La besace d’amour/Les deux associés

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Éditions Édouard Garand (p. 62-65).

CHAPITRE IX

LES DEUX ASSOCIÉS


Onze heures sonnaient au cadran du Palais de l’Intendance.

Dans le grand et splendide salon, pleinement éclairé par six lustres à vingt-quatre bougies chacun, l’intendant-royal, seul, se promenait à pas lents, méditatif. Un silence solennel régnait troublé seulement par le pétillement des feux de deux grandes cheminées. Aux murs de ce salon étaient attachés plusieurs tableaux de peintres renommés ; mais l’un, surtout, paraissait attirer les regards de l’intendant chaque fois qu’il passait devant. C’était un portrait, de grandeur naturelle, encadré d’or, et ce portrait représentait une femme. Cette femme était belle d’une beauté presque mystique. Assise sur un fauteuil à médaillon, elle appuyait sa tête dorée et ondulée sur sa main droite, le coude posé sur un bras du fauteuil, et gardait une physionomie un peu rêveuse. Ses grands yeux gris bleu avaient une profondeur mystérieuse, tandis que ses lèvres rouges souriaient avec une sorte de condescendance qui pouvait paraître à l’œil de l’observateur ou ironique ou cruelle… Sa gorge magnifique semblait s’animer au papillotage des bougies de deux bras de lumière placés de chaque côté du cadre, et, parfois, l’on eût pensé que cette chair nacrée, qui avait si souvent frémi sous les baisers fous d’un roi qui aurait pu être grand, frissonnait encore sous la robe de brocart d’argent. Ses pied reposaient, nus, dans deux petites sandales d’or.

Devant ce portrait, presque vivant, Bigot venait de s’arrêter. Il contemplait cette femme avec une admiration qui croissait de moment en moment. Et à mesure que le portrait semblait prendre vie, l’intendant courbait l’échine dans un geste de respectueuse adoration ; car, alors, il lui semblait qu’Antoinette Poisson, cette reine plus reine que l’épouse du roi Louis XV, allait se détacher de son cadre et s’approcher de lui… Et lui, Bigot, non seulement ployait l’échine, mais il ployait les genoux…

Une porte à coulisse glissa silencieusement, une ombre apparut entre deux draperies de perles dont le vif scintillement attira les regards de l’intendant. Il vit un domestique, à demi incliné, dans l’attente.

— Qu’est-ce, Thomas ? demanda l’intendant en retrouvant son attitude accoutumée.

— Monsieur Cadet, le munitionnaire, demande audience, répondit le valet d’une voix onctueuse et très basse.

— Introduisez, Thomas !

Bigot lança un autre regard d’admiration passionnée à la marquise de Pompadour dans son cadre doré, et peut-être un regard de regret, et alla prendre place sur un tête-à-tête devant l’une des cheminées.

Le sieur Cadet parut, aussi richement vêtu que l’intendant sous le manteau de velours brun passementé d’argent, qu’il enleva et tendit au domestique qui l’avait introduit.

— Ah ! mon cher ami, s’écria Bigot, approchez donc ! Et il indiquait un fauteuil près de lui.

Le munitionnaire vint prendre le siège indiqué.

Bigot poursuivit :

— J’attendais monsieur Rigaud qui m’a donné rendez-vous à dix heures.

— Il est onze heures, fit remarquer Cadet.

— Je sais. Aussi, je ne peux comprendre ni m’expliquer ce retard de monsieur Rigaud. J’ai dépêché mon secrétaire au Château.

— Il se peut, dit Cadet, que monsieur Rigaud ne puisse venir.

— En ce cas, je compte qu’il me fera prévenir aussitôt, car je n’entends pas passer la nuit debout, seul ici, à attendre ce monsieur qui… entre nous, ami Cadet… me paraît depuis un certain temps prendre des airs de gouverneur.

— Ne représente-t-il pas son noble frère ? fit Cadet avec ironie.

