Vite ! cria la jeune fille avec exaltation, prenez ce candélabre et courez voir ce qui se passe dans le parterre. Vite ! vite !

Mais les deux jeunes filles, épouvantées par l’expression d’angoisse et de peur de leur maîtresse, ne bougèrent pas.

Marguerite rugit, courut à la table, saisit le candélabre et s’élançant vers le vestibule cria :

— Venez suivez-moi !

Tremblantes, les deux servantes obéirent.

Marguerite, d’un pas saccadé, traversa le vestibule dans sa longueur, vit la porte de sortie à demi ouverte, et s’arrêta indécise. Elle écouta. Le silence régnait partout. Enhardie, elle continua sa marche en avant jusqu’à la porte qu’elle ouvrit tout à fait, mais lentement et prudemment. Elle éleva ensuite son candélabre au-dessus de sa tête et laissa flotter la lueur des bougies qui vacillaient sur le parterre en avant d’elle. Alors elle aperçut la forme d’un être humain écrasé dans l’allée.

Quoi ! était-ce son père qui était tombé là ?…

Elle frissonna, une épouvante superstitieuse lui serra le cœur. Tout de même elle sortit sur le porche, ses filles de service n’osant la suivre. Elle descendit lentement les trois marches de pierre, s’arrêta à un pas de l’homme aplati sur le sol, se pencha, puis, avec un cri de surprise indicible, elle se releva. Ses lèvres murmurèrent avec la plus profonde stupéfaction ce nom :

— Jean Vaucourt !…