— Le marquis, entre nous encore, est un brave garçon, suffisamment pâteux pour que nous le puissions pétrir à volonté ; mais ce Rigaud, par Notre-Dame ! avoue-le, Cadet, me semble se donner une importance qui me paraît de mauvais aloi.

— Il serait peut-être, opportun, sourit cruellement Cadet, de lui faire passer son goût de l’importance !

— J’y pense… répondit Bigot, tandis qu’un éclair menaçant sillonnait sa prunelle. Mais venons-en de suite à l’objet de votre visite. Pour que vous veniez me trouver jusqu’ici à cette heure de la nuit, il doit se passer quelque chose d’intéressant ?

— Quelque chose de grave ! répliqua Cadet d’une voix sombre.

— Quoi donc ?

— J’ai surpris ce soir Jean Vaucourt avec Marguerite de Loisel.

— Ho ! ho ! fit Bigot, que m’apprenez-vous là sur le compte de ma filleule ?

— La vérité.

— Est-ce que par hasard l’ancien clerc de notaire se serait mis à roucouler ? demanda narquoisement l’intendant.

— Si ce n’était que cela… Mais je pense qu’il médite quelque projet relatif au comte de Maubertin.

— Alors il saurait ce qu’est devenu le comte ?

— Je le pense.

— Mais alors c’est très grave, en effet ; c’est même dangereux.

— D’autant plus dangereux que je ne suis pas loin de penser qu’il a réussi à se faire une alliée de Marguerite qui nous trahit.

— Ho !… si cela était !…

Bigot fit un geste, comme le geste d’un bourreau qui lève une hache et la rabat vigoureusement sur un col humain.

— Or, pour parer à ce premier danger, reprit Cadet, j’ai usé de discrètes précautions.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai retenu Marguerite que j’ai confiée à la surveillance de mes femmes. Quant à Jean Vaucourt… Ah ! j’oublie de vous instruire d’un fait : Jean Vaucourt et Marguerite sont venus, vers les huit heures, à ma maison.

— Dans quel but ?

— Je n’ai pu le savoir encore. Marguerite est entrée seule. Mais dès son entrée un valet est venu me prévenir qu’un individu avait accompagné la jeune fille jusqu’à ma porte, et que l’individu demeurait caché en dehors de la palissade. Alors j’ai fait saisir l’homme par mes gardes… c’était Jean Vaucourt.

— Qu’en avez-vous fait ? demanda Bigot avec un grand intérêt.

— J’ai d’abord eu l’idée de le faire promptement poignarder sur place. Puis, je me suis ravisé. En attendant que nous décidions de son sort, je l’ai fait jeter dans mes caves.

— Bon, après le père, ce sera le tour du fils ! prononça Bigot avec un accent de haine terrible.

— En effet, ricana Cadet, le bonhomme Vaucourt n’est plus à craindre avec ses jérémiades et ses plaintes contre monsieur l’intendant qu’il accusait sans cesse de l’avoir ruiné.

— L’imbécile ! gronda Bigot.

— Certes, admit Cadet ; mais il reste encore le fils !

— Il mourra ! dit froidement Bigot.

— Et… il restera encore le comte ! fit Cadet avec une haine féroce.

— Il mourra ! dit encore Bigot.

— Et il restera sa fille… il restera Flambard…

— Ils mourront tous ! prononça l’intendant sur un ton sinistre.

— Quand ? demanda Cadet.

— Demain. Oui, demain. Tu donnes, demain soir, cher Cadet, une grande fête…

— À laquelle vous ne manquerez pas de venir, j’imagine ?

— Compte sur moi, j’y serai. Mais j’y veux être, à présent, non seulement pour le plaisir que j’y trouverai, mais aussi pour affaires. Cadet, ajouta Bigot en baissant la voix, il faudra profiler de cette fête pour faire disparaître à tout jamais tous ces êtres qui nous gênent et qui finiront, si nous n’y mettons la main, par nous compromettre dangereusement. Car j’ai reçu des nouvelles de Paris et de Versailles. Il appert que le roi a décidé de rendre sa faveur à Maubertin. Or, tu le sais, le comte est notre pire ennemi, c’est-à-dire qu’il sera le premier à nous dénoncer au roi et à ses ministres, ces imbéciles qui ne peuvent nous laisser mener nos petites affaires en paix.

— Et il restera toujours Lardinet ! fit encore Cadet.

— Voilà un autre imbécile que je regrette de n’avoir pas envoyé en enfer rejoindre son illustre patron Satan.

— Dès le jour où vous lui avez donné l’opportunité de reprendre sa liberté, j’ai compris que c’était une grosse faute.

— Oui, mais il me jurait tant et tant qu’il allait faire disparaître ces Maubertin !

— Il a manqué son coup !

— C’était insensé de mettre le feu à des bâtiments… Si au moins il avait eu l’esprit de guetter ses victimes au cas où elles auraient tenté d’échapper à l’incendie… Et c’est justement ce qui est arrivé.

— Chanceux encore que nous avons été, le comte et sa fille sont tombés aussitôt entre nos mains !

— Mais dites-moi, à propos du comte : vous êtes certain d’avoir agi avec lui de façon qu’il ne puisse soupçonner nos intentions.

— Soyez tranquille. Ce matin encore, le comte demandait à mon médecin, qui exécute mes instructions avec la plus grande intelligence, s’il lui serait permis enfin de faire valoir sa gratitude auprès de monsieur Cadet !

Bigot se mit à rire narquoisement.

— Voyez-vous, reprit Cadet avec un sourire sarcastique, comment nous avons travaillé. Tous les jours le comte bénit mon hospitalité. Il ne cesse de répéter qu’il me doit la vie, qu’il la doit également à monsieur l’intendant-royal, qui ne saurait avoir manqué de recommander à monsieur le munitionnaire d’avoir les plus grands soins et les meilleurs égards pour monsieur le comte de Maubertin. À telle enseigne, mon cher ami, que nous serons bientôt aux yeux de monsieur de Maubertin, je le crains fort, deux divinités venues des cieux pour apporter la paix et le bonheur aux hommes de bonne volonté !

Cette facétie fit rire les deux associés aux larmes.

Puis, l’intendant exhiba une magnifique tabatière en or sertie de pierres précieuses, prit une prise de tabac qu’il aspira avec une véritable volupté. Il offrit ensuite sa tabatière à Cadet, qui s’empressa d’imiter l’exemple de l’intendant.

Puis, ce dernier dit :

— Mon cher, si nous n’avions que ce comte de Maubertin dans les jambes, ce serait peu de choses !

— Il vous reste sur le cœur, n’est-ce pas, ce Jean Vaucourt ?

— Et ce Flambard ?

— N’oubliez pas Lardinet !

— Bah ! fit Bigot avec mépris, je vais voir dès demain à ce que Lardinet reçoive un bon coup de dague au cœur !

— Mais s’il était trop tard…

— Trop tard ! Pourquoi ? demanda Bigot en tressaillant légèrement.

— Parce que je ne vous ai pas encore dit que la fille du comte de Maubertin a disparu de ma maison où elle habitait, comme vous le savez, avec Marguerite.

— Quand est-elle disparue ?

— Ce soir, et je doute fort le baron d’être pour quelque chose dans cette affaire.

— Ne pourrait-elle s’être enfuie d’elle-même ?

— Cela se pourrait. Mais peu après avoir été prévenu de cette disparition j’ai informé Marguerite de la chose. Alors elle a poussé un rugissement, de bête, et elle a jeté une malédiction au baron de Loisel. C’est ce qui…

— Oui, oui, interrompit Bigot dont les sourcils étaient fortement contractés ; ce damné Lardinet complique les affaires.

— Il m’a l’air de mêler nos cartes.

— Il s’agit de voir à ce qu’elles ne soient pas mêlées tout à fait.

— Quel est votre avis ? demanda Cadet.

— Je pense qu’il importe de retracer la fille du comte et Lardinet. Je vous conseille donc de mettre immédiatement des agents en campagne. Il faut en finir cette fois. Si j’ai temporisé jusqu’à ce jour, c’est pour la raison que j’attendais des nouvelles de Versailles avant d’agir. Si j’avais été certain de n’avoir rien à redouter plus tard du comte et de Lardinet, je me serais arrangé de façon à les faire rapatrier en France. Mais, à présent, par les nouvelles que j’ai reçues, il faut que le comte meure, que sa fille meure, que Jean Vaucourt ait le sort de son père, que ce damné Flambard — qui peut-être a été cause de tout le mal — soit jeté au fleuve avec une pierre au cou pour qu’il y séjourne l’éternité durant, il faut que ce Lardinet stupide soit poignardé sur un coin de ruelle, il faut encore…

Bigot s’interrompit brusquement.

Le domestique, qui avait introduit Cadet, reparut précédant un troisième personnage : c’était Deschenaux.

— Eh bien ! s’écria Bigot, que savez-vous ? Monsieur Rigaud viendra-t-il ce soir ?

— Il sera ici dans dix minutes, répondit le secrétaire de l’intendant.

Puis il se tourna vers le domestique, qui semblait attendre des ordres, et lui fit signe de se retirer. Lorsque le valet fut disparu, Deschenaux se rapprocha vivement des deux associés et dit d’une voix basse et tremblante :

— Monsieur l’intendant, si Monsieur Rigaud de Vaudreuil n’est pas venu à l’heure citée pour votre rendez-vous avec lui, c’est parce que…

Il sembla hésiter une seconde.

— Voyons ! dit Bigot avec impatience.

— Parce que, reprit Deschenaux, un visiteur est survenu au Château au moment où monsieur Rigaud s’apprêtait à se rendre ici.

— Un visiteur ? dites-vous.

— Ai-je dit un visiteur ?… C’est deux visiteurs que je voulais dire, monsieur l’intendant.

— Et qui étaient ces visiteurs, monsieur ?

— L’un, murmura Deschenaux, était Flambard !

— Flambard ! répétèrent comme un écho lointain les voix surprises de Bigot et de Cadet.

— Et l’autre, continua Deschenaux, c’était mademoiselle de Maubertin !

Cadet bondit sur son siège.

— Que dites-vous là, ami Deschenaux ?

— Ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles !

— Par l’enfer ! rugit Bigot, voilà bien les complications que je redoutais, ou, tout au moins, que je commençais à redouter. Donc, Cadet, ajouta-t-il sur un ton résolu, il n’est plus d’atermoiements possibles !

Et alors ces trois hommes, si bien faits pour se comprendre, se rapprochèrent, et faces contre faces, les yeux dans les yeux, lèvres à lèvres presque, tinrent un conciliabule mystérieux, mais à voix si basse, que nul n’eût pu saisir à deux pas du groupe. Ce n’était qu’un murmure… qu’un souffle. Puis, Bigot, avec un accent singulier, termina ce colloque par ces paroles prononcées à voix plus haute :

— Mes amis, qu’il soit entendu que, après demain, nous regardions le soleil avec des yeux tranquilles !

Les trois hommes exprimèrent en même temps un sourire effrayant, puis ils s’écartèrent rapidement au moment où un bruit de voix partait du grand vestibule.

— Voilà Rigaud de Vaudreuil, dit Bigot. Deschenaux, ajouta-t-il, demeurez… vous prendrez place à cette table. Quant à vous, Cadet, il importe que Rigaud ne vous voit pas ici, venez.

L’intendant conduisit le munitionnaire à une extrémité du salon, ouvrit une porte, le poussa gentiment tout en lui murmurant à l’oreille :

— Voyez de suite aux préparatifs de notre fête !

Ils échangèrent un coup d’œil d’intelligence, et Cadet s’en alla.

Bigot referma doucement la porte et revint à son secrétaire à l’instant même où un domestique introduisait Rigaud de Vaudreuil accompagné d’un secrétaire.